Introduction
Dans son livre sur la scène noise japonaise, David Novak écrit : « La performance noise possède un rapport au live impressionnant, qui paraît particulièrement extrême comparé à l’écoute disciplinée des performances de musiques expérimentales. La performance noise est une expérimentation musicale poussée à l’extrême : la plus grande, la plus forte, la plus intense des invocations imaginables de l’immédiateté sonore. […] Les auditeurs soulignent l’incorporation subjective du volume écrasant de la noise. Son volume extrême est devenu la marque de fabrique de ses performances live particulières. » (Novak, 2013, p. 37) Si l’auteur caractérise bien, dans ces quelques lignes, l’expérience particulière d’un concert noise (notamment japonaise), peut-être va-t-il en revanche un peu vite en besogne, en la distinguant si radicalement de ce qui se joue dans d’autres pratiques sonores expérimentales.
On peut en effet trouver, dans l’histoire des musiques expérimentales, nombre de pratiques qui témoignent d’un goût prononcé pour les hauts volumes sonores permis par l’amplification électrique. L’association traditionnelle de telles musiques au bruit ne concerne alors plus seulement le type de sons qu’elles utilisent, mais aussi, à l’instar de la noise – et peut-être en premier lieu – le niveau de décibels de leur diffusion. Un tel intérêt révèle chez les musiciens des recherches esthétiques aux ambitions diverses, touchant par exemple à la production d’artefacts sonores spécifiques – comme ceux résultant de la saturation de l’équipement électroacoustique –, à l’immersion de l’écoute (pensons à La Monte Young), ou encore au travail sur la densité d’un matériau supposé intangible.
Bien que le titre de ce texte reprenne une expression populaire de la scène noise – « as loud as possible » –, et ce faisant le titre d’un album du duo Incapacitants, il ne sera question ici ni de cette pratique, ni même d’une période de son histoire. Je souhaite plutôt me concentrer sur quelques cas historiques des musiques expérimentales, où la promesse d’une expérience esthétique renouvelée offerte par le volume sonore extrême des performances devient le lieu d’un conflit entre les musiciens et le public, voire entre les musiciens eux-mêmes. La tension à l’œuvre dans ces concerts m’intéresse pour le nœud à la fois esthétique et culturel qui semble s’y serrer. Il s’agit ainsi de s’arrêter sur les enjeux et les processus poïétiques de ces performances, mais aussi sur les polémiques qu’elles ont pu occasionner, les idéologies qu’elles traduisent ou qui leur ont été prêtées, pour in fine considérer – par un léger anachronisme – ce que ces conflits peuvent nous dire du potentiel critique de l’expérimentation sonore aujourd’hui. Trois études de cas, correspondant à trois concerts ou séries de concerts issus des musiques expérimentales des années 1960, me permettront de mener à bien cette analyse.
Le volume comme discipline d’écoute
Du 6 au 9 février 1964 se tient un événement d’importance au Lincoln Center de New York. Après plusieurs années de négociation, John Cage a réussi à convaincre Leonard Bernstein, alors chef d’orchestre du Philharmonique de New York, d’organiser une série de concerts où seraient présentées des œuvres de l’École de New York à un public élargi. Chaque soirée de concerts comprend une ouverture avec les Quatre Saisons de Vivaldi et la Symphonie n°6 « Pathétique » de Tchaïkovski, puis des œuvres de Morton Feldman, Earle Brown et John Cage. La pièce choisie par Cage est Atlas Eclipticalis, jouée simultanément à Winter Music.
