Pour des usages problématiques, processuels et performatifs du dispositif acousmatique

Cet article est la reproduction de l’article publié par le CRANE Lab dans les « Cahiers de recherches et actes » des « Rencontres Acousmatiques 2016 ».

Publication complète ici.

 

Hic et Nunc

Des grillons et des cigales chantent. Parfois s’arrêtent, reprennent. Les sons viennent de partout, mais pas toujours des mêmes endroits. Des mouches volent, par moments. Je les entends dans une oreille puis dans l’autre, les sons changent de fréquence et d’amplitude. En bas, plus loin, des gens parlent. À moins que ce ne soit la télé. Plus haut, sur la colline, une tourterelle roucoule. Le son de la télé vient de la maison du dessus. Tout à l’heure, des corbeaux croassaient dans le bosquet. Plus maintenant. À côté, des bruits de nettoyage d’un aspirateur à cendres : jet d’eau dans des tuyaux, sur le filtre (changement de tonalité), dans un réservoir en métal ; coups de chiffon frottants, chuintants. Subrepticement, une courte phrase mélodique très aigüe, le cri d’un oiseau indéfini. Bruits de pas dans les hautes herbes sèches, claquements de tongs sur les plantes des pieds. Par devant, vers les maisons, un chien aboie et d’autres lui répondent. C’est vite fini (il fait chaud). Des voitures passent sur la route en contrebas, une autre se rapproche sur le chemin. Aujourd’hui, les jeunes ados n’ont pas mis la musique à fond. J’entends le bruissement des feuilles agitées par le vent. Un avion passe dans le ciel. Pas moyen de faire un enregistrement subtil et délicat.

Avez-vous déjà vécu ça ?

J’avais encore le cœur qui battait quand, miraculeusement, j’ai fini d’escalader la pente raide et caillouteuse et me suis hissé sur la surface plate de la mesa. J’ai cherché un endroit où m’asseoir et ai rapidement trouvé un petit étang habité par de nombreux oiseaux et batraciens. Ça chantait, ça criait, il y en avait partout, ils se répondaient. Hébété et haletant, il me semblait distinguer, indépendamment ou conjointement, toutes les couches sonores s’interpénétrant et se tissant. Ça changeait tout le temps et c’était toujours la même chose. Rien n’aurait pu être plus beau, rien n’aurait pu sonner mieux. C’était ce qui se passait, là, à ce moment-là.

Avez-vous déjà vécu ça ?

Un jour normal, une fin de journée normale, sur le chemin habituel en rentrant chez moi, dernière ligne droite, je n’avais pas l’impression d’être dans un état particulier, je marchais à mon allure normale et j’ai senti que tous les sons étaient à leur place : les rumeurs de la ville, les bruits de circulation, les bribes de discussion entendues au loin ou attrapées au vol, la voiture ou la moto qui passe, dans cette rue ou plus loin, les pas et les mots des gens qu’on croise, les cris des enfants qui jouent sur la place au bout de la rue, les clients du bar qui discutent en terrasse, les bruits étouffés venant de la cave où le batteur s’exerce, les frottements des vêtements, les miens et ceux des autres.

Vous êtes-vous déjà dit que tout cela était parfait ? Que les paysages sonores que nous habitons, en ville ou à la campagne, à l’extérieur ou à l’intérieur, sont extrêmement variés, magnifiquement complexes, étonnamment changeants, superbement composés et orchestrés, en sonorités, en figures temporelles, en répartitions spatiales ? Et que cette richesse existe simplement parce que c’est comme ça, les choses sont comme ça, la situation est telle qu’elle est, un extraordinaire concours de circonstances, et ce jour-là, à cet instant précis, il semble évident que rien ne pourrait être plus adéquat que le contexte sonore dans lequel vous vous trouvez.

 

D’où je parle

Je n’ai aucune affinité avec la musique acousmatique spatialisée.

