QUATRES MARCHES ATTENTIVES
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Ma pratique artistique est avant tout une pratique de promenade urbaine. Pour nourrir mon écoute et mes manières d'observer les espaces que je traverse, j'ai développé des consignes de marche bien particulières. Voici quatre partitions de promenade que je partage lors de rendez-vous publics ou de workshops avec des étudiants d'art, d'architecture ou de paysage.

Mes pratiques artistiques quelles soient chorégraphiques, dessinées ou littéraires sont systématiquement reliés à l'exercice de la marche sans but précis. Je me laisse dériver dans des lieux que je ne connais pas, dans des quartiers où il n'y a pas grand chose à voir, à priori. Mon attention guide mes pas. Pour renouveler mon écoute et mes manières d'observer les espaces que je traverse, j'ai développé des consignes de marche bien particulières. J'ai aussi imaginé des partitions qui se réalisent en groupe. Ces partitions de promenade, je les partage lors de marches publiques, d'ateliers de pratique ou de workshops avec des étudiants d'art, d'architecture ou de paysage.

Lors que nous cheminons en groupe, elles nous servent de base commune et de protocole expérimental pour une interprétation performée. Se sont des partitions ouvertes qui laissent une grande place à l'interprétation et à la créativité des performeurs.

Elles sont écrites et dessinées pour pouvoir être clairement énoncés et facilement mémorisés.

Voici quatre partitions de promenade élaborées à partir d’exercices ou de protocoles que j'ai expérimentés de nombreuses fois. Elles pourront s'essayer lors d’un voyage dans une ville inconnue ou dans votre environnement quotidien.

Avant de les mettre en pratique, voici quelques précisions :
• Lire attentivement la partition quelques jours avant de la réaliser pour la laisser maturer silencieusement.
• Bien choisir ses collègues de promenade car il va falloir donner et faire confiance aveuglément.
• La partition est théorique. Elle va forcément bouger en l’interprétant. Chercher un équilibre entre suivre la partition et se laisser faire par les circonstances.
• Ne pas projeter d’inquiétudes ni de certitudes avant de faire l’expérience.
• Si l’une des deux personnes ne suit pas tout à fait la partition, l’autre ne la corrige pas. Tant qu’elle n’est pas dans une situation désagréable ou inconfortable, elle accepte cet écart.
• Bien s’organiser pour avoir du temps pendant et après l’expérience.
• Couper les appareils connectés.
• Ne pas chercher le but de la partition. C’est l’expérience qui le dira.
• Relire à voix haute la partition avant de l’effectuer pour que chacun des deux protagonistes ait le même point de départ.
• Pratiquer plusieurs fois la même partition permettra de l’approfondir.


Une Promenade blanche pour deux

Durée : 1 h. 30
Nombre de participants : 2
Lieu de départ : un quartier animé qu’aucune des deux personnes ne connaît.

Situation : cette promenade s’effectue à deux. Ce duo est composé d’un guide et d’un guidé qui porte des lunettes floues. Ce dernier voit le monde sous un aspect inconnu, tout lui apparaît flottant, composé de taches de couleur lumineuses, sans contours, ni perspectives. La marche se fait en silence. Les rôles sont échangés au milieu du parcours.

Matériel : pour cette promenade, il vous faudra fabriquer vos lunettes floues. Procurez-vous une paire de lunettes de protection en quincaillerie ou magasin de bricolage. Collez un film translucide uniforme (plastique de pochette perforée, papier cristal, sac plastique incolore) sur la surface extérieure des lunettes.Testez-les en extérieur pour vérifier leur qualité avant de partir en balade avec. Prévoir un chronomètre.

Partition : cette Promenade blanche se fait en silence. Une personne guide l’autre. Le guidé chausse une paire de lunettes floues. Le guide donne son bras au guidé. C’est lui qui improvise l’itinéraire en fonction de ce qui l’attire. Le guide ouvre bien les yeux, il prend soin de son guidé. Il lui épargne les arbres, les flaques d’eau et les vélos, il ne lui fait pas de blagues. Le guidé fait confiance à son guide. Par l’orientation du corps, en silence, le guide lui indique les sources lumineuses, les zones colorées, les contrastes. Il dérive dans la ville au gré des stimulations intéressantes. Après 40 minutes de dérive, les duos se séparent, pour un temps d’exploration solitaire. Le guide veille sur l’explorateur qui porte les lunettes. Après une dizaine de minutes, le guide reprend contact avec le guidé et le conduit devant un panorama final. Là il ôte délicatement les lunettes au guidé et les chausse à son tour. Les rôles sont inversés pour les 40 minutes suivantes, toujours en silence. Les discussions se font à la fin de l’expérience.


Blind walk

Durée : 1 h. (hors temps de transport)
Nombre de participants : 2
Lieu de départ : le terminus d’une ligne de transport en commun.

Situation : deux personnes évoluent dans un quartier lointain. L’un est guide, l’autre ferme les yeux, ils progressent dans des ambiances sonores et des paysages mystérieux.

