VIBRATION ET IMMERSION
hors-norme
ESPACES MEMBRANES, ESPACES HORS-CHAMPS

Cet article témoigne d'une fascination pour la capacité du corps à s'inscrire dans un monde en mouvement et retrace un processus artistique construit sur cette fascination. Par l'analyse, plastique et poïétique, de installation sonore interactive eNtre, se dessine une approche singulière de la notion de bruit, en articulation à une vision renouvelée de la notion de cinéplastique, pour traduire une vision du monde. Bruit-trame – ce qui perdure –, bruit-événement – ce qui perturbe –, se tissent pour former la perception de la durée. Un dispositif sonore émerge de cette conception : un sol sonore, plancher qui résonne par le biais de transducteurs. De-là, de nouveaux territoires sonores apparaissent, entre immersion et vibration, et ouvrent la voie à de nouvelles perceptions qui font l'objet d'une exploration dans la création Hors-champs.

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Mes travaux de recherche et de création plastiques sont fondés sur une fascination pour les interactions entre le corps et son environnement. L'œuvre plastique, et plus largement l'objet perçu, y sont appréhendés comme le produit de jeux de relations inscrits dans le temps et dans l'espace. C'est une conception d'un monde en mouvement, que l'on pourra qualifier de cinéplastique.

Si le monde est saisi par cette approche non figée, c'est en cela que le corps, qu'il soit corps de l'artiste, corps du spectateur, ou simplement corps humain vivant dans un environnement donné, est considéré dans sa corporéité. Cela implique, en étant proche des théories de Berthoz (1997), un corps pensé dans son caractère multisensoriel et kinésthésique, pris dans un complexe de relations. Par l'analyse de deux productions plastiques personnelles, Hors-champs et eNtre, nous verrons comment le son, par essence cinéplastique, puisqu'il conjugue des problématiques d'espace et de temps, permet de faire l'expérience plastique d'une corporéité renouvelée. Une notion de bruit sera spécifiquement élaborée pour analyser cette expérience dans des volets poïétique (processus de création) et esthétique (expérience spectatorielle).

Le propos sera développé selon deux axes problématiques. Dans un premier axe, l'analyse portera sur l'installation interactive eNtre comme zone de recherche sur les relations kinesthésiques et cinéplastiques dans la perception du temps et de l'espace. Cette analyse portera tout particulièrement sur la mise en œuvre d'un plancher sonore propre à cette production plastique. Comment l'installation interactive permet-elle d'explorer les capacités du corps dans son caractère multisensoriel et kinesthésique ?

Un second axe permettra d'établir une analyse poïétique du processus de création de l'œuvre Hors-champs, en s'appuyant sur la notion de cinéplastie. Nous verrons comment l’expérience du sol sonore a permis d’ouvrir une nouvelle voix d’expérimentation, orientée dans une exploration des sonorités urbaines. Une approche poïétique de la cinéplastie permettra d'aborder une conception singulière des espaces plastiques sonores mis en œuvre dans l'installation Hors-champs comme de véritables visions sonores.

 

Ma pratique artistique est basée sur une appréhension du monde au travers des relations qui s'y tissent, ce qui renvoie à une pensée complexe. Le philosophe Edgar Morin (1999, p. 46) nomme « complexité logique » cette façon de considérer chaque élément donné à la perception, et donc à la conscience, en fonction de l'ensemble des interactions auxquelles cet élément est rattaché. En termes de création, cela oriente les intentions plastiques au niveau spatial et temporel. En effet, le postulat principal de ma démarche est qu'il devient impossible, dès que l'on touche à une pensée complexe, de considérer un élément sans prendre en compte son contexte, qu'il soit présent (environnement) ou passé (ramené au présent). C'est pourquoi je développe une pratique de l'installation au sein de laquelle j'explore ces relations. Le travail d'installation eNtre est une mise en œuvre concrète de cette approche. Les soubassements théoriques se répercutent sur le plan plastique, ces deux volets se co-construisent et co-évoluent.