Ce n’est qu’un point de vue personnel qui n’a, en soi, aucune importance, mais je préfère l’exprimer afin que vous compreniez où je me situe et comment cela influence les propositions que j’expose par la suite.

Mon expérience quotidienne et mes lectures, peut-être mal digérées, de textes de John Cage, me font penser que la musique est une terrible restriction dans l’univers des sons et que, de surcroit, elle est désagréablement autoritaire. Je ne comprends pas pourquoi la musique sert si souvent de référence à la création sonore, alors que les sons qui nous entourent sont tellement plus variés et se développent de tant de manières différentes. Pourquoi s’encombrer d’une tradition musicale élaborée par et pour des compositeurs, des instrumentistes, des instruments de musique, des notes, des rythmes, un début, des mouvements et une fin ? Bon, pourquoi pas ? Ça touche beaucoup de monde, ça fait ressentir des émotions, du plaisir, ça fait rêver, partir ailleurs. Et il y a d’innombrables autres qualités. Mais on doit aussi pouvoir faire autre chose.

Le principe acousmatique me semble aussi très étrange. Pourquoi vouloir couper le son de sa source ? Serait-il plus beau et plus intéressant parce que non-anecdotique ? Certes, on n’est plus encombré par la connaissance de son origine et les associations d’idées qui en découlent. On peut alors en faire ce qu’on veut. Le créateur ne peut-il pas imposer sa marque ? Je peux comprendre la démarche pour un son de synthèse (doit-on vraiment savoir quel labeur a été nécessaire à sa fabrication ?), mais pourquoi tronquer et transformer un son enregistré ? Peut-être ne pouvait-on pas créer le même son avec des instruments, peut-être cela aurait-il été plus long et plus difficile, peut-être aime-t-on transformer un bruit en musique, le décontextualiser, l’universaliser, l’idéaliser. Et pourquoi pas ? Mais peut-on éviter qu’un son n’évoque sa cause, ou du moins son contexte d’apparition ? Ou que, si l’auditeur ne peut les distinguer, qu’il invente l’origine ou la référence qui lui plaît ? Peut-on être sûr que le « voile de Pythagore », qui cache l’origine des sons, permet de focaliser l’attention de l’auditeur sur le « propos » du musicien ? La musique est-elle un langage ? Dit-elle quelque chose ? De clair et d’explicite ? D’intelligible ? Et comprend-on mieux à distance, hors d’un contexte d’émission par ailleurs nié ou minoré ? Peut-être tout cela n’est-il qu’une affaire de goût et de partis pris. Peut-être aussi cela découle-t-il du travail des musiciens ou des créateurs sonores, de l’application qu’ils mettent à choisir des sons pour leur musique. Dans ce cas, le contexte de prise de son, le complexe sonore et tout ce qu’il produit, les sons parasites et les liens entre les sons, la configuration spatiale et temporelle, le matériel d’enregistrement et la personne qui le manipule : tout cela est minoré, voire ignoré. Mais on doit pouvoir faire autre chose.

Pourquoi a-t-on envie de spatialiser le son ? Pour s’inspirer de la complexité de notre paysage sonore quotidien ? Pour enrichir les possibilités et le contrôle de la musique (Stockhausen) ? Pour multiplier les interactions (Cage) ? Il y a tant de choses à faire… Mais les espaces sonores fabriqués sont si simples par rapport à ceux que nous traversons tous les jours ! Et pourquoi utiliser un acousmonium ? Pourquoi recréer une quasi situation de concert, mais avec des haut-parleurs ? Est-ce pour remplacer les musiciens dont on n’a plus besoin ? Pour ajouter une dimension spectaculaire ? Pour qu’un concert de musique acousmatique soit irréductiblement différent d’une écoute ménagère ? Parce qu’alors on peut interpréter et réinterpréter des musiques sur bande, fixées, pour faire revivre des morceaux enregistrés, voire pour s’opposer à la volonté de toute puissance de l’auteur-compositeur-exécutant ? L’acousmonium n’est-il pas souvent une sorte de méta-outil qui diffuse, et parfois transforme (ce que les compositeurs apprécient, ou pas) un morceau préexistant ? N’est-il pas souvent dissocié de la création sonore ? Mais on doit pouvoir faire autre chose.