Matériel : un chronomètre et un ticket de bus.

Partition : les deux personnes prennent un transport en commun de leur choix et vont jusqu’à un terminus. Durant le transport, ils décident qui est guide et qui est guidé. Le guide aura les yeux ouverts. Le guidé aura les yeux fermés.

Dix minutes avant d’arriver au terminus, le guidé ferme les yeux pour une durée de 50 minutes environ. Le guide donne son coude plié à son acolyte. C’est le guide qui surveillera le temps. Seul le guidé peut parler pendant la promenade.

Le guide a les yeux grands ouverts. En silence, ils commencent à marcher lentement pendant dix minutes en évitant les obstacles. Le guide écoute son rythme et ses envies. Il n’a pas peur des temps calmes et il ne se précipite pas sur toutes les occasions. Il observe et écoute le guidé, il se laisse influencer par ses réactions et ses paroles. Le guide propose des arrêts longs devant des paysages sonores, olfactifs, lumineux ou thermiques. Parfois il s’approche lentement d’une source sensible, parfois il s’en éloigne. Chaque décimètre compte.

Puis pour la demi-heure suivante, le guide effectue deux des quatre consignes de marche ci-dessous (au choix). Il passe de l’une à l’autre en fonction du contexte et de ses intuitions.
A : Le guide entre dans des bâtiments aux ambiances variées. Il suit les reliefs du sol. Il suit des murs et des bordures. Il change de direction en fonction de la forme du terrain.
B : Le guide se concentre sur les sons. Il repère et distingue les petits sons lointains. Il suit ces sons et s’approche progressivement d’eux. Il fait des pauses longues. Il mixe les sons en se déplaçant dans l’espace.
C : Le guide suit les odeurs et les courants d’air. Il suit aussi ce qui vole et qui plane. Sa vitesse est influencée par les mouvements de brise.
D : Le guide fait varier la vitesse de la marche. Il propose régulièrement des arrêts longs. Des travellings panoramiques, des rythmes, des jeux de déplacement. S’il accélère, il ne prend jamais aucun risque. Parfois, il recule extrêmement lentement.

Lorsqu’il décide de conclure la marche, au bout de 50 minutes de guidage, il construit une fin de qualité. Tranquillement, il cherche un lieu calme et dégagé. Là, il propose un temps de pause, puis il annonce à voix basse au guidé qu’il peut rouvrir les yeux.


Savourer l’espace

Durée : entre 1h. et 2 h. (selon le nombre de participants)
Nombre de participants : de 6 à 10
Lieu de départ : centre-ville

Situation : dériver dans l’agitation urbaine et se laisser surprendre par d’étonnantes circonstances. Se faire promener en groupe dans la ville par un guide mystérieux qui regarde tout et ne dit rien.

Matériel : un bâton de relais visible de loin et un chronomètre.

Partition : il y a un guide, les autres membres du groupe sont suiveurs. Le guide est devant, il a dans la main un bâton de relais, il marche sans jamais prévoir son itinéraire. Il déambule en silence, à l’écoute de l’espace et des mouvements de la ville. Il se laisse porter par ses désirs de voir les choses, ici, maintenant. Il prend le temps de contempler ce qui attire son attention, il s’approche, il s’arrête, il tourne autour, il va où il veut. Les suiveurs ne parlent pas entre eux et marchent à bonne distance les uns des autres. Ils occupent l’espace de manière à s’étaler, se répandre tout en restant connectés visuellement avec le guide (entre 2 et 20 m environ). Le groupe observe ce que le guide regarde. Le groupe entend ce que le guide écoute.

Au bout de 10 minutes, le guide choisit dans le groupe une personne qui n’a pas encore été guide et lui donne le bâton de relais. Les rôles sont échangés.

La promenade se finit quand tous les participants ont guidé le groupe.


Trembling panorama

Durée : 1 heure
Nombre de participants : de 1 à 5
Lieu de départ : un belvédère.

Situation : s’affranchir du déplacement et observer le monde d’un point de vue immobile, tellement immobile que les hallucinations surgissent.

Matériel : une montre avec un compte à rebours pour chaque participant.

Partition : au point de départ, convenir d’un rendez-vous avec les participants pour se retrouver une heure plus tard. Chacun va dans une zone dégagée et agréable à proximité. Se poster là dans l’agitation, au bord d’un passage sans gêner la vie locale. Rester debout sur ses deux jambes ou assis sur un banc. Fixer avec précision et détermination un point dans le paysage. Ce point doit être minuscule et immobile. Fixer ce point jusqu’à la fin de l’expérience. Adapter la position si besoin mais ne jamais quitter le point du regard. Après quelques minutes des phénomènes étranges et fascinants apparaissent dans le champ visuel. Contempler ces formes pour pouvoir les décrire ensuite.

Une fois le temps écoulé (utiliser une alarme pour ne pas avoir à regarder l’heure), retrouver les autres participants au lieu de départ et échanger ensemble à propos de vos visions de l’invisible.