Le parti pris plastique se fonde ici sur une approche scénographique de l'installation. Cette approche permet, en tant que pratique d'organisation, de structurer l'espace dans l'articulation des éléments qui en constituent l'ensemble. J'envisage avant tout l'installation plastique, au-delà du sens qu'elle peut porter, comme un complexe d'interactions rationalisées. Cela renvoie à la notion d'espace plastique chez Guérin (2008, p. 8), comprise ici comme une appréhension de l'ensemble des éléments portés à la perception dans le saisissement d'une œuvre. Dans cette visée, l’installation eNtre s'inscrit in situ dans un environnement et permet d'en maîtriser les dimensions structurelles, lumineuses et sonores. Elle est pensée comme un objet-interface interactif qui révèle, transforme et redéfinit les liens entre corps et espace. L'installation est constituée d'un mobile, déployé sur environ 5 mètres de circonférence, suspendu au dessus d'un plancher praticable sonore de 4 x 4m, et d'un dispositif lumineux (fig. 1). Elle est conçue pour accueillir des corps dont la présence impacte l'ensemble de l'espace plastique. Parce qu'il évolue, cet espace redéfinit à son tour le champ d'action des corps.

 

 

Fig. 1. eNtre,
photographies réalisées lors de deux résidences de création ;
Fées d’Hiver (Embrun, 01) septembre 2012, Dojo (Axat, 11) juillet 2015.

 

L'élément central de l'installation est le mobile. Il a pour rôle de matérialiser les énergies et les forces concrètes en présence. Les feuilles en suspension révèlent la force de la gravité par leurs formes ployées. Par leur blancheur, elles constituent un parfait réceptacle des jeux de lumière ambiants. Le moindre mouvement d'air capté par la légèreté des feuilles se répercute ostensiblement dans l'ensemble de la structure mobile. Par leur taille et forme spécifique, les suspensions en mouvement restructurent l'espace occupé par le spectateur.

La dimension sonore est une part majeure de ce travail, que ce soit au niveau de la captation en temps réel ou du dispositif de diffusion, le plancher sonore, conçu spécifiquement. Du frôlement à l’entrechoquement, la vibration sonore naturelle de la structure mobile est captée par des microphones de contact (piézo-électriques) puis traitée et envoyée en signal de sortie sur le plancher sonore. Ce type de microphone permet d’obtenir une captation fine des sons produits par la structure en mouvement sans capter le son atmosphérique. Le signal sonore en entrée est par ailleurs récupéré comme une variable numérique proportionnelle à l'intensité de ces mouvements. Cette variable est répercutée à différents niveaux sur un ensemble d'événements interactifs principalement sonores, mais aussi lumineux, qui jalonnent l'expérience du spectateur. Ces différents comportements interactifs, détaillés plus loin, sont rendus possibles par un dispositif d’interfaces et un travail de programmation sur un logiciel de gestion d’événements en temps réel (Pure Data).

Par ce travail, j’explore la capacité plastique de l’œuvre, déployée au niveau spatial, à prendre sens dans une mise en mouvement conjoint des éléments plastiques et du spectateur. La notion de cinéplastique, empruntée à Elie Faure, permet de définir cette faculté propre aux œuvres en mouvement. Son ouvrage De la cinéplastique peut être cité afin d’éclairer ici le propos.

La notion de durée entrant comme un élément constitutif de la notion d’espace, nous imaginerons facilement un art cinéplastique qui ne soit plus qu’une architecture idéale […] parce qu’un grand artiste pourra bâtir seul des édifices se constituant et s’effondrant et se reconstituant sans cesse par d’insensibles passages de tons et de modelés qui seront eux-mêmes architecture à tout instant de la durée, sans que nous puissions saisir le millième de seconde où s’opère la transition. (Faure, 1995, p. 35)

Chaque perception de l'œuvre, qui renvoie à un instant, un événement, n'existe que par celles qui la précèdent. Que ce soit le corps ou l'œuvre qui est en mouvement, ou que les mouvements soient conjugués, la cinéplastique implique que l’œuvre ne peut-être saisie que dans la durée, selon la notion bergsonnienne. C’est à dire qu’elle se construit au présent, au rythme des événements, sans discontinuité avec les événements passés, nécessaires au saisissement du présent.

 

Fig. 2. Schéma : trame et événement.

 

L’analyse de la conception de eNtre, notamment au niveau de l'écriture interactive qui détermine la mise en œuvre des événements, permet de développer une approche singulière et personnelle de la cinéplastique en considérant deux axes. Cette analyse doit être abordée en observant le schéma associé (fig. 2). Un axe horizontal correspond à une sensation de connexion permanente au monde, cette sensation s'inscrit dans le temps. Elle désigne ce qui est, ce qui reste, comme un fil conducteur. C'est une trame. C’est ce qu’il reste quand il n’y a plus rien, l’absence, le silence. C’est un silence sensible qui peut être qualifié, en emprunt à David Le Breton (2000, p. 50), de « bruissement du monde ». Un axe vertical apparaît et disparaît sur cette trame. Il correspond aux lignes d'expériences qui viennent ponctuer, structurer cette trame. Ce sont des lignes d'actions. Chaque ligne est un événement.

