Rhapsodie sur L’Autre musique : penser les arts sonores aujourd’hui

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Cet article est la reproduction de l’article publié par le CRANE Lab dans les « Cahiers de recherches et actes  » des « Rencontres Acousmatiques 2016 ».

Publication complète ici.

 

« Ce qui m’embête, ce sont les malices de plan, les combinaisons d’effets, tous les calculs de dessous… 1» Flaubert

La structure rhapsodique de la narration est une structure particulière non linéaire où l’action de raconter ne consiste pas à faire mûrir une histoire puis la dénouer selon le modèle organique (naître, vivre, mourir//forme) c’est-à-dire dans une suite d’épisodes logiques. La rhapsodie au contraire consiste à juxtaposer purement et simplement des morceaux itératifs et mobiles : « le continu n’est alors qu’une suite d’apiècements, un tissu baroque de haillons. […] Cette construction déjoue la structure paradigmatique du récit (selon laquelle chaque épisode a son « répondant », quelque part plus loin, qui le compense où le répare) et par là même, esquivant la lecture structuraliste de la narration, constitue un scandale du sens : le roman rhapsodique (sadien) n’a pas de sens, rien ne l’oblige à progresser, mûrir, se terminer. (Barthes, 1974, p. 144) 2» La rhapsodie, pour construire son texte, use de toutes les formes de coutures. Elle met en co-présence par rapprochement, elle use des béances et des trous, elle mute et transforme. Comme toujours notre plasticité prise dans des mouvances contradictoires du ]donner-recevoir-détruire[ l’écriture de notre poïétique est à la fois une rhapsodie, un patchwork et l’action même de parfiler, de dé-tresser.

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« Nous vivons un entracte avec orchestre. » Bernardo Soares (Pessoa, Livre de l’intranquillité)

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La double altération (le double dièse) choisie pour L’Autre musique3 rappelle la notion d’ « intercesseur » de Deleuze. L’intercesseur c’est celui qui intervient en faveur de quelqu’un (« J’écris pour les cochons » dira Antonin Artaud) et celui qui fait opposition.

L’intercesseur est la condition d’une mise en mouvement urgente de la recherche en art et avec l’art.

L’intercesseur est la condition du pas de côté (Gébé).

L’Autre musique, c’est l’autre, l’altérité autant que l’altération (rendre, changer, modifier, détériorer, dénaturer, dégrader).

Cette double altération favorise la recherche de son point de sous-developpement, de son tiers-monde (Deleuze, Guattari).

Produire le discours de la minorité.

Lutter contre les discours prêt-à-porter (colonisateur) sur l’art (rarement avec l’art) et de la recherche.

La double altération de l’Autre musique constitue notre nomadisme. Elle nous force à être dans le mouvement, à penser la forme comme plastique, c’est-à-dire comme un processus de ]donner, recevoir, détruire[, comme des « agrégats sensibles » (sens(ibles)).

Ce qu’on continue à nommer « forme » n’est qu’une cristallisation temporaire. Un précipité labile, mutable et fragile entre tous les objets en présence : les acteurs et le milieu.

« la victime désignée de ce sacrifice [étant] le spectateur : œil plus oreille » (Celant, Notes pour une guérilla)

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« s’insérer sur l’onde préexistente »

« arriver entre »

Deleuze

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« arts sonores » est une catégorie. Comme telle, elle fige, trace une frontière stricte. Elle formate les discours parce qu’elle ne fait qu’écrire des limites.

(Par là même, elle nie l’histoire des métissages entre arts plastiques et musique qui contribue à la richesse de ces pratiques-là).

La catégorie est anti-plastique. Elle ne peut dire justement les forces, les mutations, les formes labiles et temporaires en jeu dans la pratique. Elle n’est pas une question ouverte, elle est une définition stricte.

Personne n’irait remettre en question les classements opérés sur les rayons de la FNAC.

« arts sonores » n’est pas l’expression d’une problématique. Cela n’engage aucun problème donc aucune recherche. Au mieux, une enquête érudite sur des œuvres comme autant de signes de reconnaissance, qui cultive un certain entre soi.

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« acousmatique » est plus problématique.

« acousmatique » comme figure de l’atelier peut engager une pratique.

« acousmatique » désigne toute voix ou tout son que l’on entend sans en saisir l’origine.

Or il n’y a pas réellement d’expérience acousmatique.

