LA MUSIQUE DANS LA PEAU
commentaire

Un phénomène vibratoire peut sembler objectivement ou non compliqué, informe, erratique et se comporter globalement comme du bruit. Selon l'endroit, le moment, le contexte, les circonstances, l'état d'esprit dans lequel on se place, un son apparemment simple, formé et régulier peut aussi se faire particulièrement bruyant, là et pas ailleurs, pour moi en tout cas. Bruyant, celui-ci, parce qu'investi d'une évidence beaucoup trop nette, suffisante en cet endroit. Il n'existe probablement pas de permanence perceptive face au sonore. Envisageons comme point de départ que la pratique de la musique est en mesure de créer transitoirement cette pérennité, cette continuité.

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Introduction

Le bruit n'est pas une fin en soi mais un enjeu dans ma pratique sonore, un enjeu de sonorité certainement, mais pas seulement. Mon propos va déborder l'approche strictement psycho-acoustique du bruit pour inviter à réfléchir à d'autres manifestations bruyantes. Celles, quelques soient leurs formes et leurs conséquences, que l'on peut croiser dans le développement d'un projet musical notamment. C'est peut-être ainsi, dans un effort d'élargissement de la notion de bruit à la problématique musicale dans son ensemble, que mon propos pourra trouver une légitimité.

Les motifs de la sensation de bruit ne sont pas à rechercher directement dans l'enchevêtrement sonore, en ce qui concerne la musique de sons continus en tout cas – pratique musicale dont il sera en l'occurrence question ici et qui est aujourd'hui la mienne. Les causes du bruit ne sont pas non plus exclusivement de l'ordre d'un jugement de valeur (culturel, coutumier, esthétique). Du moins c'est sur cette délicate hypothèse que repose en partie mon propos. Elles sont complexes et liées à la conduite du projet musical que l'on se propose de développer. Elles font partie de notre comportement musicien, de notre attitude face au sonore et, plus généralement, face au monde dirons-nous. Mon regard s'exerce de l'intérieur. Je me suis efforcé de maintenir tout au long de ce texte une maladroite mais nécessaire vigilance discursive. Celle-ci vise les préjugés forts et tenaces qui sont encore aujourd'hui solidement attachés à la notion de bruit.

À part entière désormais, le bruit fait partie intégrante de la matière « phénoménologique » de la musique. Et face à une approche esthétique qui, par bien des aspects, a volé en éclats, l'appréhension conceptuelle d'un fait musical se nourrissant du bruit peut sembler ingrate à réaliser. Il s'agit pour le moins d'avancer prudemment. Éviter par exemple de faire intervenir dans le discours des considérations peu ou prou moralisantes. Se prémunir contre la tentation d'adresser à la dérobée, aux musiciens simplement curieux du phénomène vibratoire dans son entièreté, des séries d'admonestations inutiles. Une approche éthique est sans doute nécessaire, mais il faut impérativement la délester de toute référence desséchante à une malencontreuse conception du bien et mal agir en musique. Une alternative stérile que l'on niche parfois soi-même aux confins de nos faits et gestes sonores. Une vilaine, manichéenne et corrompue alternative qui s'évertue, honteusement et de manière impudique, à faire du libre arbitre expérimental une transgression sans fondement. Ce n'est pas en regard de conventions (de nature purement diachronique) que l'approche du bruit peut profitablement être problématisée. La pratique du sonore n'est pas pour moi une activité « savante ». Il ne s'agit en aucun cas de rejoindre un ordre des choses sonores. La pratique engage l'individu dans son épaisseur et ne cherche qu'accessoirement une étiquette, une indexation, une filiation.

La recherche d'une continuité perceptive ne met en jeu aucun manuel du savoir-entendre appliqué au domaine de la performance sonore. Pas plus qu'il n'est nécessaire de trier les sons au départ, aucune attitude face au sonore n'est à proscrire. Une performance sonore peut prendre des aspects spectaculaires, ou plus exactement sembler être irriguée par une urgence, l'expression d'une véritable efficience opératoire. Cela veut-il dire pour autant que, sous couvert d'expériences sonores, se cache la recherche effrénée et irraisonnée d'une sauvagerie sensationnelle, une indécente exacerbation sensorielle ? La vie du musicien serait-elle devenue à ce point triste et vide ? Les sensations ont désormais toute leur place en musique. On peut avoir le sentiment, parfois, que la pratique musicale est une activité douloureuse parcourue de tensions sévères et exténuantes. À d'autres moments, les gestes et les expressions dégagent une indéniable félicité, sensualité qui réveille des pensées hédonistes. On peut dire la même chose de la danse, bien entendu. Le terme de performance, largement utilisé aujourd'hui, est en l'occurrence trompeur dans la mesure où ce qui transparaît de l'expérience, les plaisirs et les douleurs, n'est que l'effet collatéral de ce qui se joue. Tout en demeurant ce qu'il est, c'est-à-dire un réservoir de potentialités, le bruit, parfois, et parce que nous nous sentons dans la dynamique de l'instant expérimental, nous invite à sauter, franchir un pas vers une proposition d'écoute différente, renouvelée.