Par la permanence du mouvement du mobile, si minime soit-il, l'ensemble n'est jamais figé. Le programme, en filigrane, perpétue ses calculs. L'espace plastique est en attente. C'est la trame. Au niveau sonore cela se traduit par un souffle ambiant qui provient du sol, la luminosité est au maximum. Cet état de l'installation n'est effectif qu'en présence d'un corps, lorsque celui-ci, presque immobile, se fait discret. Le moindre cliquetis de la structure en léger mouvement se fait entendre, amplifié par le dispositif sonore. Lorsque le corps entre en action, le son amplifié du mobile diminue, la luminosité baisse, le volume sonore du souffle augmente et se transforme en une fréquence audible. Ces modulations du son et de la lumière se déroulent de façon fluctuante et ininterrompue en fonction des interactions entre le corps et le mobile. Elles sont une succession d'événements qui s'organisent à partir de cette trame préexistante.

Lorsque le mouvement est important, les événements sonores sont (en parallèle) enregistrés numériquement dans une banque de données. L'absence ou l'immobilité du corps ont pour conséquence de déclencher la lecture de ces sons de façon aléatoire. Ce sont de nouveaux événements, d'un autre type, qui ressurgissent comme des traces d'actions antérieures. Le dispositif interactif permet au spectateur de changer son rapport aux phénomènes passés qu’il a la capacité de faire ressurgir dans la trame fluide du présent. La nature hypermédia du dispositif permet à l’interacteur d’influencer la plasticité de l’œuvre par ces phénomènes de résurgence. Le temps devient un matériau modelé par l'expérience du corps. Par cette pratique singulière de la durée, le spectateur, devenu interacteur, créé sa propre expérience cinéplastique, spécifique à l’intégration d’événements interactifs.

L’expérience spectatorielle conjugue trame et événement. Cette vision empirique de la cinéplastique devient un postulat artistique qui a permis d’élaborer cette installation. Cette vision a permis de concevoir la dimension interactive de l’œuvre, notamment dans les comportements sonores. Cette vision se répercute également au niveau de la conception du dispositif de diffusion sonore.

 

La notion de cinéplastique permet de livrer une analyse de la conception de eNtre selon deux axes définis plus haut : trame et événement. C’est au travers de l’élaboration de la notion de bruit que je souhaite poursuivre cette analyse dans le but de comprendre comment une approche cinéplastique peut permettre d’explorer et redéfinir les liens sensoriels et kinesthésiques entre le corps et l’espace.

Le terme bruit se comprend ici selon trois acceptions. L'une désigne une masse sonore dont on distingue difficilement les sons qu'elle contient. Une autre une manifestation sonore banale, courante, voire indésirable. Le bruit peut enfin être un phénomène d'altération, de perturbation. La notion de bruit peut être alors envisagée ici selon une approche duelle : le bruit-trame, rumeur formée par un ensemble complexe de sons sans contours distincts, proche de la première acception, et le bruit-événement perturbation, interférence, qui vient ponctuer cette trame et provoquer la perception de la durée, proche des deux autres acceptions. Cette approche du bruit rejoint ma conception cinéplastique du monde.

Élément central de ces recherches axées sur le sensoriel, le corps devient le premier outil d'exploration du monde. eNtre est une recherche plastique fondée sur une sensation, celle d’être-au-monde (Merleau-Ponty, 1964, p. 21) comme au coeur d'un système complexe. Cette sensation doit être amplifiée par le dispositif sonore conçu pour provoquer une sensation d’immersion. La dimension cinéplastique de l’installation est en grande partie sonore. En effet, un dispositif sonore inédit a été spécialement conçu et construit pour cette installation. Dans le souci d’une importante dimension immersive, le choix a été fait de travailler à partir de bruits blancs, ou proches du bruit blancBruit constitué de l’ensemble du spectre des fréquences audibles. Sans fréquence identifiable, ce bruit est un souffle., vers une masse sonore diffuse. Pour travailler une qualité sonore optimale, il a fallu utiliser des haut-parleurs de type transducteur. Le transducteur transforme la surface avec laquelle il est en contact en haut-parleur. Cela permet d'obtenir une diffusion très homogène, répartie sur l’ensemble de la surface en question. Des sensations sonores très présentes sont ainsi provoquées avec un volume sonore pourtant relativement faible ou modéré, et sans qu’il ne soit nécessaire d’atteindre un volume important.