Cette série de concerts est restée dans les annales pour avoir été le théâtre d’une révolte des interprètes, lesquels ont saccagé, chaque soir, le matériel électronique utilisé par Cage. Dans un entretien de 1976, le compositeur rappelle la chronologie des événements : « Ce qui est arrivé le premier soir c’est que beaucoup de musiciens étaient furieux contre la musique et ont arraché les micros de leurs instruments et les ont piétinés et démolis. Et le lendemain, qui était un vendredi, j’ai réparé les micros ou j’en ai apporté d’autres pour remplacer ceux qui avaient été cassés et ils les ont encore une fois démolis. Et le samedi ils ont redémoli les nouveaux. Le dimanche, M. Bernstein les a sermonnés, et ils ont joué plutôt bien, mais il n’avaient aucune honte de leur conduite. » (Kostelanetz, 2000 , p. 165)
La pièce Atlas Eclipticalis, composée en 1961 et ayant nécessité de longs mois de travail, utilise comme matériau compositionnel une carte astrale de 1958 de l’astronome tchèque Antonin Becvar inventoriant les étoiles qui entourent le soleil. À l’aide de calques et par consultation du I Ching, Cage a relevé un ensemble de constellations transposées en agrégats de notes, avant de les agencer en 86 parties, pour autant d’instruments. La taille des notes, dictée par la luminosité des étoiles correspondantes, détermine leur amplitude. Si on imagine facilement qu’une telle notation ait pu susciter l’incompréhension parmi les musiciens de l’orchestre formés à un tout autre répertoire, la partition comprend, en outre, une dimension technologique importante, puisque le chef d’orchestre y est remplacé par un automate mécanique ayant valeur de chronomètre, tout comme elle offre la possibilité d’amplifier les instruments à l’aide de micros de contact dont le mixage est régi par des opérations de hasard. Ainsi, dans le cadre des performances de New York, chaque musicien de l’orchestre était amplifié par plusieurs micros de contact, mixés ensemble sur une console de cinquante canaux et diffusés à travers six amplificateurs et un ensemble de haut-parleurs répartis dans l’espace.
Comme le rappelle Max Matthews, qui a conçu le système électronique de ces performances, « C’était si puissant dans l’auditorium que c’était très facile d’avoir un horrible feedback très fort et, ça a été le cas, un dangereux bruit strident qui oscillait. Le jour du concert, ces râles de feedback à des niveaux dangereusement forts se produisaient assez fréquemment. » (Matthews, cité par Piekut, 2011, p. 36) Ce volume sonore, les musiciens ne le supporteront pas, et détruiront purement et simplement la cause de leurs sévices auditifs. Étant donné les problèmes que cet équipement posait aux musiciens, Feldman encouragea Cage à l’abandonner, celui-ci lui rétorquant : « C’est ce que je ressens maintenant. Je vais vers la violence plutôt que la tendresse, l’enfer plutôt que le paradis, le laid plutôt que le beau, l’impur plutôt que le pur, parce qu’ainsi les choses sont transformées et nous nous transformons. Sans cela rien ne change. » (Tomkins, 1965, p. 144) L’amplification à haut volume avait donc un but précis, celui d’un changement attendu de la part des musiciens et du public. Mais de quel changement s’agit-il ?
Cage n’en est pas à l’époque à sa première pièce recourant à une importante amplification, que l’on pense à Cartridge Music (1960) ou encore à 0’00’’ (1962), qui nécessite une amplification jusqu’au seuil du feedback. Tout d’abord, l’amplification extrême favorise, selon Cage, une expérience d’écoute renouvelée, car s’adressant à l’ensemble du corps et non aux seules oreilles. Il l’explique dans un entretien de 1969 : « J’ai toujours recherché les bruits forts, […] et la plupart des gens fuient de telles situations. Ils se bouchent les oreilles ou se protègent, quelque chose comme ça. Je ne trouve pas que ce soit nécessaire. Le bruit le plus fort que j’aie entendu était dans un centre de recherche architecturale à Londres. Il y avait une chambre de réverbération et j’ai pu entendre des bruits très faibles très, très fort. Et je continuais d’indiquer que je les voulais plus fort ; finalement, c’était comme si le son me massait. L’expérience a été tout à fait merveilleuse. Parce que l’esthéticien japonais, quand je lui ai parlé d’entendre avec les oreilles, voyez-vous, m’a dit : “Rappelez-vous qu’on entend également avec les pieds.” » (Kostelanetz, 2000, p. 309, je souligne)
Mais à cette écoute synesthésique s’ajoute un autre élément, celui qui consiste à comprendre le haut volume sonore comme vecteur d’une discipline de l’écoute. Ce point est particulièrement important dans le rapport que Cage entretient avec le volume. Bien que se réclamant du non-agir, le compositeur cherche, à travers sa musique, à « libérer » les interprètes d’une supposée contrainte dont ils n’auraient pas conscience : « […] ma musique libère parce que je donne aux gens la chance de changer leur pensée dans le sens où j’ai changé la mienne. » (Kostelanet, 2000, p. 341) Comme il le dit ailleurs, il s’agit « d’ennoblir » les musiciens et le public, au sens où « être “noble”, c’est être dégagé, à tout instant, du fait d’aimer et de haïr » (Cage, 197§, p. 247). Autrement dit, l’ennoblissement convoité revient à se départir de ce que le moi aime ou n’aime pas, afin de s’ouvrir à la multiplicité sonore. Cage laisse entendre plus loin dans le même entretien que les interprètes du Philharmonique de New York ont, ces soirs-là, manqué de noblesse. C’est que l’ennoblissement ne saurait se présenter comme par enchantement ; il nécessite une réelle discipline de la part du musicien, celle d’ « oublier […] toute idée de goût ou de dégoût ». Le recours à l’amplification a alors précisément pour tâche de favoriser une telle discipline et il sera toujours bon de tourner davantage le potentiomètre face à des interprètes qui se montrent récalcitrants. Comme il le confie à Daniel Charles, « […] plus un son était fort, et plus il nous donnait l’occasion de nous discipliner » (Cage, 1976, p. 108).