Franchir un seuil, solliciter différemment l'univers vibratoire, ce n'est pas nécessairement un acte frénétique, jubilatoire ou dicté par un sentiment musical séculaire dont nous serions tout-à-coup investi. L'enjeu est tout entier compris dans l'instant sonore, et tout est toujours à refaire. Ce que l'on peut en dire ensuite n'engage que la réflexion et, implicitement, l'exercice d'un jugement de valeur. L'impasse, forcément inévitable dans le contexte de l'expérience, n'est pas source de honte, de disgrâce, même si ensuite on peut se sentir mal à l'aise. Quant à la trouvaille, elle n'est pas révélatrice du génie qui nous habite et aspire à se nourrir de gloire. Il faut bien comprendre que le bruit, pour ce qui nous occupe ici, s'articule autour de deux axes, non pas chronologiques mais logiques, liés comme les deux faces d'une même entité. Il est, par certains aspects, le révélateur d'une attitude d'écoute en difformité, lorsqu'effectivement cela fait bruit et fait « mal », et dans le même temps expérimental il est la ressource, l'univers des possibles qui va nous permettre, le cas échéant, de questionner et de reconfigurer notre comportement musicien. La performance quant à elle, ne tend vers aucune forme de plaisir (ou de souffrance). Elle est essentiellement une tentative de prise de distance vis-à-vis de soi et du monde.

La difficulté est de tous les instants, elle fait partie intégrante de l'expérience. Elle peut s'exprimer par le fait de chercher à savoir quoi retenir, fixer ou encore reproduire dans un timbre, étendre ce qui se donne à l'écoute. C'est parfois bien tentant (mais on apprend vite à ne pas confondre tentation et désir, en musique comme ailleurs). On peut, c'est un exemple, un cas d'école, considérer le bruit comme l'effet d'une rupture qui se consomme. Non pas un moment d'étourderie ou d'imprudence, de lapsus ou de maladresse, mais de raidissement, de projection. Et l'on constate sans raisons apparentes, mais c'est déjà trop tard, que certains aspects saillants du sonore ont fait irruption et font désormais images, illusions pour ainsi dire. Leur rémanence dérange, perturbe. De toute évidence ils cherchent à se faire une place dans le champ musical spontané. Ils se comportent éhontément comme des artifices, des simulacres. Dans l'instant, c'est une réelle contrariété. La question de l'imminence d'un développement, d'un changement de paradigmatique nous presse de toute part. Et l'on se retrouve en porte-à-faux tant les choses à l'intérieur d'un processus expérimental sont versatiles et poreuses. Tout peut subrepticement se figer, s'engluer, atermoyer, prendre un haut et un bas, une direction et se donner en spectacle. Le charme de la ballade sonore est rompu. Pour un temps, on peut dire adieu aux sons. Progressions et développements font joyeusement surface, et se donne alors à entendre une sorte de mobilier sonore en kit ou encore une architecture sonore modulaire. Hommages malsonnants à la musique, références entendues et césures marquées arrivent à la rescousse. Bref, nous sommes prêts pour le cliché sonore assourdissant. Faut-il pour autant développer tout un discours moraliste sur la dangerosité de la pratique expérimentale de la musique ? Et-il là aussi besoin de mettre en place un principe de précaution ?

Reprenons le cours de notre mésaventure sonore. Un trait virtuose et courtois permet à chacun de se replier sur son quant-à-soi musical. Ou, c'est une variante, une distance affligeante s'installe, un no man's land remplace la sensibilité, la disponibilité pour le dire de manière moins affective. Un vide de continuité dans lequel les bruits les plus extravagants vont pouvoir courir à leur aise. Mais qu'importe, finalement, cela fait partie du jeu. Alors, et parce que le sonore est devenu le temps d'un enjeu, une ambition, il est pour le moins nécessaire de mobiliser beaucoup d'énergie pour se replonger dans l'instant. Cela fait mal et cela se voit, s'entend. La mémoire a souvent le dernier mot et il faut puiser douloureusement dans ses ressources, appeler des sensations enfouies pour trouver une issue de secours. C'est toujours le même mécanisme de perte de présence dans le rapport aux sons qui est en jeu. Trouver une clé, oublier l'impression de sape qui engourdit, engloutit et nous coupe des vibrations. Cela produit une impression générale de gravité comme si la musique nous avait bel et bien échappée. Dans ces moments le remède est parfois pire que le symptôme à traiter. On se raidit encore un peu plus, on fait preuve d'induction, on tente le tout pour le tout et en particulier la synthèse. On extrapole ou on se replie dans la généralité, les poncifs n'attendent que cela pour faire leur apparition. Que de bruits tout-à-coup, que de contorsions.