L’ « acousmonium », malgré l’obscurité, malgré le retrait de la console et de l’interprète derrière le public, ne cache pas l’origine du son : une panoplie d’enceintes, parfois design. Les enceintes scénarisent l’espace de projection (Bayle) comme elles sont scénarisées. Elles ont une valeur identique, dans l’espace de représentation, au geste de David Tudor lorsqu’il soulève le couvercle du piano et qu’il le baisse lors de son interprétation des 4’33 ».

« Acousmatique » désigne la part « figurale » de la musique électroacoustique. Et, à ce niveau, « acousmatique » n’a de valeur que si l’origine supposée du son réel perçu sortant des enceintes est empreint d’ ambiguïté.

C’est l’ambiguïté de la cause de l’objet sonore entendu qui fait l’intérêt de l’écriture acousmatique. L’auditeur est toujours sur le tranchant de cette cause. Il imagine de multiples gestes et outils sur des corps sonores improbables. Non seulement la musique concrète interroge toujours l’auditeur sur les différentes modalités de production des sons, mais elle le rend sensible aux micro-événements de la production des sons.

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« Cette dame a un piano
Qu’il est bon d’écouter mais ça ne vaut certes pas les fleuves
Ni le calme profond des arbres quand ils remuent.

À quoi bon avoir un piano?
Plutôt avoir des oreilles
Et bien écouter les sons qui naissent. »


Alberto Caeiro (Fernando Pessoa, trad. Patrick Quillier)


« La harpe
Je pose ma harpe sur la table courbe.
Assis là immobile, rempli d’émotions
Pourquoi devrais-je en jouer ?
La brise viendra caresser les cordes. « 


(Po-chou-i) in Éloge de la fadeur (François Jullien)

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« Le son est presque pareil au silence : c’est, à la surface du silence, une bulle qui crève aussitôt, emblème de la force et de la fécondité du courant souterrain. »

Henry David Thoreau, Journal4

On a beaucoup écrit sur la comparaison du son à des bulles, image que Cage s’est tardivement appropriée.

Ce son comparé à une bulle est triplement intéressant pour l’artiste sonore contemporain : il pose la question :

1. de la forme du son, supposé et imaginé ;

2. de sa formalisation, de sa mise-en-forme et de son apparition ;

et 3. de sa matérialité.

Si l’on a beaucoup disserté sur le caractère poétique de cette image, il nous semble qu’elle donne également des données fondamentales sur la représentation contemporaine du son et, par là même, sur l’exercice de la composition du sonore et du musicale aujourd’hui.

Rappelons que la pratique musicale de Cage est synchronique à une crise de la représentation du phénomène sonore où la tradition de l’écriture occidentale se heurte à une nouvelle représentation du son qui ne peut plus être décrite simplement par la note, malgré la complexité et la quantité de dimension du sonore qu’elle recouvre. Le « son-bulle » semble vouloir remplacer le son-note, il change ainsi radicalement l’ontologie du sonore lui-même et redéfinit l’exercice de l’écriture musicale.

L’image pose pleinement le problème du processus de création dans l’atelier de l’artiste sonore. Parce que cette simple image, qui fait du son une bulle qui éclate, qui dans l mouvement de remonter à la surface de quelque chose, pose d’emblée le son :

1. Comme un phénomène ;

2. Comme questionnant son émergence à la surface du silence comme une remise en cause de l’hylémorphisme aristotélicien qui habite toute l’histoire de la création artistique occidentale ;

et 3. (Dans la lignée des deux premières remarques) comme la proposition d’une forme qui au même moment de son arrivée dans le champ perceptible de la surface du silence, engendre sa disparition : son éclatement.

Puis (ce pourrait être un quatrième point) dans ce mouvement d’apparition, la métaphore donne un corps au son lui même. La bulle n’est pas seulement une forme, c’est un précipité physique, une formalisation née d’une rencontre entre deux matériaux hétérogènes : liquide et gaz.

Car c’est toute une physique, une nouvelle physique très éloignée de la physique d’Aristote, faite de mouvements, de flux, de passages, d’écoulements et de disparitions, où les formes ne sont que des prégnances suffisamment fortes pour être remarquées, mais labiles, mutables et temporaires.

Une conception, plus métaphysique qu’il n’y paraît, cosmogonique même, qui induit une nouvelle manière d’envisager la composition musicale et sonore.

Un son-bulle qui force à penser une écriture sensible aux modulations et aux variations.

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Ce que nous désignons par « sémiotique plastique », sémiotique des « variants », des mouvements et des flux, comme des heurts et des rencontres, insiste sur les modalités « expérientielles » d’apparition du phénomène sonore avant toute « métaphorisation » ou figuration de ce qui est entendu.