 

Fig. 3. Le sol sonore dans les installations Hors-champs
(ouverture de résidence Mix'Art Myrys, novembre 2014)
et eNtre (lors de ma soutenance de thèse, mai 2014).

 

Le projet du sol sonore (fig. 3) est arrivé dans un second temps avec l’idée d’un dispositif en contact direct et permanent avec le corps : par le sol, la qualité vibratoire du son des transducteurs est ressentie directement dans l’ensemble du corps par phénomène de conduction osseuse. Ce dispositif s’avère correspondre, au delà de mes attentes, à cette vision duelle qui anime mon travail, entre trame et événement. En effet, la diffusion homogène et étendue à l’ensemble du sol des sons travaillés à partir de bruits blancs, véritable trame sonore, procure la sensation d’un espace permanent, aux limites indistinctes. Rivière souterraine ? Cette masse de sons sans contours dessine de nouvelles sensations spatiales. Ces zones de perception sans limites tangibles offrent au corps sensible la perception d’espaces dessinés par le son. Je qualifierai ce type d’espace plastique sonore d'espaces hors-champs.

En captant les craquements, cliquetis, tapotements, les entrechoquements du mobile, les transducteurs permettent également d’obtenir des sons qui semblent venir éclater à la surface du sol sonore et perturber cette trame. Le corps perçoit le son par un phénomène de transduction. Apparaissent et disparaissent des zones de contact physique entre le corps et une surface en vibration. Entre palpation et palpitation, le spectateur ressent les frémissements et les éclats du son dans une approche haptique. Ces espaces où, par la sensation de vibration, le corps et l’espace semble ne faire plus qu’un sont considérés alors comme des espaces membranes. Si la trame sonore fait écho à la notion de bruissement du monde, je citerai encore Le Breton pour qualifier ces sons de bruit-événement : « des sons coulent au sein du silence sans en déranger l’ordonnance » (Le Breton, p. 52). En effet la trame sonore reprend toute son ampleur silencieuse dès lors qu’un événement est passé.

Si l’on peut distinguer, de façon presque typologique, ces deux approches sensorielles des espaces sonores produits par ce dispositif, espaces membranes et espaces hors-champs sont en permanente co-construction. La dimension cinéplastique sonore se construit au rythme de ces interactions.

 

C’est à l’épreuve de différentes expériences spectatorielles et de création que ce dispositif a pu être analysé de la sorte dans ses multiples capacités. Lors d’une résidence de création des artistes de l’association patch_work, arts émergents, Claire Sauvaget, artiste plasticienne membre de l’association, a réagi très rapidement à la découverte de ce dispositif et de ses spécificités précédemment présentées. Claire Sauvaget questionne dans sa pratique les relations entre le corps et son environnement au travers d’une fascination pour la ville et pour nos façons de l’arpenter dans nos trajets quotidiens. Au sein de eNtre, les sonorités sont entièrement issues des captations sonores de la structure mobile. Très sensible aux sonorités urbaines, proche notamment des démarches de marches d’écoute telle que celle de Gilles Malatray, Claire Sauvaget a rapidement imaginé l’intérêt d’intégrer des sonorités urbaines dans ce dispositif et a (par là) impulsé l’idée de l’extraire de l’installation eNtre pour en explorer les capacités propres. Le projet de réaliser une création sonore, sans interactivité, simplement diffusée sur ce dispositif, s’est ainsi profilé.

Cet échange a rapidement fait écho à un projet qui dormait dans mes carnets, inspiré du travail de Stephen Vittielo. En 1999, l’artiste a réalisé des prises de son à partir de microphones piézo-électriques en contact avec des vitres d'un bureau au 91e étage du World Trade Center. Il a ainsi capté les grincements transmis dans la matière architecturale par les mouvements imperceptibles des bâtiments soumis à une importante prise au vent. Ces sons ont ensuite fait l’objet d’une création sonore, sous forme de projection sonore quadriphonique dans un espace sans lumière. Dans cet état d’esprit, et à l’instar des sons captés sur la structure mobile de eNtre, il m’était venu l’idée de réaliser un ensemble de prises de sons sur des matières en vibration au rythme de la ville (circulation, travaux...). En suspens, cette piste de création m’est immédiatement revenue à l’esprit au contact avec Claire Sauvaget, qui envisageait également déjà des prises de sons de matières en vibration.