Quelle morale donner à cette banale histoire sonore ? Je serais enclin à dire que celle-ci se trouve tout entière comprise dans l'échappatoire qui sera mise en oeuvre pour sortir de l'impasse ainsi expérimentalement manifestée. Je veux parler de la médiation d'une forme toute prête puisée hors du champ de l'expérience, ce graal supposé créer de la permanence et donc supposément un répit ou un sens providentiels. Les formes sonores ont ceci de singulier qu'elles possèdent une rassurante propension à s'inscrire d'emblée dans un champ que l'on pourrait qualifier de théoriquement et musicalement acceptable, quelles que soient les circonstances. Elles font spontanément système et l'on se croit de ce fait à l'abri, parce qu'assemblages et combinaisons tiennent grâce à elles lieu de contexte, quoi qu'il arrive. Voilà bien la seule morale que l'on peut dégager, si tant est que cela ait une quelconque utilité. Non pas se vacciner contre le bruit, mais se préserver des formes apprises. Une esquisse d'approche bien peu généralisable de la notion de bruit se trouve sans doute là, dans ce mécanisme humain, comportemental. Les formes historiques qui supportent esthétiquement cette inertie musicienne du faire spontané ne peuvent, selon moi, servir d'explications. Sur le papier ce processus prend du temps pour s'écrire et se décrire. Bien souvent, dans l'épaisseur de la masse sonore et de l'instant expérimental, cette fausse note se déroule dans un laps de temps que l'on aura tôt fait d'oublier.

 

Le bruit n'a pas de réalité acoustique pour le musicien désireux de rencontrer le sonore. Il faut avoir une vision étroite, c'est-à-dire linéaire et objective de la forme, pour entendre dans un son une masse confuse et inextinguible qui se jouerait volontiers de nous comme d'une coquille de noix ballotée par des flots vibratoires déchaînés. Pour faire l'expérience du sonore, il ne faut pas chercher à produire ou écouter un son en particulier mais inscrire son geste, son écoute au sein d'un processus perceptif. C'est un peu comme à l'occasion d'une prévision météorologique. On est capable de prévoir localement l'ensoleillement ou l'encombrement statistique du ciel, la modélisation des flux d'air ascendants peut même permettre de donner une allure générique aux nuages. Mais on est bien incapable de prédire la forme précise de chacun d'entre eux ainsi que l'heure et le lieu exacts du déclenchement des averses de pluie. L'expérience du sonore nous place d'emblée hors de portée d'une quelconque maîtrise de l'acoustique des sons.

Comme tout processus, le processus sonore est par définition sensible aux conditions initiales, à la manière avec laquelle le protocole expérimental se met en place. Cet instant premier de l'expérience peut avoir des répercutions complexes, différées et non locales, qui compromettent toute tentative de contrôle strict de la matière sonore. Ce contrôle direct n'est d'ailleurs bien souvent pas envisagé. A l'instant [t+1], on ne sait pas à coup sûr quelle configuration de timbres va se former et cela n'est ni contraignant, ni entravant (ni extravagant). Le processus peut se comporter comme un effet papillon bruyant et cela peut se révéler être un magnifique tremplin exploratoire. Il n'est absolument pas question de dire que le phénomène soudain de l’emballement vibratoire nous laisse pantois, médusé et impuissant, comme si l'on se retrouvait face à une concentration spatio-temporelle d'adversités et d'ennuis sonores à gérer tous en même temps. Le bouillonnement bruyant d'un processus expérimental n'est pas une tempête acoustique que le musicien, supposé noble et héroïque, se proposerait courageusement et publiquement d'affronter dans la sueur et le sang.

D'une façon un peu idéale, disons qu'il faut jouer le jeu de la présence sonore, s'arrêter par endroits, regarder autour de soi, sentir, faire et bien-sûr écouter. Dans l'alternance des fragments de sons, ressentons simplement ce qui fait son ou bruit si l'on veut. Serait-ce une surabondance sonore, un excès passager de sons conduisant à un engorgement auditif ? Cela ne va pas de soi. L'impression de profusion, d'irritation, la sensation d'ennui, l'imprévu, le rare et le précieux, l'absence ou le petit rien sonore dont on se demande encore s'il a véritablement existé, tout cela peut manifestement faire musique en situation. La proposition, le jeu et le contexte, l'expérience nous invitent à déployer une attention particulière, une acuité soutenue, une disposition de « corps et d'esprit » propice, non pas à la découverte d'une harmonie, mais d'une continuité. Et, pour le musicien, c'est avant tout la continuité de sa propre présence au monde vibratoire. Aucune connaissance particulière n'est requise. Il ne s'agit pas de réaliser un examen factuel, juste de laisser libre cours à ce qui se produit et tenter d'être là.