1. La philosophie transcendantaliste de Thoreau intéresse Cage parce que c’est une philosophie du moment présent. Le son est ici envisagé comme un phénomène perçu au présent. Pas d’arrière monde possible dans cette pure présence. Le son est une expérience à vivre dans le pure présent. Un phénomène qui se présente à nous. Un pur percept.

2. Le phénomène sonore est alors pensé comme un moment dont on fait l’expérience et un processus ou un procès : le son qui éclate à la surface du silence, le son qui passe de l’état bulle à l’état éclaté son (mais, à filer la métaphore, on perd sans doute de la justesse du phénomène…).

Cette phénoménologie remet en cause toute la pensée « atomiste » de la culture occidentale et propose un déplacement de la notion de temps vers celle de moment, et d’une mécanique s’articulant sur des relations de cause à effet vers celle de procès. L’hylémorphisme d’Aristote, à savoir l’idée qui s’inscrit dans une forme, est radicalement questionné par le son-bulle.

S’il y a forme dans cette bulle qui vient éclater à la surface du silence, c’est une forme en perpétuel déplacement qui s’adapte et se répand dans le milieu aqueux qui la voit naître, qui contamine et se contamine… bref, une forme « plastique » au sens C.Malabout qui reçoit autant qu’elle donne jusqu’à son éclatement même : la destruction de toute forme.

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Cependant on aurait tort de croire que les manifestations artistiques ne sont que purement « expérientielles ». J’aimerais aussi croire à ce sacrifice qui « pulvérise, par l’effet de la pure présence toute scolastique conceptuelle .» (Celant, Note pour une guérilla) Mais il serait puérile de penser que nous vivons dans un monde au premier degré.

Le « figural » (la fable) se déploie non seulement dans le précipité formel temporaire de l’œuvre mais dans l’ensemble du dispositif qui lui permet d’apparaître. Les acteurs réseaux, pour le dire avec la sociologie, sont les conditions d’une épiphanie qui peut donner l’apparence d’un pur percept, mais qui ne l’est jamais seulement. L’œuvre (le petit nœud de matière qui se précipite dans un milieu donné, temporaire et labile) est

  1. orientée (par l’artiste) sur un horizon ]percept, affect, concept[ avec tout les « idéologèmes » nécessaires à la constitution d’un ]pour autrui[ (un spectateur-auditeur idéal) ;

  2. saisie à partir de l’horizon [percept, affect, concept] d’un spectateur empirique qui va en déplacer (dans le meilleur des cas) les limites.

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Le sacrifice n’a pas lieu parce que l’œuvre est un pur percept.

Le sacrifice peut avoir lieu si, et seulement si, la figure vient compromettre l’expérience, et que dans le même moment, l’expérience vient compromettre la figure.

Il n’y a pas de négation pure du métaphorique, mais un vacillement, sur le fil, sur le chantier, de son apparition. Une épiphanie assortie de sa négation.

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On l’aura compris, dans la citation de Thoreau , c’est toute une « poïese » aux prises avec la plasticité du son, supposant un changement radical de sa méthode et de sa pensée, que Cage souligne.

Du point de vue sonore, et dans l’optique que Cage lui a donnée, cette phrase est lourde de conséquences dans la tradition du processus compositionnel occidental. Elle remet en question tout ses fondements : sa pratique, son écriture et son solfège, sa réception jusqu’à l’acoustique elle-même.

Dès lors, nous pouvons dire que cette appropriation cagienne de la phrase de Thoreau déplace considérablement (définitivement) les problèmes de la composition du sonore et du musical.

  1. Comment un matériau, désormais fluide et malléable, soumis aux flux, aux transformations et aux métamorphoses, aux prises perpétuelles avec le mouvement, peut-il « émerger » ?

  2. Conséquemment, cette matière semblerait, dans le même moment qu’elle remet en question l’idée même de composition (cum poseo = poser ensemble), poser l’écriture et la réception du sonore et du musical du côté du percept pur, et donc poser l’auditeur ou l’écoutant comme le lieu ultime de sa réalisation (son existence?) ;

  3. Enfin, c’est la circonstance même de l’émergence, l’apparition du sonore et du musical qui semblent être à prendre en compte dans la pratique du sonore et du musicale.

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( Méfions-nous des raccourcis rapides à la mode, notamment du distinguo entre poïese et praxis : l’exercice poïétique, et toute réflexion à son propos, semble taxé de toutes les tares d’un art post-romantique et post-capitaliste dans les milieux esthétiques bien-pensant. L’écriture au cœur de la création elle-même ne serait que la propagande d’un égo (l’artiste) avec un projet et produisant un objet dans la grande tradition de la philosophie capitaliste.