Le conflit qui a opposé les membres de l’orchestre et le compositeur dépasse dès lors la seule question du répertoire et s’exprime à travers le refus des uns de l’amplification disciplinaire de l’autre – conflit que pour sa part Cornelius Cardew analyse comme relevant de la lutte des classes (Cardew 1974 , p. 39). Lutte des classes ou pas, le dénigrement technophile des subjectivités s’est ici traduit par le sabotage luddite de la pièce (Saladin, 2014 , p. 40-42).
Le feedback comme organisme vivant et la poétique du monstrueux
Un an plus tard, le 13 avril 1965, Max Neuhaus interprète, dans l’enceinte du Mandell Hall de l’université de Chicago, la pièce Fontana Mix de Cage, rebaptisée pour l’occasion Fontana Mix–Feed, en raison du dispositif singulier adopté par le percussionniste. Celui-ci consiste en un réseau électroacoustique mis en boucle, associé à des timbales : des micros de contact sont disposés sur la peau des instruments de percussion et captent leur vibration, elle-même provoquée par le souffle de grands haut-parleurs placés à proximité, qui diffusent à haut volume la captation des micros, produisant ainsi un feedback modulé via une table de mixage. La composition de Cage n’a pas été initialement écrite en vue d’une telle interprétation. Elle reprend une partie de la notation indéterminée créée en 1958 pour Concert for Piano and Orchestra, et comporte un ensemble de feuilles et de transparents, présentant des lignes courbes, des points et une grille, compris comme matériel à la disposition de l’interprète pour générer une structure servant de canevas pour le concert. Neuhaus utilise alors ce matériel compositionnel pour déterminer les changements graduels de l’amplification des quatre canaux de son dispositifIl est possible d’écouter ce concert ici. Comme le prescrit le livret du disque : « Si vous souhaitez reproduire une situation proche de ces performances, placez vos enceintes de chaque côté opposé de la pièce et réglez le volume de votre système au maximum de ses capacités… mais faites attention à vos oreilles. » À l’instar de nombre de concerts noise, la fin des interprétations doit par ailleurs prendre la forme d’une coupure nette : « Ces interprétations ne finissent pas avec un fade-out progressif, mais en coupant directement l’alimentation de l’amplification, provoquant la disparition, l’effondrement et la désintégration des boucles de feedback. » (Neuhaus, 2003, n. p.).
Dans l’édition du lendemain du Chicago Tribune, le critique musical Donald J. Henahan rend compte du concert : « Le bruit était littéralement douloureux et, pour la plupart du public, insupportable par le volume, la hauteur et la durée. […] C’était comme la bande son de la Seconde Guerre mondiale, avec son casting original. » Ce commentaire n’a rien d’isolé dans la revue de presse accompagnant les différentes performances de la pièce. Dans un reportage télévisé diffusé à la suite d’un concert à Madrid le 27 novembre 1965, le présentateur commente : « [il s’agissait d’] une masse gigantesque de sur-amplification augmentant à chaque nouveau cycle, produisant un continuum sonore toujours plus fort, avec une qualité sonore constamment changeante, un paroxysme acoustique vraiment impressionnant. » Theodore Strongin, critique au New York Times, écrit quant à lui après un concert à New York : « Ce qui ressortait était un déchirement sauvage, une série menaçante de cris et de sifflements d’une intensité à vous glacer le sang qui montait encore et encore jusqu’à en arriver à la terreur, puis disparaissait. Cette pièce n’était pas le genre de musique électronique qui se diffuse à distance par les haut-parleurs. C’était comme si votre propre tête faisait partie du circuit du feedback. » (Neuhaus, 2003, n. p.)