Laisser filer l'instant, c'est la meilleure manière de le retenir, c'est-à-dire de profondément le vivre, l'inscrire dans notre chair musicienne. Belle philosophie de vie, comment ainsi espérer donner un sens à son existence (musicale) ? Pour le dire moins trivialement, c'est peut-être l'unique moyen de se préparer à vivre d'autres instants sonores. Et la pratique du son continu nous y invite, sereinement, en continu. Fuite en avant ou acquiescement à son propre devenir musical, avons-nous le choix ? Et dans la mesure où l'on peut toujours se garder d'exercer une écoute apriorique ou, plus précisément, où nous sommes capables de nous prémunir contre toute forme d'anticipation, on peut sans gravité ni souci se livrer (peut-être sans le savoir) à l'expérience d'une disposition aux sons que l'on pourrait qualifier de socratique« Sauter veut dire qu'il y a solution de continuité entre l'état dans lequel nous étions avant le saut et celui qui vient après le saut ; cela veut dire aussi que nous ne savons pas avant de le faire ce qu'implique ce geste et quelles en seront les conséquences. Le saut est nécessaire pour nous faire passer de l'extérieur à l'intérieur de l'accord qui nous précède. On ne peut même pas dire qu'on peut le faire. Il n'est même pas sûr que l'on puisse s'y préparer. Mais on peut certainement s'intéresser à cette opération envisageable. C'est un lieu où tout problème est résolu par avance ou dès le premier contact, car il n'y a plus de problème puisque l'on est à l'aise dans la situation sans chercher à la faire autre qu'elle n'est. Il y a problème lorsque l'on situe de travers les tenants et les aboutissants d'une situation ou bien lorsqu'on ne reconnaît pas ce que cette dernière nous présente ou que l'on n'y adhère pas. Un problème, c'est quelque chose qui s'exclut du mouvement d'ensemble ou de l'influence des proximités. La labilité de Socrate à l'égard des événements a pour effet qu'il n'y a plus de problème, puisqu'il prend tout comme il est, parce qu'être ivre ou ne rien boire sont des épisodes sans différence de valeur. Il n'y a plus de valeur, parce qu'il n'y a plus de jugement, mais seulement des places en rapport varié les unes vis-à-vis des autres. » in ROUSTANG, François. 2011. Le secret de Socrate pour changer la vie. Paris : Editions Odile Jacob.. « Il n'y a plus de valeur, parce qu'il n'y a plus de jugement » nous dit François Roustang. Pour peu qu'il soit disponible aux sons, le musicien n'est jamais confronté à des problèmes sonores, à des bruits acoustiquement parlant. Son écoute est attentive, la qualité de son écoute peut le faire tendre asymptotiquement vers plus de présence.

 

 

Ressources vibratoires, processus expérimental et virtualité musicale

Au niveau phonique, je me suis fabriqué un ensemble modulaire d'outils, numériques en particulier, pour interroger le bruit, ou plus précisément l'énergie vibratoire. Ces outils me permettent d'amorcer mon geste musicien au seuil formel du sonore. D'une manière que je qualifierais de souveraine et utopique, je me place techniquement en amont de toute structure sonore et de toute articulation musicale. Pour appréhender ce qui peut faire musique dans ces conditions pré-formelles, il faut avoir présent à l'esprit que le processus de l'écoute a beaucoup d'importance pour moi. Écouter, de mon point de vue, c'est se rendre disponible aux vibrations sonores, un engagement qui mobilise le corps dans son entier. Se mettre soi-même en contact avec la dynamique des sons. Accepter de faire l'expérience du sonore.

Dans les faits sonores, se placer au plus près de la matière vibratoire, c'est pour le moins se confronter à des considérations purement énergétiques. Cela veut dire que, sans précautions instrumentales, sans la mise en place d'un dispositif susceptible d'alimenter en permanence le son par exemple, le mode d'existence d'une matière vibratoire est sans grande surprise, conforme au principe de l'entropie. Livré à lui-même le son suit inexorablement son « destin » entropique. Foisonnant au départ, le bruit va plus ou moins rapidement se condenser en formes sonores « spontanées » et diversement persistantes. Le terme spontané est mis entre guillemets parce que les formes qui vont apparaître dépendent grandement des conditions initiales, c'est-à-dire de la manière avec laquelle on va initialement solliciter l'énergie vibratoire. Perdant de sa fougue en accord avec les lois de la thermodynamique, le bruit va se constituer en îlots de sons séparés par du vide vibratoire (et non du silence). Ces îlots, à leur tour de moins en moins chauds, souples à la vibration, vont finir sous forme de contractions caractérisées par une sorte d'évidence perceptive exponentielle. Tout se rétrécit autour des éléments les plus énergétiques du système, la sensation un court instant stabilisée d'un spectre de sons purs, resserré sur des couleurs sonores presque harmoniques, jusqu'à une rigidité finale, l'impossibilité de vibrer faute d'un apport en énergie. Le déroulement, quelque soit sa durée effective et sans intervention musicienne, est réglé comme du papier à musique.

Le jouer juste et précis dans la conduite d'une matière vibratoire, ce qui va en un mot l'inviter à perdurer et se faire son continu, car c'est bien de celui-ci dont il est question dans ma pratique, se trouve dans le dosage d'un apport régulier en énergie ; dans l'utilisation, entre autres, de boucles de réinjection, de feed-back permettant à la matière sonore d'exister pleinement, de proposer à notre écoute son propre espace-temps vibratoire. Ensuite, tout est affaire de sensibilité, de « style musical » si l'on veut. En effet, on peut très bien choisir d'alimenter la matière sonore afin qu'elle développe dans le temps de la performance sonore tous ses recoins, toutes les niches écologiques dans lesquelles des mondes sonores vont croître et formellement se diversifier et se complexifier. Cette manière de développer un son continu ne nous éloigne fondamentalement pas d'une proposition musicale s'articulant « classiquement » autour d'éléments formels discrets, autour de notes ou d'échantillons sonores par exemple. On assiste à l'émergence de structures sonores douées de propriétés formelles bien identifiées. À l'intérieur des timbres, ces contextures vont mettre à la disposition du musicien tous les ressorts expressifs de la musique (variations, combinaisons, oppositions et mélodies).