En fait, quelles que soient les significations des mots « musique », « acousmatique » et « acousmonium », quels que soient les traditions et usages conventionnels associés, et si on le souhaite, on peut faire autre chose. Il n’y a pas de jugement de valeur. Cet autre chose ne sera ni mieux ni moins bien parce que c’est autre chose. Ce sera simplement différent.

 

Opérer avec le dispositif

Je vais prendre les choses à l’envers, laisser de côté musique et acousmatique, oublier l’œuvre, même, et m’intéresser au contexte de diffusion. Un acousmonium. C’est-à-dire un ensemble de haut-parleurs, au moins vingt, disons, parfois beaucoup plus. Des haut-parleurs de bonne qualité, inabordables pour la plupart des musiciens, faute d’argent pour les acheter, de lieu pour les stocker ou les installer, de moyens pour les déplacer. Et il faut aussi les câbler à une console, et les contrôler avec une carte son. Autrement dit, tout le monde n’a pas en permanence la possibilité d’utiliser un acousmonium, ni pour diffuser, ni, a fortiori, pour élaborer ses œuvres. C’est pourquoi il faut saisir l’opportunité lorsqu’elle se présente.

Il s’agit là d’une tactique largement répandue chez les artistes pour qui la création est une pratique ordinaire, comme le relevait le sociologue de l’art Howard Becker : on fait avec ce qu’on a, avec les moyens de production et de diffusion disponibles ou, au moins, accessibles. On peut certes composer un opéra pour mille musiciens, comme le fit Charles Ives, mais on sait qu’il a très peu de chances d’être joué un jour… Ces contraintes matérielles et contextuelles font qu’il est souvent plus simple de travailler avec ce qui est déjà là (comme le fait le bricoleur décrit par Claude Levi-Strauss), de voir ce qu’on peut faire avec et si, éventuellement, il y a matière à perruque (appropriation et détournement de l’outil de travail). La question est alors : Peut-on opérer le dispositif, peut-il être support de créations ? Je vais proposer ici une manière de faire, inspirée de ma pratique. Bien sûr, ce n’est qu’une possibilité parmi d’autres.

Disons : il s’agit de faire œuvre avec des matériaux sonores, pour un dispositif acousmatique. Choisissons un parti pris : cette œuvre est un travail de recherche, un processus qui prend forme pour des auditeurs/spectateurs. Considérons la spatialisation du son comme une qualité inhérente et indispensable à la compréhension, à l’appréciation, à la réalisation même de l’œuvre : celle-ci n’existe pas en dehors du dispositif de l’acousmonium. Ce n’est pas une spatialisation d’une œuvre fixée en stéréo ; elle est conçue pour une multidiffusion avec des enceintes dédiées à telle ou telle piste. C’est un questionnement sur un espace sonore et sur les caractéristiques physiques des enceintes (puissance, dynamique, spectre de réponse, netteté, etc.). L’objectif n’est pas de reconstituer un espace sonore dans un laboratoire (cet espace est plus riche et plus complexe dans son contexte d’apparition), mais d’en étudier les qualités et d’en exploiter certaines dans une œuvre, tout en tirant parti des techniques de réalisation. Pour être plus clair et précis, je vais décrire une œuvre, 4 bruits de fond, 8 interprètes, 10 minutes, que j’ai créée selon cette démarche (mais avant que je ne la formule en tant que telle).