La dimension urbaine que prenait alors le projet a permis de développer sous un angle nouveau les recherches axées sur la question des relations entre corps et espace. Toujours dans un registre de la complexité, tel que proposé plus haut en écho à Edgar Morin, la ville fascine ici pour sa dimension systémique. Elle devient un nouveau champ exploratoire des relations entre trame et événement. Le son perçu y est paradigmatique de ces relations. Chacun a fait l’expérience de l’écoute de la ville au quotidien ; toute la richesse sonore se construit sur une trame, un bruit permanent, sur laquelle naissent et disparaissent des événements sonores. Il s’agissait alors de mettre en œuvre des recherches de matières sonores par captation de la matière en vibration. En termes d’équipement, les prises de son ont été réalisées avec des microphones piezoélectriques connectés en XLR à des enregistreurs numériques (Zoom). Cela a été pour nous le point de départ d’une nouvelle approche de la ville, d’une nouvelle appréhension du tissu urbain exploré comme une source intarissable de matières sonores.

Par ce système de captation, nous avons littéralement « stéthoscopé » la ville de Toulouse à la recherche de sonorités. L'espace tangible urbain est devenu, au travers de ces écoutes singulières, un espace membrane qui, par vibration et phénomènes de transduction, donne à percevoir sa propre complexité. La question du bruit prend alors une nouvelle dimension. La ville membrane peut être dense, souple, résonnante, discrète, fulgurante, imprévisible. Les piézos ont été positionnés à différents endroits, à différents moment de la journée. Vitrine en verre sur le Faubourg Bonnefoy, escalators de la station de métro Marengo, pilier en béton sous un pont de la voie de chemin de fer, modules en métal du skate park de Ramonville… À la manière du diamant qui lit les sillons d’un disque vinyle, nous avons également sillonné la ville et ses différents revêtements (bitume, béton lissé, trottoirs..) avec des piézos collés sur des platines de rollers quad. Très vite nous avons eu la sensation de tisser un rapport inédit, presque intime, à la ville, en découvrant une infinité de sonorités cachées (fig. 4).

 

Fig. 4. Prises de son.

 

Ces sonorités ont révélé et ouvert de nouveaux territoires. Un exemple manifeste peut être celui d’une prise de son sur un panneau publicitaire déroulant. Le son perçu nous a rapidement fait basculer de la sensation au dessins d’images mentales, plus ou moins précis, d’un espace autre. Les bruits mécaniques, transmis dans la tôle du pied creux de ce mobilier urbain, écoutés au casque au travers du Zoom, nous donnaient l’impression d’avoir pénétré un espace immense, digne d’une cathédrale. Guidées par ces découvertes et la recherche de sensations du même ordre, nous avons recherché et choisi ainsi les zones de captation. Au niveau de l’écoute et de la prise de son, j’ai retrouvé les deux types d’espaces sonores perceptibles dans le sol sonore. L’ouverture sur sensations d’espaces autres, qui n’ont rien à voir avec l’espace réel, produit de véritables espaces hors-champs. Les sensations haptiques, au travers des piézos, se retrouvent naturellement. La matière en vibration devient espace membrane au travers de ce dispositif.

Par ce processus de création, l’espace perçu pour nous est devenu autre. Par la prégnance de ces nouveaux territoires, ceux de l'imaginaire, au cœur des perceptions, un nouvel élément est rentré en ligne de compte dans ma pratique. Appréhender le corps dans sa corporéité signifie pour moi, en écho fort aux théories de Berthoz préalablement évoquées, qu’il est un tout dont les perceptions et les actions sont en constantes interactions. J’ai donc toujours axé mes recherches sur les phénomènes de perception physique en interaction avec le mouvement. À partir du moment où j’ai commencé à construire des espaces mentaux en lien à la perception de son, je ne pouvais plus ignorer la dimension imaginaire qui entre en jeu dans l'expérience sensorielle de l'espace.