Pour ma part, j'ai choisi de mettre en œuvre un protocole différent, volontairement plus exploratoire. C'est pour cela, précisément, que le bruit est dans ma pratique un enjeu et non un effet, entendons une incarnation expressive. Le dosage de l'apport en énergie au sein de la masse sonore est pour moi un fait expérimental. Je me place, ou tente de me placer, sur le fil du rasoir énergétique et me propose de différer, de geler le développement formel de la matière sonore qui, dans le meilleur des cas, se meut sans fin dans l'état énergétique de sa prime jeunesse. Je m'attache à faire résonner l'instant d'un big-bang vibratoire, un lieu utopique où toutes les formes sonores contenues dans la matière en vibration, sont potentiellement présentes. Ça peut faire beaucoup de bruits. Un son continu n'a en soi pas de début ni de fin. C'est en quelque sorte une chorégraphie vibratoire qui, bien plus que l'installation et le déplacement d'objets sonores dans l'espace, interroge le mouvement propre, la déformation d'un corps vibratoire considéré essentiellement comme un milieu. C'est le désir, pour moi, de créer une musique virtuelle, ou plus précisément un tissu en soi indéfini de musiques, à la recherche permanente de leur actualisation formelle. Des musiques forcément diversement présentes pour l'auditeur qui accepte de jouer le jeu de l'expérience sonore, de la disponibilité aux vibrations et de l'écoute active. La sensation d'une musique qui se livre dans sa refondation « perpétuelle », son devenir, potentiellement bruyante dans la recherche d'elle-même. Une musique sans histoire mais pas sans traditions, lorsque je la « compare » à d'autres réalités musicales à travers le monde.

Mon geste musicien s'attache à maintenir en fusion ce qui, dans le son, tend à s'installer comme un état stationnaire de la matière et finit par se poser formellement. Ce qui se dépose dans une matière sonore a tendance mécaniquement à proliférer, à s'imposer, à esquisser une direction musicale, un parti pris sur le monde sonore. Il y a bien là, me direz-vous, les traits effectifs de la permanence que nous nous proposons d'entrevoir. Mais ce n'est pas une permanence de cet ordre que je recherche. Je voudrais, expérimentalement tout au moins, éviter de situer mes propositions sonores dans une veine d'emblée musicale. J'ai bien pris soin au départ de parler d'une permanence perceptive initiée dans un contexte musical. Mon souhait n'est pas d'entendre celui-ci venir se substituer à la sensation sonore. Ce n'est pas ce à quoi j'aspire.

 

 

Écouter avec les pores de la peau

Ce que j'aime donner à entendre, comme des tremplins pour l'auditeur, des invitations, ce sont ces heureuses surprises, de celles qui affleurent lors d'une rencontre, d'une engageante et accessible disponibilité à l'instant, qui m'envahissent et me font vibrer au sens plein du terme. Il m'arrive d'accueillir des éléments résonants venant du sonore, déjà présents, latents, que je n'avais pas encore appréhendé dans leur nouveauté, pas plus que je n'avais mesuré la profondeur avec laquelle ils me touchent, ni l'activité qu'ils suscitent en moi. Des réalités sonores que je désirais sans doute secrètement rencontrer, sans même le savoir, sans avoir à aucun moment soupçonné leur existence, ou peut-être lors d'un rêve, d'une évasion musicale éveillée. Des sensations sonores troublantes qui, dans l'instant, sont capables de me replacer sans dérobades dans le champ de mon propre devenir musical. Et plus encore. Des sensations qui ne s'offrent pas comme des objets formatés et conditionnés, consommables, images à collectionner, accumuler, classer, répertorier, nommer, géo-localiser, colorier avec les nuances de couleur d'une palette prête à être vécue. Des sensations qui ne laissent pas indifférent, qui mettent à nu, qui ne s'expriment finalement que si je suis disposé à me vivre selon d'autres inflexions, décidé à remiser certaines de mes certitudes laborieusement acquises, ouvrir ma confiance à la sensation (et l'on m'a pourtant bien appris à m'en garder), à ces versants non pas inouïs, mais non encore explorés de l'univers vibratoire. Etre autrement avec soi et vis-à-vis du monde l'instant d'une musique et, pourquoi pas, par un effet de rémanence perceptive, de mémoire corporelle, aller au quotidien et dans un mouvement, une attention renouvelée, vers une disponibilité sensorielle accrue.

