Esthétique ostéopathique, ou considérations pratiques d’autodéfense contre le capitalisme sorcier.
Le texte qui suit est un texte poétique ou poïétique. Il ne prétend pas faire la lumière sur la danse butō, ni sur la musique électroacoustique. C’est plutôt une promenade, une errance, entre deux pratiques faites de leur histoire et de leur démarche. Une réflexion vue de l’atelier, d’un atelier singulier, fait de son histoire et de ses démarches propres : le mien. Je confis ici le chemin qui m’a permis de retourner à l’atelier avec de nouvelles questions et de nouvelles propositions. Ce texte était disponible en préambule du festival « En chair et en son » et du colloque qui y a été associé. Il est accompagné pour le laboratoire L’Autre musique de la performance Forbidden Colors (Through a body) réalisée avec Sarah Rosheim et Hélène Singer sur l’acousmonium de Motus.
Cette performance et ce texte sont intimement liés. à lire écouter voir ensemble.
« Je vis avec un squelette » pourrait être l’incantation que ne cesse de se répéter le danseur butō. Incantation ? Mais pour quoi et contre quoi ?
La première pièce butō forbidden colors (kinjiki) de Hijikata (d’après le livre de Mishima) est créée en 1959 au VIe festival des jeunes danseurs). S’il est difficile de résumer l’histoire du Japon des années soixante sans faire de raccourcis maladroits et de contresens, nous pouvons cependant évoquer le nœud sensible dans lequel les artistes de cette époque se sont trouvés, tout en assumant le parti pris qu’un tel résumé suppose.
À la fois ouverts à de nouvelles problématiques concernant la nouvelle position économique et le rayonnement culturel du Japon dans le nouveau monde capitaliste qui se dessine dans les sixties et centrés sur des questionnements liés à leur identité culturelle malmenée par l’occupation américaine et les catastrophes nucléaires de la Seconde Guerre mondiale, les artistes japonais des années soixante bénéficient d’une dynamique ambiguë mais féconde. La tutelle américaine qui occupera le Japon jusqu’en 1951 (traité de San Francisco) encouragera l’empire au changement en proposant une nouvelle constitution et des aides financières qui mettront aux Japonais le pied à l’étrier d’un capitalisme global et généralisé. Le Japon des années soixante est un Japon prospère qui connaît un apogée économique et culturel dont la croissance ne se démentira pas, jusque dans les années quatre-vingt-dix.
C’est durant ces années soixante que Tatsumi Hijikita crée une danse qui allait devenir le butō. Il écrivait alors à propos de cette nouvelle pratique :
« Cet usage du corps dénué de toute finalité auquel je donne le nom de “danse”, je le veux être l’ennemi le plus détestable et le plus tabou de notre société productiviste. Si la danse que je pratique a quelque chose en commun dans ses principes avec le crime, la pédérastie, la fête et le rituel, c’est précisément parce que, de la façon la plus ostensible, elle est l’acte même d’une exhibition, par devant ladite société de la productivité, de cette absence de fin. En ce sens, je considère que ma danse – qu’elle trouve son point de départ dans le simple combat avec la nature ou dans une activité propre de l’être humain, crime et pédérastie compris – peut être une forme de protestation contre l’aliénation inhérente au travail dans nos sociétés capitalistes »
Dès lors, il traçait une ligne entre le spectacle du corps qu’il donnait et la critique de la société dans laquelle il évoluait. Une société en plein essor économique mais ne pouvant s’échapper de « l’alternative infernale » du capitalisme, de la « société de la productivité » comme il l’écrit. La danse butō allait s’inspirer à la fois de la tradition japonaise de la danse et du théâtre (Nō, Kakubi…), tout en la revivifiant avec le mouvement pictural d’avant-garde Gutaï et l’art moderne de la vieille Europe (expressionnisme, surréalisme et dadaïsme en particulier) pour proposer des performances dansées qui auraient les qualités d’un anti-art (où l’art est critiqué comme art consumériste) et les vertus d’une dépossession de la société productiviste ou d’une re-possession de l’identité culturelle perdue. Car pour le dire avec Isabelle STENGERS et Philippe PIGNARRE1, le capitalisme est sorcier. Il envoûte, il ensorcelle.