Comme pour Atlas Eclipticalis, l’expérimentation n’a cependant pas pour but premier de susciter le scandale, mais se réclame d’une recherche esthétique nécessitant un haut volume sonore, ici pour générer le feedback. Ce détournement inédit de la partition de Cage fait suite à des expériences de rétroaction électroacoustique que Neuhaus mène depuis 1963, où l’amplification est utilisée pour modifier le timbre de ses instruments de percussion. Insérer des percussions dans la boucle d’un feedback lui permet d’obtenir, au lieu de l’habituel son strident du larsen, une « oscillation d’un système complexe de timbres variés. » (Neuhaus 2003, n. p.) Comme le rappelle Michael Nyman, le feedback représente « l’une des méthodes les plus simples pour garantir l’imprévisibilité d’une exécution en direct de musique électronique – méthode qui exploite le potentiel des machines elles-mêmes et différentes petites choses acoustiques […]. » (Nyman, 1974, p. 153) En modulant quatre boucles de feedback, Neuhaus cherche ainsi à « multiplier énormément le niveau de complexité. » (Neuhaus, 2003, n. p.)
Mais le percussionniste précise également que « cela créait un système d’oscillation qui comprenait la pièce entière et englobait chaque chose qui s’y trouvait, incluant notamment le public. » (Neuhaus, 2003, n. p.) En tant que phénomène de rétroaction, le feedback rompt en effet avec le rapport de cause à effet du geste instrumental classique ; sa hauteur, son volume et ses variations dépendent de nombreux paramètres qui se mêlent les uns aux autres, allant de l’acoustique de la pièce à la masse et aux mouvements des corps en présence, en passant par la position des microphones par rapport aux haut-parleurs. Dans les notes du livret du disque Fontana Mix–Feed, Neuhaus écrit : « Les facteurs sont ici si complexes que même si l’œuvre devait être exécutée deux fois dans la même pièce avec le même public, les mêmes instruments, et les mêmes haut-parleurs, ce serait chaque fois complètement différent du point de vue de la structure et du son. Ça ressemble à quelque chose de vivant. » (Neuhaus, 2003, n. p., je souligne) En somme, les hauts volumes sonores nécessaires au feedback s’avéraient être la condition à la production d’une matière musicale devenue organisme vivant.
Il reste à préciser que le choix des micros de contact n’est pas non plus pas anodin. Dans la lignée d’un usage auscultatoire du microphone ouverte par Cartridge Music de Cage, le recours à des microphones de contact posés à même la peau des timbales et branchés sur un système d’amplification permet de « révéler un registre de sons auparavant inédit et insoupçonné, […] entraînant des changements quantitatifs et qualitatifs des matériaux amplifiés. » (Nyman, 1974, p. 144) C’est ici une tout autre matérialité sonore de la timbale qui est donnée à entendre, entraînant de nouveaux rapports de perception, à même de révéler cette poésie du « monstrueux » dont parlait Roland Barthes. Commentant les gravures des planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Barthes écrit : « […] le poétique (car le “monstrueux” ne saurait être que le poétique) n’est jamais fondé que sur un déplacement du niveau de perception : c’est l’une des grandes richesses de l’encyclopédie que de varier (au sens musical du terme) le niveau auquel un même objet peut être perçu, libérant ainsi les secrets mêmes de la forme : vue au microscope, la puce devient un horrible monstre, caparaçonné de plaques de bronze, muni d’épines acérées, à la tête d’oiseau méchant, et ce monstre atteint au sublime étrange des dragons mythologiques […]. La poésie n’est-elle pas un certain pouvoir de disproportion, comme Baudelaire l’a si bien vu en décrivant les effets de réduction et de précision du hachisch ? » (Barthes, 1972, p. 101)
Les masses sonores, entre désidentification et assujettissement des corps
Le 12 juin 1968, le groupe anglais d’improvisation libre AMM donne un concert à The Crypt, à Londres, dont l’enregistrement qui nous est parvenu laisse entendre un goût prononcé pour l’amplificationCf. AMM, The Crypt, 1968, Matchless Recordings, 1992, MRCD05.. Plus largement, la période à laquelle appartient ce concert marque l’aboutissement d’une recherche sur l’amplification au sein de l’improvisation que le groupe mène depuis 1966. Le collectif se compose alors des musiciens Keith Rowe, Eddie Prévost, Lou Gare, Cornelius Cardew et Christopher Hobbs, réunis autour d’une instrumentation comprenant une guitare électrique, des dispositifs électroniques et, de nouveau, des micros de contact fixés sur la plupart des instruments non électriques (violoncelle, piano, percussions, violon et divers objets).