Autant dire que l'écoute est primordiale dans ce type de pratiques musicales, une proposition d'écoute favorisée par la continuité d'un son à vivre comme un milieu perceptif. Une fois le processus lancé, mes interventions consistent régulièrement à mettre en danger ce qui se donne à entendre, les « en-soi » sonores qui apparaissent, se revendiquent, et cherchent à s'approprier temps et espace. Dans ces conditions, l'apparition d'une structure sonore est accueillie comme une intrusion parce que, le plus souvent, sa raison d'être perceptive est stratégiquement de retenir, instituer, défendre. Une structure formelle est systématiquement convaincante, démonstrative. Une forme, quant à elle, est d'emblée complète, dissociable, catégorielle, à contre-courant d'un désir, très vite importune, indiscrète, tapageuse. Elle demande implicitement à perdurer et ainsi ne parle plus de devenir mais de survie. Son plus riche mode d'existence est pour moi transitoire et non prémédité. Dans un son continu, on peut dire que, globalement, statistiquement, les formes sont toujours les « mêmes ». Mais il n'en est rien, ce n'est pas un kaléidoscope. La dynamique énergétique interne à la matière vibratoire interdit à la forme sonore d'entrer dans le champ de la durée, exclut sa généralisation. Les formes sonores à l'intérieur d'un drone vont et viennent et se répètent en dehors de toute identité allusive, allégorique. Elles sont en permanence nourries par le magma vibratoire, ne peuvent plus faire modèle, repère, habitude. Elles n'ont plus la capacité de fermer autour d'elles le champ des possibles. Elles s'expriment autrement et traversent des contextes musicaux imbriqués en établissant une continuité perceptive au sein du plasma bruyant.

Dans un son continu, je produis et entretiens les vibrations de telle sorte qu'elles soient susceptibles de s'adresser, dans le même temps expérimental, à l'oreille et à la peau, indifféremment, à l’ouïe et à la perception tactile. Pour réaliser cela, j'ai développé des dispositifs numériques spécifiques favorisant le contact corporel avec le son. J'ai en particulier conçu des outils permettant de provoquer la distorsion du son qui est précisément et très logiquement, dans ma démarche, une manière de compromettre l'apparition de formes sonores stables. La distorsion du son renforce la sensation de matière et celle d'immersion ; leur donne à toutes les deux toute leur ampleur. Elle fait vivre la matière sonore plus intensément. Le son déborde alors la perception auditive, les vibrations s'évadent du cadre formel de l'audition et, sous « l'effet » de la distorsion, migrent vers la peau. De la sensation auditive, la musique tend à voyager vers des parties du corps qui se trouvent du même coup mobilisées, prêtes elles aussi à vivre cette disponibilité de « corps et d'esprit » que demande une écoute expérimentale du fait musical.

La matière s'impose et la distorsion s'éprouve comme une invitation à s'installer physiquement dans le son, lequel n'est plus contenu dans une forme auriculaire, n'est plus destiné à une seule et unique interprétation canonique du fait sonore. Le son bave, déborde, devient enveloppant et chaud, des sensations thermiques, tactiles, localisées dans tout le corps. La distorsion fait jaillir, chanter et se bousculer sur notre peau les possibles sonores. Une poussière de textures qui s'offre insouciante, pour le plaisir, micro-variations désordonnées et joyeuses, enchevêtrées et qui ourlent la bordure du son, font s'amuser la matière comme un être potentiel qui se jouerait du temps. La distorsion lie le son à lui-même, à la confluence de la pure énergie et du sensible, brillance tactile qui pénètre sans facétie notre poitrine, libère le ventre, et nous donne envie de respirer pleinement, si je puis dire. Un drone sonore est un milieu fluidifiant la mobilité interne, susceptible également de favoriser un voyage introspectif à fleur de matière sonore, d'organes, de chair et d'os. Il renforce la formidable ductilité de notre désir, lui permettant de rencontrer le sonore hors de tout décorum formel, par le seul truchement des affinités vibratoires. La proximité est flagrante avec cette matière sonore puissante et dense qui masse notre peau, nos organes internes et fait résonner notre squelette. Nous sommes touchés par le son et, dans le même instant perceptif, nous le touchons.

Peut-être devrais-je dire les choses avec plus d'apathie, de tiédeur ou de frigidité, d'une manière moins ampoulée en un mot, pour qu'elles soient pleinement entendues ? Il m'est régulièrement reproché de commettre des textes ne possédant pas l'âpreté ou l'austérité que réclame une diffusion experte, autorisée, objective et scientifique. La critique récurrente qui m'est adressée concerne une forme de revendication qui se dégagerait de mon écriture. Surpris et ignorant, j'avoue être encore aujourd'hui grandement effaré par cette argutie déconcertante consistant à confondre allègrement engagement et pétition, exigence et réclamation. J'ai bien conscience que ma réflexion repose en bout de course sur l'écoute, sur le bon vouloir de l'auditeur, sur sa capacité à accepter le jeu de l'expérience sonore. L'auditeur fait pour moi partie à part entière de l'aventure vibratoire. Une performance sonore n'est délibérément pas un divertissement, c'est peut-être cela qui dérange. Pour autant, mes propositions sonores ne sont pas marquées du sceau de la gravité. Rien de sérieux et pourtant ce n'est pas un amusement, une distraction, un passe-temps libertin, esthète ou dilettante auquel on participe avec un sourire complice et des clins d’œil entendus. La technologie numérique que j'articule en situation de jeu tient avec des morceaux de ruban adhésif et des bouts de ficelle logiciels. C'est à chaque fois une expérience à partager et j'ai juste la prétention de penser que tout cela est sensible. Rigoureusement, ce que je peux en dire ensuite est à prendre sans détours, comme un fait d'expérience, mais cela n'a rien à voir avec une quelconque forme d'injonction.