« Marx ne montre-t-il pas la manière dont sont truquées toutes les catégories à vocation consensuelle, depuis celle de l’économie politique jusqu’à celles qu’articulent les nouveaux idéaux démocratiques (droits de l’homme) ?
Ces catégories se présentent comme définissant un monde que l’on pourrait dire “normal”, enfin rationnel et éclairé. Plus de castes s’opposant à l’ascension sociale, chacun sa chance ; plus de transcendance oppressive, chacun ses opinions librement exprimées et diffusées ; plus d’esclavage, plus de valeur que le marché assigne à cette force. Mais ces catégories composent un monde de fiction, un monde d’abstractions qui ensorcellent la pensée et la séparent de ce qui est en train de se passer, et qui n’a aucun rapport avec ce que l’on peut associer à la justice, à la liberté, à l’égalité. »
Cependant le danseur butō, me semble-t-il, va plus loin. Il montre que cet ensorcellement n’est pas seulement un ensorcellement de la pensée, mais une possession du corps. C’est le rythme global dépendant d’une certaine volonté productive — contre laquelle on ne peut soi-disant rien faire — alternant production et loisir événementiel qui possède nos corps de « petites mains » affairées au mépris de notre idiorythmie (notre rythme singulier). Ce sont aussi les postures de nos squelettes qui sont calibrés et formatés par les « modulors » raisonnés par souci d’efficacité productiviste, ingénieusement préparés pour chaque poste que l’on peut occuper. La création du butō peut être comprise comme une tentative de repousser cet envoûtement ̶ c’est l’hypothèse que je formule ̶ une façon de « ressaisir le potentiel de la danse comme imaginaire criminel », pour reprendre les termes de Shibusawa à propos de Tatsumi Hijikita, contre toutes les possessions à l’œuvre dans notre corps.
Pour cette raison, il semblerait que la danse butō puisse être comprise comme une anamnèse. La performance dansée butoïste est le récit par lequel les symptômes de la possession, de l’ensorcellement, sont rendus au sensible. Anti-spectaculaire comme anti-art, la performance butō est une performance qui se déploie dans un pur présent. Le corps ensorcelé fait remonter à la surface des muscles, des nerfs et des expressions faciales la mémoire de l’envoûtement qui prend corps, à nouveau, comme cela arrive. Un présent comme il tombe. Un présent d’affects et de percepts, débarrassé de toutes approches raisonnées et réfléchies (on sent ici l’influence surréaliste), qui témoignent des symptômes et qui cristallisent la possession. Ainsi, le corps du danseur butō est alors le dispositif qui fait du corps une surface sensible recto-verso. « Plus de concept, pas de sujet» dira Min Tanaka, « un seul objet, n’être qu’une surface sensible. » À la surface de l’interface-peau émerge la possession intérieure dans une pure présence d’affects et de percepts. « Je vis avec un squelette » ou « je n’oublie pas que je vis avec un squelette » est la condition pour débarrasser cette anamnèse de tout procédé narratif qui entrainerait le désenvoûtement vers le conceptuel ou symbolique. La condition sine qua non d’une danse les pieds sur terre.
Finalement le danseur butō est ce chanteur de blues « industriel », décrit par Genesis P-Orridge (COUM, Throbbing Gristle, Psychic TV), qui chante à la fois tourne vers l’intériorité de sa condition d’esclave mais qui regarde en même temps la maison victorienne qui contrôle sa vie. Et, s’il paraît plus évident de retrouver dans la musique industrielle des années quatre-vingt cette volonté de se déposséder du capitalisme dans les pratiques sonores et musicales, de se désenvoûter des postures qu’il impose, de s’opposer au formatage utilitariste de la musique au sein de la société marchande productiviste, comme de dénoncer l’économie des produits culturels à laquelle s’associe sournoisement une économie des corps, il semblerait que les balbutiements de la musique acousmatique, décrits dans le journal de Pierre Schaeffer, laissent entrevoir des questionnements identiques.