En effet, la subjectivité unique, ou réclamer comme telle, l’intention et la détermination des éléments constitutifs de ce qu’on appelle « œuvre », seraient – et c’est tout à fait légitime de le constater – incompatibles avec la nouvelle matérialité que nous avons commencé à esquisser, labile et mutable. Cependant, on aurait tort d’enfermer le concept de poïese en l’associant à une mécanique classique des matériaux et des pratiques de l’art.

Il est étrange, particulièrement dans le milieu des arts sonores de voir une volonté souvent naïve et quelque fois irritante de ne vouloir rien dire et de laisser les choses se faire. Cependant, l’analyse objective et descriptive des dispositifs proposés laisse souvent apparaître des volontés et des discours plus explicites qu’ils n’y paraissent. Il me semble important, si l’on ne veut pas que la littérature des arts du sonore et du musical s’asphyxient sous des textes formatés où l’on multiplie les exemples (souvent les même) et les citations d’œuvres ou d’artiste dont le nom n’est plus à discuter, assortie de quelques concepts philosophiques simplifiés ou simplificateur, d’écrire la table de travail.

Émettre l’hypothèse d’un changement radicale de la matière sonore, c’est remettre en cause tous les procédés et procédures existants jusqu’ici et qui prévalent dans la pratique du sonore et du musical, c’est aussi changer – en tout cas se risquer – à écrire ce changement, de l’intérieur.

Mais encore, cette poïese qui semble vouloir accoucher du mouvement, du flux, du mutable et du labile, apparaît comme un laboratoire de tous les principes de communications humaines. ( il est vrai que faire l’hypothèse d’une pure praxis et d’un pure percept est très naïf car elle suppose une mise à l’écart de tout un dispositif d’existence de la pratique et de la réception de cette pratique elle même, qui, souvent, correspond à la construction économique d’un « public »))

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Cage a dit qu’il avait mis très longtemps pour composer sa pièce la plus célèbre : ses 4’33 » de silence. Il l’a souvent comparée aux peintures blanches de R. Rauschenberg : des aéroports à poussières sonores, des surfaces de réception.

Cette pièce implique une conception de la composition et de la perception de l’œuvre radicalement nouvelle : des espaces de réception, des espaces réceptacles. Des espaces-temps réceptacles.

Le temps a cessé d’être le temps absolue newtonien. C’est avec Rauschenberg et Cage que le temps prend toute sa profondeur relativiste de la cosmologie moderne.

Ce qui arrive dans le temps devient ce qui advient avec le temps.

Les partitions de Cage et l’ensemble de ses expérimentations – ou de ce qu’on appelle alors musique expérimentale – pose le problème ontologique de l’œuvre.

Comme un espace-temps qui serait surface d’inscription.

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Ce n’est pas seulement la forme écrite des 4’33 » qui est pertinente, c’est l’ensemble du dispositif d’interprétation qui déplace l’écriture compositionnelle contemporaine vers l’écriture d’un méta-instrument.

Puis c’est le « silence » qui laisse apparaître le phonotope environnant. Un ensemble de sons constituant et constitués qui font le fond nécessaire à notre humanité, à l’écopraxie de notre humanité.

Il n’est pas question de révéler seulement la richesse des sons nous environnant, mais de démontrer que notre espace environnant sonore quotidien est notre « grand malampia » de bruit. Notre couverture sonore qui constitue la sphère auto-immune de notre existence.

Par là même, les 4’33 » ont propulsé le phonotope aux questionnements essentiels de l’artiste sonore contemporain.

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Lorsque John Cage fait sienne la phrase de David Thoreau où le son est comparé à des bulles qui viennent éclater à la surface du silence, il promeut le changement ontologique de la notion d’ « œuvre ».

Pour nous, la notion de Flatbed, développée par Léo Steinberg ou le multicadre aéronef sur le blanc nul décrit par Henry van Lier à propos de la bande dessinée, correspondent à la même intuition.

Ces notions décrivent à leur manière une œuvre et un travail artistique qui accueillent le monde sur une surface sensible « nulle », où sonorités, images, matériaux (scénarisés ou non) vont se déployer et s’actualiser dans des formes temporaires. C’est bien d’une nouvelle pensée du « plastique » dont il est question ici. En effet, la plasticité corollaire à ces nouvelles formulations ontologiques est une plasticité décrivant un monde qui n’est plus celui d’un démiurge modèlant et arrangeant des formes, stables et définies, dans un continuum « espace-temps » lisse. Au contraire, cette plasticité semble trouver des résonances dans un réalisme structural ontologique impulsé par la mécanique quantique où la métaphysique des propriétés intrinsèques est remplacée par une métaphysique des relations. Le monde atomiste décrit depuis l’antiquité grecque où la nature est décrite comme une suite de substances individuelles possédant des formes intrinsèques arrangées dans le continuum spatio-temporel se trouve bouleversé, et avec lui toute la « poïese » classique.