C'est ainsi que pour moi la peau, sans doute le lieu originel de la conscience de soi (interface avec le monde dirions-nous aujourd’hui) est expérimentalement le siège de sensations saisissantes, « authentiques » musicalement. Précisons rapidement ce que j'entends par là. Il faudrait sans doute un long développement pour cela, mais essayons, sans entrer dans le détail, de bien poser le sens de cette notion d’authenticité. La modalité perceptive tactile, de tous nos sens, est la seule à s'exercer d'une manière « spontanément » bilatérale, symétrique parce qu'elle nous initie à un ressenti singulier et profond, la réciprocité perceptive. Toucher c'est être touché, un acte mutuel, synallagmatique. C'est rencontrer pour employer une formule, et ceci évidemment sans préjuger du ressenti qui s'en dégage. Que celui-ci soit doux, chaud et agréable, froid, abrasif, violent ou abusif, là n'est pas la question. Toucher et être touché, une rencontre entre notre désir de sons et le devenir de la matière sonore. Et ceci, scrupuleusement, parce que la « saturation » de l'audition (auriculaire) que je recherche permet corporellement d'irriguer notre écoute de l'intime conscience d'une réciprocité sensible. Aucun animisme, aucun vitalisme dans cette remarque, je ne considère pas que le son soit doué d'une conscience. Je désire juste signifier qu'en situation d'écoute, et compte tenu de la dynamique vibratoire, il peut se comporter comme une entité vibrante, un « organisme » poreux, réactif, informé et réflexif, que l'on peut à loisir rencontrer.

On peut, sans trop se fourvoyer, comparer cela au principe de la piézo-électricité. L'image est peut-être surprenante mais, à bien y réfléchir elle peut se révéler éclairante. On connaît le microphone piézo (micro contact), plus surement l'allume-gaz ou le quartz de la montre. À chaque fois, de la matière se déforme (le quartz) et, en se déformant, produit de l'électricité (étincelle). Le phénomène inverse existe également, d'où la possibilité de faire osciller un quartz à une fréquence stable dépendant de son volume et de la manière dont il est taillé. De même, en reliant un micro piézo à la sortie d'un amplificateur alimenté par une source sonore il se produit du son. Enfin, et cela a une importance pour moi, ce phénomène réversible liant déformation et énergie est présent dynamiquement, c'est-à-dire réciproquement au cœur même du vivant, dans le fonctionnement des cellules vivantes. D'ailleurs, il a été constaté que la piézo-électricité des tissus vivants est la première chose qui disparaît à la mort.

Faire l'expérience du sonore, c'est avoir la sensation que la matière vibratoire dans laquelle on est momentanément immergé déforme notre corps, crée en nous une étincelle, renouvelée si l'on veut, une énergie qui s'adresse en plein à notre désir de sons. Et, réciproquement, parce que nous pouvons, physiquement, sensiblement, nous mouvoir dans le son continu, notre présence, qui fait écran localement, déforme les vibrations, contribue à la modification de leur énergie, leurs donne pour soi et dans l'instant expérimental une configuration sensiblement différente. Les milieux immersifs des sons continus nous invitent, ou plutôt invitent le corps à réintroduire les vibrations, en toute conscience, dans le circuit sensible de notre présence au monde. Les matières sonores, que je sollicite dans la continuité de leur présence énergétique, se déploient dans l'espace (le lieu concret de la diffusion) à l'image de masses vibratoires dynamiques de différentes densités, parcourues de noeuds d'énergie mouvants qui se font et se défont au gré des résonances, des réverbérations, du déplacement du public. Des masses que l'on peut traverser ou dans lesquelles on peut s'installer localement, momentanément, et qui viennent, non pas par atavisme mais parce qu'elles se propagent, à notre rencontre et nous touchent sur toute l'étendue du corps. C'est en tout cas pour moi la condition d'une présence musicale au bruit, une continuité perceptive plus qu'auditive au sens strict.

 

Autres sources de bruit : les « maux » pour le dire (musicalement)

Nous disions, en introduction, que le bruit peut prendre de nombreuses modalités d'existence dans un projet musical. Des aspects peut-être moins directement liés à la réalité acoustique du sonore. C'est ce que nous allons tenter d'aborder maintenant. Gardons présent à l'esprit, et par delà les chemins sinueux que je me propose maintenant d'emprunter, le fait que nous parlons toujours bien de la même chose, c'est-à-dire de la problématisation du bruit en musique.

