S’IL ARRIVE (CE QUI ARRIVE)
extrait
(EXTRAIT)

La vie courante fait partie d’un cycle intitulé S’il arrive (ce qui arrive), écrit par Dominique Balaÿ et qui a fait l’objet de diverses mises en jeu (lectures, montages sonores, festivals) et publications (recueil, revues).
Ce texte s’efforce de traduire/produire un phénomène de concentration où le rapport au monde finit par se jouer autour de simples perceptions sonores :

“mais rien n’alterne avec une pensée, des bruits seuls”.

#9

La vie courante

 

 

Écrire sous la pression du monde. Écrire, une pression vient de sauter.

 

 

Au dehors le sentier bordé de graviers - quand elle entend le crissement du gravier elle se réveille, elle sait qu'elle est en train de dévier, elle redresse sa direction. Les bandes blanches, les bandes rugueuse (qui l’ont sauvée deux fois l'année dernière en voiture). Après une vingtaine de minutes de sommeil profond, la main finit toujours par lâcher prise. L'objet, l'ustensile éclabousse alors le plateau qui a été placé sous la main.

 

La couleur instable, le pli qui ne convient pas, la main en désordre, la clé qui se tord. Ce matin, elle se réveille, inondée. Une voix dans les bruits d'évacuation, et elle collée à la tuyauterie. Une voix sans attaque, une voix sans résonance, une voix méconnaissable.

 

 

Ordet (le verbe) – passant devant l'affiche de ce film qu’elle se promet depuis des années, elle note les horaires de séance. Montée à la Croix Rousse. Incrustée dans les escaliers, une fontaine reproduit un effet de cascade. Le bruit de l'eau tout proche, et le bras de fleuve scintillant au loin. Assise sur les marches, je suppose qu'elle s'est délibérément placée dans ce paysage. Je m'installe à coté d’elle, dans la distorsion (je ne regrette pas d'avoir raté Ordet, le cinéma).

 

 

Elle met deux oranges dans le lit. Si elles roulent et tombent pendant la nuit, elle ne les mangera pas, si elles restent (le glaive entre nous !), elles feront seule nourriture de la journée de demain.

Débraillée, les cheveux taillés courts - d'une table à l'autre, elle glisse, va jusqu'à battre un rythme. Elle appuie le haut du corps sur la vitre bombée, se met à manipuler le bouton sélecteur. Et elle reste là, sous l'emprise du bruit des ressorts. Comme si tout à l'heure, s'entendant répéter non et non et non, elle n'avait voulu écouter qu'un bruit – mendiant non de l'argent mais ce bruit.

 

 

Elle se réveille avant la sonnerie du téléphone programmée hier soir. Elle s’habille, et se remet au lit en attendant cette sonnerie devenue inutile

(toute chose qu'il faut attendre à son heure pour s'en débarrasser).

 

 

 

La matinée à essayer de faire tenir sur la tranche le moule d'une main - sans y parvenir (objet qui a probablement été laissé là par un précédent locataire).

 

 

Mains articulant - désarticulant une bague à anneaux multiples. Infusion d’un bol de thé – la main fait tournoyer le sachet au dessus du bol, des gouttelettes giclent sur la nappe. Mains crispée sur le fermoir d'une montre.

 

 

Ce contact avec le drap, son mauvais tissu – tissu de déménagement piquant, irritant. L'oisillon mort qu’elle a ramassé et gardé dans sa poche une bonne partie de la journée. Une pensée qui ne prend pas de temps. Une pensée qui n'a pas lieu d'être. Une pensée sans contenu. Une pensée qui n'est que dans le croisement. Mais rien n'alterne avec une pensée – des bruits seuls (alors qu’elle surprend la lime de sa voix).

 

 

Bruits de fer, frappe sèche – déploiement de métal. Bruits de l'engin qui pivote sur lui même - bras enclenché fouillant la terre. Ou, de l'autre coté de la cloison, tous ces bruits de choses heurtées, renversées – les bruits d'une lutte sauvage, elle découvre alors son voisin – c'est un aveugle depuis toujours.

 

 

Ou – bruits de ceux qui se disputent une chose, bruits s'amplifiant car dans la dispute la chose est maltraitée, entamée. Affrontements bientôt, affrontements directs – les plus violents, ayant perdus la chose.

 

 

Ou, c'est une fête en plein air, elle arrive sur les lieux. Multiples accès se découvrant en même temps, une fête dans un grésillement d'accès.

Et elle sait déjà qu'elle n'arrivera pas au cœur de cette fête. Bruits de pieds – claquements, bruits d'une danse qui est sans technique. Bruits de bête, encore – un jet dans l'anfractuosité, la bête qui se nourrit de son propre bruit. Rongements, bruits d'incision, bruits de fuite rapide sur un sol plastique. Multiples sources, sources mobiles – qui se chassent l'une l'autre.

 

 

Détonations lointaines, un chien répond. Ces détonations et ce chien qui répond forment un bloc. Un silence simultané,

filant entre les deux, fait éclater ce bloc.