Tout d’abord, la plasticité fait de la forme un procès. Notre sémiotique plastique propose une plasticité dynamique en œuvre dans toute « formalisation » sens(ible) (sens et sensible liés), où le procès se fait parce qu’il a des facteurs en corrélation qui s’influencent réciproquement. Il n’y a pas de causes univoques, mais plutôt une morphogénèse dynamique qui n’est pas sans rappeler le procès décrite par François Jullien dans la pensée chinoise ( ou l’action aoristique de Paul Klee qui déploie la surface picturale à partir de l’œuf gris central de la toile, ou le diagramme Deleuzien emprunté à Francis Bacon ).

Au contraire d’Aristote qui pouvait écrire que « ce qui engendre est ce qui possède la forme » (Aristote, Physique, 257b), François Jullien explique que « la Chine n’a jamais conçu un pouvoir déterminant la forme, celle-ci n’est que la manifestation sensible de l’actualisation en cours 5». Autrement dit, la forme, dans la perspective d’une morphogénèse dynamique, n’est que l’actualisation temporaire d’un mouvement de la plasticité, un mouvement de ] donner_recevoir_détruire [ qui s’instaure entre des facteurs en corrélation (auteur/ ]pour-autrui[/ matière et matériaux convoqués/le milieu circonstanciel). Cette actualisation temporaire de la forme est l’œuvre que nous avons pris l’habitude de noter « œ » pour désigner le nœud qu’elle constitue, le précipité, au sens chimique du terme, des corrélations.

Puis ce précipité sens(ible) dans sa formation déploie un espace-temps singulier. Encore une fois, cette espace-temps est à l’image de la plasticité : dynamique. C’est ici – pour nous qui voulons retourner à l’atelier – que nous devons proposer de nouveaux concepts capables de décrire ces œuvres, ces nœuds.

Par rapport à une sémiotique classique, notre sémiotique plastique décrit des mouvements et des relations. Là où une sémiotique structurale proposerait des approches par succession de couches et une étude des « invariants » nous ne pouvons que proposer des modélisations qui mêlent plusieurs niveaux – des intrications – et qui décrivent des actions. Les « conductions », que nous avions développées dans nos manuels d’arts plastiques6, vont nous permettre de penser les intrications et les mouvements qui s’intriguent dans le complexe ]percept_affect_concept[ du sens(ible) de l’œuvre. Elles décrivent à la fois de manière objective les rencontres (matériaux, corps, milieu) sans éluder le subjectif du perçu, du ressenti et du compris (comment le sens se répand des coutures).

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Penser les arts sonores aujourd’hui, c’est penser les variants.

Envisager les formes produites sur un horizon ]percept-affect-concept[ qui ne rejoue pas les dichotomie classique entre le sensible et la raison mais mentalisant les propositions artistiques comme sens(ible).

L’ « expérientiel » de l’œuvre et le « figural » de l’œuvre se jouent dans un dispositif d’apparition plus complexe qu’un émetteur et un récepteur : le milieu, la circonstance, qui voit naître le précipité labile et temporaire de l’œuvre est à égale importance avec tous les autres facteurs en co-relation.

Lisbonne, Juillet 2016

1Gustave Flaubert, « lettres à Louise Collet », 26 juin 1853, Préface à la vie d’écrivain, ou extrait de la correspondance, présentation et choix par Geneviève Bollème, Paris, seuil, collection « le don des langues », 1963 , p.129.

2BARTHES, Roland, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Éditions du Seuil, 1971, p.144.

4 Henry David Thoreau, Journal(1837-1852) extraits choisis et présentés par Allen S. Weiss d’après la traduction de R. Michaud et S. David, Mercure de France (1930, 2002), p. 22.

5JULLIEN, François, Du « temps » : éléments d’une philosophie du vivre, Le collège de philosophie, éditions Grasset et Fasquelle, 2001, p. 79-80.

6MATHEVET, Frédéric, Faire la peau…la musique au risque de la plasticité : manuels d’arts plastiques 1 et 2, Allemagne : éditions universitaires européennes,, 2010, 257 p..

12. septembre 2016 par Mathevet Frédéric
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