Selon leurs propres termes, les musiciens s’emploient précisément à créer un véritable « mur de son », à même de les immerger (mais aussi le public), par sa masse, dans le flux sonore, supprimant tout repère et contribuant ainsi à créer un matériau musical à travailler en commun. Évoquant un autre concert de la même période, John Tilbury note que leur volume était tel qu’il submergeait l’écoute et rendait la musique inaudible (Tilbury, 2008, p. 304). La recherche sur l’amplification vise ici à remplir l’espace sonore, jusqu’à le saturer, afin d’encourager une fusion des intensités et l’absorption des sons entre eux. Il s’agit, par ce biais, de favoriser un processus de désidentification des individualités sonores, c’est-à-dire ne plus savoir qui fait quoi, dans le but d’interagir avec un son d’ensemble – la masse sonore – et non plus entre musiciens isolés se répondant les uns les autres. Le matériau produit par l’amplification en devient plastique, modifiant la perception en la rendant sensible aux fréquences des extrémités du spectre, selon la courbe Fletcher-Munson. Prévost en parle en ces termes : « Les sons et les combinaisons de sons que nous produisions généraient un sentiment d’existence physique, presque tactile, au moment de la création. » (Prévost, 1995, p. 19)
À l’instar des recherches de La Monte Young du début des années 1960, cette masse sonore leur permettait d’entrer littéralement dans le son. Les musiciens n’avaient dès lors pas d’autre alternative que de tenter d’orienter cette masse de l’intérieur, de l’infléchir dans son épaisseur même. Tilbury écrit à ce propos : « Car ce tourbillon sonore testait non seulement l’ingéniosité et l’imagination des musiciens, mais aussi leur ténacité et leur courage. C’était comme un adversaire, une épreuve qu’ils s’imposaient à eux-mêmes. Incarcérés dans le Mur, les musiciens étaient forcés d’adopter, de découvrir et d’inventer des moyens de survie musicale. Ils pouvaient ainsi combattre le Mur par un volume comparable, ou bien ils pouvaient essayer de se montrer plus malins que lui à travers le placement habile et subtil des sons les plus infimes. » (Tilbury, 2008, p. 284) Certains musiciens de l’ensemble rapportent en ce sens qu’ils pouvaient même débrancher leur instrument et, en dépit des effets de masque, infléchir la masse, devenue un organisme presque autonome, en l’alimentant par de faibles sons. Comme l’énonce un aphorisme glissé dans les notes de leur premier album, il s’agissait de « jouer et [d’]arriver à l’état où tu n’as plus besoin de jouer. » (AMM, 1966, n. p.)
Cette fascination pour l’amplification et les hauts volumes sonores n’a cependant duré qu’un temps et s’est éteinte peu de temps après les sessions de The Crypt, les musiciens adoptant alors un instrumentarium principalement acoustique et prenant leurs distances avec la saturation de l’espace et l’effet de masse. Cette reconsidération critique de l’amplification se retrouve chez d’autres groupes d’improvisation de live electronic music à la fin des années 1960 et se traduit non seulement par l’abandon de certains instruments, mais aussi, comme chez Musica Elettronica Viva, par des changements parmi les effectifs à l’issue de vifs débats. Concernant AMM, elle est principalement due aux nouvelles rencontres que les musiciens font à cette époque au sein des cours de musiques expérimentales donnés par Cardew au Morley College, où se retrouvent les personnes qui constitueront sous peu la première formation du Scratch Orchestra.