La première étape peut être qualifiée de performance collective. Dans la salle de cours où j’enseignais (je suis professeur d’arts plastiques dans l’école nationale d’architecture Paris Val-de-Seine), j’ai dégagé un espace rectangulaire aux coins duquel j’ai placé 4 enceintes (de monitoring, de qualité moyenne), reliées à mon ordinateur par une carte son externe. J’ai joué un morceau quadriphonique de dix minutes, composé de quatre pistes distinctes, chacune avec un bruit de fond différent (un buzz médium aigu, le son chaotique d’un radiateur à eau mal réglé, un enregistrement de pluie, un autre de bruits de pas dans un couloir du métro parisien). Les sons ont été montés ensemble pour durer exactement dix minutes, et pour commencer et finir ensemble. Il n’y a pas de progression particulière, pas d’intention de montage affirmée. Ce sont des nappes de sons anodins, sans relief marqué. Chacune des quatre enceintes diffusait donc un de ces sons.

Les étudiants (de deuxième année : Alexandre Ake, Alexia Bolzoni, Louise Castelli, Ludivine Foucher, Sullivan Josso, Cindy Lim, Marie Prel, Perrine Vemclefs) étaient munis d’enregistreurs, deux Zoom H5 (avec leur casque) et l’application ad hoc de leur smartphone (sans écoute de contrôle). La consigne était simple : ils devaient enregistrer en continu dans le rectangle sonore, en se plaçant où ils voulaient, en restant immobiles ou en se déplaçant. Ils ont occupé l’espace, allant d’une enceinte à l’autre, parfois restant indécis quant à ce qu’ils voulaient enregistrer, parfois ne parvenant pas à se rapprocher assez de la source sonore qui les intéressait, car d’autres étudiants l’entouraient déjà. J’ai ensuite récupéré leur enregistrement et les ai tous montés sur un fichier huit pistes qui a été diffusé sur un acousmonium, chaque piste n’étant jouée que par une enceinte. Les auditeurs étaient invités à se placer où ils le souhaitaient dans l’espace de diffusion, à écouter le mix sonore des huit pistes là où ils se trouvaient, ou seulement le son diffusé par un haut-parleur, ou à se déplacer.

L’effet produit était étrange. Ça ne ressemblait pas à de la musique. On avait l’impression d’être dans une masse sonore peu définie, en équilibre instable, continuellement en légère mutation, occupant tout l’espace mais plus ou moins dense à certains endroits, sans mouvements sonores clairs et reconnaissables. L’œuvre était-elle réussie ? Je ne saurais le dire. Mais l’expérimentation m’a semblé intéressante.

Je n’ai pas composé la spatialisation. Je n’ai pas décidé des positions, des mouvements ou des trajectoires sonores. Je n’ai pas pris cette responsabilité. Mais j’ai développé une démarche pour que d’autres le fassent à ma place, et que l’action des interprètes (comment ils ont enregistré les sons, où ils se sont placés, la trajectoire qu’ils ont suivie) soient captée par leur enregistrement, projetée dans et par une enceinte, en diffusant sa trace sonore. Chaque enceinte est comme incarnée dans et par le son, relayant la spécificité de l’interprète, son matériel d’enregistrement, et amplifiant son originalité par ses qualités de diffusion spécifiques.

L’acousmonium a été ici un outil de transposition d’une performance dans un espace sonore, transformant un rapport hiérarchique (professeur/élèves), des pratiques (d’étudiants, de preneurs de sons), des modes d’occupation de l’espace (ils marchaient dans un espace restreint), en une diffusion sonore spatialisée. Plutôt qu’à une approche musicale, la démarche s’apparente à une forme de simulation, par laquelle on décale un phénomène dans un univers différent (c’est pour cette raison qu’on produit des images en 3D, pour préfigurer des bâtiments plus facilement qu’avec le jeu de plans, coupes et élévations). Mais c’est une simulation déviante, dont la valeur heuristique est pauvre (bien malin qui pourra reconstituer la performance à partir du son diffusé dans l’acousmonium), mais qui fournit de nouveaux modèles pour une pratique sonore avec un orchestre de haut-parleurs.

Et bien d’autres créations sonores spatialisées sont possibles.

22. septembre 2016 par celio
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