Déjà on est surpris dans l’écriture du projet de la symphonie pour un homme seul, première grande pièce de musique concrète2, de croiser un homme qui n’est pas sans rappeler le danseur butō. Un homme « fauve, foule et chose […] si on l’ausculte, et c’est ce que l’on n’ose pas révéler, ni faire entendre, car c’est effrayant. Cette exploration est obscure. On y descend avec des treuils, l’écouteur au bout d’un fil, d’un fil à explorer l’homme : l’homme de ses propres cavernes. 3» Un homme qui devait « trouver sa symphonie en lui-même, non pas seulement en concevant abstraitement la musique, mais en étant son propre instrument. Un homme seul possède bien plus que les douze notes de la voix solfiée. Il crie, il siffle, il marche, il frappe du poing, il rit, il gémit. 4» Mais, c’est surtout dans l’ensemble des problématiques que l’avènement de « l’objet sonore » va soulever, qu’on peut lire la révolution des pratiques du sonore et du musical en jeu dans cette découverte et son potentiel subversif. Malgré l’entreprise forcenée de Pierre Schaeffer à vouloir conserver des façons de penser liées à la conception musicale traditionnelle occidentale et de tenter à tout pri de cloisonner l’objet sonore dans un solfège, il va concrétiser les intuitions novatrices de Luigi Russolo décrites dans son manifeste futuriste de 1913, L’arte dei Rumori. En effet l’enregistrement et sa conservation sur disque ou sur bande permettent de prélever :
« Les glouglous d’eau, d’air et de gaz dans les tuyaux métalliques, les borborygmes et les râles des moteurs qui respirent avec une animalité indiscutable, la palpitation des soupapes, le va-et-vient des pistons, les cris stridents des scies mécaniques, les bonds sonores des tramways sur les rails, le claquement des fouets, le clapotement des drapeaux. Nous nous amuserons à orchestrer idéalement les portes à coulisses des magasins, le brouhaha des foules, les tintamarres différents des gares, des forges, des filatures, des imprimeries, des usines électriques et des chemins de fer souterrains. Il ne faut pas oublier les bruits absolument nouveaux de la guerre moderne.5 »
C’est d’abord le disque, puis le magnétophone qui permettent cette attention à ces bruits qui ont « le pouvoir de nous rappeler à la vie6 ».
« On retrouve ainsi le second aspect du magnétophone, qu’on avait d’abord pris pour une machine à faire des sons, à les assembler, à créer des objets nouveaux, voire de nouvelles musiques. C’est aussi, c’est d’abord (pour la recherche) une machine à observer les sons, à les “décontexter”, à redécouvrir les objets traditionnels, à réécouter la musique traditionnelle d’une autre oreille sinon neuve, du moins aussi déconditionnée que possible. 7»
L’objet sonore, c’est-à-dire ce son « décontexté » ou décontextualisé, est un prélèvement, un morceau de réalité sonore passé par le filtre de son enregistrement, d’une part (le dispositif de capture des microphones), et de sa conservation, d’autre part (son écriture sur un support qui peut ensuite être réactivé). En effet, le magnétophone est lui-même un appareil ambigu pris entre l’appareil d’analyse de laboratoire ou la nouvelle lutherie et fait de l’objet sonore un phénomène tout aussi ambigu, pris entre le forage et l’analyse de notre phonotope (les sons qui nous entourent) et la redistribution de ces sons, de ces fragments de mémoire que l’écoute « décontextée » a promus comme sons musicaux.