Une approche étendue de la notion de cinéplastique peut alors se construire. La plasticité sonore fait ici appelle à la plasticité cérébrale. Thierry Davila (2002, p. 22) analyse la faculté humaine à créer de véritables « cartographie[s] psychique[s] » à partir de sensations spatiales. Il emprunte à Elie Faure la notion de cinéplastique et parle, lui, des « dimensions physique et fantasmagorique de la cinéplastie » (Davila, 2002, p. 22). L’imaginaire se comprend alors comme la propension du cerveau à créer de nouveaux repères sensoriels et, par là, apparaît sa capacité à inventer, imaginer ce qu’il ne perçoit pas. C’est une interaction permanente, un mouvement dialectique, entre l’environnement et la réception de la perception.

 

Fig. 5. Répartition des pistes dans le plancher sonore.

 

La vision étendue de la cinéplastique, qui comprend l’importance d’une plasticité mentale, a découlé d’une approche sensible et imaginaire de l’espace urbain. Cette approche a pris une nouvelle tournure lors de la mise en place de la création sonore réalisée avec Claire Sauvaget. En effet, les matières sonores urbaines collectées, écoutées directement sur le dispositif au sol, ont déclenché de véritables images mentales des espaces sonores. C’est au départ pour communiquer entre nous sur nos sensations que nous avons naturellement commencé à dessiner les sons écoutés. Nous nous sommes rendu compte de la double capacité du sol sonore à donner des sensations d’espaces, à l’horizontal – obtenus grâce à la mise en place de six pistes sonores réparties sur six couples de plaques sonorisées (fig. 5) – et à la verticale – en procurant des sensations de profondeur et de sons à différentes hauteurs entre le sol et le plafond. À partir de là, nous avons imaginé comment manipuler les sons, par des phénomènes de spatialisation, pour générer des espaces en mouvement. La dimension cinéplastique de l’imaginaire a permis aussi de jouer sur des sensations d’échelle. Par exemple, les vibrations fortes à l’échelle du dispositif, issues initialement d’insensibles vibrations ou frôlements à la surfaces de vitres, donnent la sensation d’être minuscule. Toute la construction de la création sonore s’est donc fondée sur ces visions, rationalisées par des croquis assez précis des sensations recherchées. Ces croquis, au départ intuitifs, sont vite devenus des outils d’écriture spécifiquement inventés pour ce projet. Ils nous ont permis d’élaborer une création sur la base de quatre tableaux sonores (fig. 6).

 

Fig. 6. Croquis des « tableaux sonores » n°3 et 4.

 

Au niveau spectatoriel, le processus se renverse. Le sol sonore sollicite de spectateur dans sa faculté de cinéplastie mentale. Par l’écoute, il créé au travers de ses sensations, croisées à son imaginaire, sa propre expérience cinéplastique. Cette expérience nécessite de prendre un temps, celui de l’écoute, mais aussi d’impliquer son corps dans l’espace. En effet la qualité de l’écoute varie selon les positions aux niveaux vertical (debout, assis, allongé) et horizontal (par la spatialisation sur six pistes, selon l’emplacement sur le sol sonore ou même à côté, les sensations fluctuent).

Cette création a été réalisée à Toulouse, en résidence à Mix’Art Mirys, dans la but d’une diffusion dans le cadre du festival Jardins Synthétiques, en novembre 2014. Le processus est en suspens et ne demande qu’à se perpétuer et à se renouveler par l'exploration de nouvelles matières urbaines et d’autres repères dans différentes villes afin de proposer de nouveaux tableaux sonores. Hors-champs est en cela une pièce sonore non figée, ouverte à la complexité du monde. Si ce processus semble infini, il peut également croiser d’autres angles de réflexion et conduire à d’autres formes. Je pense précisément, suite à ces expériences sonores, à une œuvre interactive conçue sur la base de comportements sonores évolutifs, stimulant une cinéplastie mentale.

Biliographie

Berthoz Alain. 1997. Le Sens du mouvement. Paris : Odile Jacob.

Davila Thierry. 2002. Marcher, créer, déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du xxe siècle. Paris : éd. du Regard.

Faure Elie. 1995. De la cinéplastique. Paris : Séguier.

Guérin Michel. 2008. L’espace Plastique. Bruxelles :La part de l’oeil.

Le Breton David. 2000. Éloge de la marche. Paris : Métailie essais.

Merleau-Ponty Maurice. 1964. Le Visible et l'invisible. Paris : Gallimard.

Morin Edgar. 1999. L’intelligence de la complexité. Paris : L’Harmattan.