La critique à laquelle ils ont dû faire face consiste pour l’essentiel en la remise en cause de l’idéologie dont l’électronique et l’amplification seraient les symboles. Ainsi, le rejet de ces technologies au profit de l’acoustique témoignait d’une méfiance grandissante dans la scène improvisée pour leur caractère machinique exemplifiant l’aliénation de l’économie capitalistePrévost, qui compte pourtant parmi les membres fondateurs d’AMM, écrit par exemple bien des années plus tard sur l’amplification : « On pourrait espérer que le pouvoir de créer un tel volume de sons va de pair avec une conscience de son caractère potentiellement oppressif. Des musiciens jouant d’instruments non amplifiés, qui se retrouvent parfois dans le même espace sonore, sont systématiquement désavantagés. Mon expérience personnelle me montre que jamais on ne demande à celui qui est aux commandes d’un amplificateur d’augmenter le volume ! Cette esthétique du volume rappelle ce que Marcuse écrivait à propos de “l’aliénation de l’homme à son appareil productif”. Nous pouvons observer jusque dans la musique que le pouvoir oppressif du son dégrade à la fois le producteur et le récepteur (la victime ?) du son. » (Prévost, 2004, p. 48). Les hauts volumes étaient dorénavant perçus comme synonymes d’un assujettissement des corps des partenaires et des auditeurs rendant – de manière supposée – impossible le dialogisme mutuel des individus présents à laquelle restait attachée l’improvisation libre. Élargissant le propos à l’instrumentation électronique de plusieurs groupes de cette époque, David Toop note : « Ce rejet des synthétiseurs était symptomatique d’une méfiance légitime de la puissance, à la fois dans un sens littéral et métaphorique ; d’un soupçon du courant électrique, de la densité et du volume ; de la puissance des individus charismatiques ; de la vigueur artificielle de tels instruments, capables de jouer au-delà des limites physiques de l’opérateur et d’engloutir avec la puissance de la machine les possibilités et les faillibilités du corps humain. » (Toop, 2005, p. 321) Dans un autre texte sur la scène électronique improvisée, il écrit encore : « Avec quelque raison, l’électrification était maudite, vécue comme une sorte de futurisme mussolinien, d’évolution darwinienne du mieux adapté et du plus bruyant, de triomphe du surhomme nietzschéen sur la subtilité acoustique. » (Toop, 2003)
Le volume extrême comme polemos
À travers ces trois exemples, nous pouvons observer combien la recherche esthétique promise par l’amplification et le travail sur les hauts volumes sonores reste inséparable des conflits qui ont pu l’accompagner. Si leur répétition leur donne une allure de poncifs – en dépit de leurs différences –, les débats particulièrement « sensibles » qui les nourrissent, rappellent dans le même temps la consubstantialité irréductible de la quête esthétique et du contexte sociohistorique, politique et idéologique qui la conditionne et qu’en retour elle peut, par là même, venir problématiser. Qu’il s’agisse de l’écoute synesthésique « massant les corps » mêlée à l’ambition d’un processus de (dé)subjectivation de l’auditeur, comme chez Cage, de la production d’un organisme vivant complexe grâce au feedback, comme chez Neuhaus, ou encore de la désidentification des individualités sonores et de l’immersion dans une masse afin d’y renouveler le rapport à la création collective, comme chez AMM, l’expérimentation sur l’amplification semble toujours être le corolaire d’une critique visant, en l’occurrence, aussi bien le caractère autoritaire de la discipline invoquée, que la violence des sons produits ou leur assimilation à l’idéologie capitaliste. Si on ne peut sans doute pas transposer directement ces conflits dans notre contemporanéité, ils me semblent souligner un point important de l’expérimentation sonore, en tout cas de sa potentielle dimension critique, à savoir son caractère polémique : ce polemos qui, comme l’indique Rancière, révèle le caractère litigieux de certaines configurations sensibles – « manifestation du dissensus, comme présence de deux mondes en un seul » (Rancière, 1990, p. 241).