« Dans le sens de l’entendre, le magnétophone devient un outil à préparer l’oreille, à lui ménager un écran, à lui créer des chocs, à lui lever des masques.Le magnétophone, pas plus d’ailleurs qu’aucun autre appareil acoustique, ne peut dispenser d’un travail de pensée sur l’écoute, mais il en prépare les voies par de nouveaux contextes. »
L’exercice de la composition concrète renverse alors les règles de la composition musicale usuelles et propose une composition faite de morceaux de temps gravés « sur une cire où s’enregistrent tous les sons du monde. 8»
« L’expérience concrète en musique consiste à construire des objets sonores non plus avec le jeu des nombres et les secondes du métronome, mais avec des morceaux de temps arrachés au cosmos 9» ces morceaux de cosmos sont les enregistrements sonores gravés dans le sillon du disque. Des morceaux de mémoires sonores auxquelles P. Schaeffer associe la mémoire de l’auditeur :
« la mémoire joue alors le rôle du sillon fermé : elle retient, elle enregistre, elle répète. Ce fragment doit être considéré pour tout ce qu’il contient : matière et forme. Il peut être répété, imité, composé avec d’autres.10 »
La composition de musique concrète passerait donc par le ré-agencement, pour le dire avec Gilles Deleuze et Félix Guattari, de ces fragments de cosmos. La composition concrète pourrait être pensée comme la re-diagrammatisation, c’est-à-dire la remise en circulation dynamique d’un fragment de mémoire gravée dans la cire, le vinyle, la bande ou la trame de 0 et de 1 de l’ordinateur… Comme l’explique Gilles Deleuze dans Logiques de la sensation le diagramme est comme le modulateur d’un synthétiseur : il ingère, digère et redistribue. L’objet sonore comme diagramme ouvre de « nouvelles possibilités de faits ». Ouvrir des « possibilités de fait ».
« C’est que le diagramme est éminemment instable et fluant, ne cessant de brasser matières et fonctions de façon à constituer des mutations. Finalement, tout diagramme est intersocial, et en devenir. Il ne fonctionnent jamais pour représenter un monde préexistant, il produit un nouveau type de réalité, un nouveau modèle de vérité. Il n’est pas sujet de l’histoire, ni ne surplombe l’histoire. Il fait l’histoire en défaisant les réalités et les significations précédentes, constituant autant de points d’émergence ou de créativité, de conjonctions inattendues, de continuums improbables. Il double l’histoire avec un devenir. 11»
L’objet sonore est comme le squelette présupposé du danseur butō, sont des fabriques de machines de libération. Envisagés comme prélèvements et comme témoignages, ils font du moment de création (la composition musicale ou la performance dansée) un moment de possibles apparitions de nouvelles « lignes de fuite ». Dans la redistribution des signes que propose l’anamnèse du danseur butō, et d’une certaine façon, l’anamnèse du compositeur électroacoustique — ramenant à la mémoire par tête de lecture interposée – il y à lutte. Lutte contre les machines d’assujettissement sémiotiques du pouvoir.
Danse butō et musique acousmatique partageraient alors cette force écopraxique qui consiste, à partir de la pratique, de rendre « habitable » les territoires existentiels auxquels on se confronte, d’ouvrir de nouvelles perspectives, d’ouvrir de nouveaux horizons à cheminer, les pieds sur terre.
Frédéric Mathevet, septembre 2015
1Isabelle STENGERS, Philippe PIGNARRE, La sorcellerie capitaliste: Pratiques de désenvoûtement, La Découverte Poche, juin 2007, 238 p.
2 Créée en 1949 à la RTF. Première en public à l’École normale de musique le 18 mars 1950. Remastérisée en 1966 pour Maurice Béjart.
3Pierre schaeffer, à la recherche d’une musique concrète, Seuil, Paris, 1952, p. 54.
4Ibid., p.55.
5Luigi Russolo, L’art des bruits : manifeste futuriste, 1913.
6Ibid..
7Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux : essai interdisciplines, Seuil, Paris, 1966, P. 33-34
8Pierre Schaeffer, À la recherche d’une musique concrète, Seuil, Paris, 1952, p. 71.
9Ibid., p.75.
10Ibid., p.76.
11 Deleuze, Foucault, Édition de Minuit, 1986 , p. 43.