Il existe pour moi un immense fossé de non synchronicité séparant la pratique sonore de sa conceptualisation, une source flagrante de bruit. Ce pourrait même être une hypothèse de travail à part entière. Comme si du bruit provenait du fonctionnement propre de la pensée musicale, son attrait spontané pour la généralisation sonore. Une faculté mentale qui nous invite, de manière persuasive, à extraire un sens plutôt qu'à intégrer du sens. La frustration est grande car dans la pratique, dans l'écoute, le sonore n'est pas un ensemble d'occurrences de sens, mais un réseau de sensations qui fait sens (dans le meilleur des cas), qui s'inscrit, comme nous le disions, dans une continuité perceptive, une signification sensible, si je peux me permettre. Le sens dans un son continu ne s'abstrait pas, il s'éprouve en permanence, si tant est que la pratique d'un drone sonore nécessite la médiation d'une signification. Le son ne prend pas un sens, il fait (ou non) sens. C'est là toute la « magie » du son continu. Les mots sont incapables de s'inscrire dans la contemporanéité de celui-ci, toucher l'essentielle, spontanée et surtout indéfinie dynamique des masses vibratoires. Les mots nous placent d'emblée dans une sorte de culture musicale. Le jugement conceptuel, car c'est bien de cela dont il s'agit, introduit à l'endroit du bruit de l'usage, de la modalité, une attitude formelle supposée du bruit, alors qu'il est par principe un élément dynamique d'une expérience sonore. Pour le dire différemment, parler de bruit en musique c'est d'emblée prétendre que dans le son existent des éléments résistants et dépourvus de dispositions formelles. Ostensiblement, les mots sont impuissants, inaptes lorsqu'il s'agit d'appréhender le bruit dans son élémentaire et potentielle réalité énergétique, vibratoire. La compétence des mots est formelle, ils sont entièrement tournés vers la désignation d'une forme. Alors que, pour moi, la forme apparaît, elle est subsidiairement recherchée.

Pour le « musicien expérimental », la question ne se pose pas en termes de catégorisation. Pour lui, une expérience sonore est un véritable espace-temps qui se superpose à l'occasion d'une écoute ou d'une performance sonore, au temps et à l'espace mondains. Un univers en soi, qui se manifeste cycliquement et donne dans l'instant la sensation d'une proximité, d'un contact avec un fait musical, l'imminence (jamais accomplie) de la musique. L'expérience sonore a lieu quand « ça » fait musique, quelque soit la durée de la sensation, et sans que cela ne rentre dans une classe formelle identifiée ou préalablement posée, sans aucune connotation esthétique. Les vibrations acoustiques ne sont pas pour l'expérimentateur sonore le lieu d'une confirmation, d'une homologation, voire d'une consécration. Il n'est pas un expert dans le domaine des formes sonores. C'est ce qui m'a fait rejeter très tôt le solfège des objets musicaux de Pierre Schaeffer. Il y a expérience quand on a l'impression (désolé pour l’imprécision du terme) que causes et effets tissent entre eux un réseau de relations solidaires, non réductibles, une configuration organique, active, autonome et émancipée qui se dérobe bien souvent à tout prolongement empirique. Une autre dominante caractérise l'expérience sonore. Ne s'attachant pas à un objet sonore ou musical topique, celle-ci s'articule avant tout autour d'une quête de sons, au coeur d'un projet musicien toujours en devenir. C'est-à-dire, nécessairement, un investissement problématique de l'univers des vibrations sonores, et donc du bruit. Quelque part, tout est dit.

Les musiciens se sont dotés, et depuis fort longtemps, de panoplies impressionnantes, ingénieuses et fertiles d'outils d'écriture et de techniques, de dispositifs instrumentaux pour incorporer, conquérir, associer le bruit et le son dans la musique. Il a bien fallu pour cela qu'ils définissent des palettes de valeurs, faire du « parasite » un trait formel. Les instruments amplifiés et électriques, les technologies de l'échantillonnage numérique et l'enregistrement audio ont grandement contribué à l'édifice. D'une manière un peu prompte, soit, on peut même aller jusqu'à dire que le musicien donne fréquemment l'impression de « faire toujours la même chose » (drones et sons continus) ou de faire n'importe quoi (musiciens bruitistes), mais en tout cas de produire inlassablement les mêmes sons. A la recherche de quoi ? D'un timbre, d'une sonorité qu'il va patiemment sortir, extirper du bruit. N'y a-t-il pas chez lui, et c'est peut-être ce que l'on attend (entend), une science du jugement sonore spontanée, une intelligence particulière, une propension et une inclination très adroites à repérer et sublimer ou rendre pertinent de manière virtuose parfois, ce qui n'est pas encore de l'ordre de la musique et qui sonne faux ? Ne sommes-nous pas autorisés à dire qu'entre le phénomène vibratoire et l'auditeur, le musicien exerce un filtre dynamique en introduisant ou en initiant, là où manifestement il n'y a que bruits, une proposition d'écoute ?

Pourtant, du faire au dire s'instaure un changement radical d'approche. Le faire est indissociable de l'écoute, le dire s'inscrit quant à lui dans une perspective, la reconstitution de l'écoute. L'expression d'un cheminement qui se fait à l'envers. Et l'écoute n'est résolument pas une perspective mais un comportement. Si la musique est vecteur de continuité perceptive, l'écoute a pour « vocation » de rendre possible cette continuité. Ce qui ne veut en aucun cas dire que l'écoute soit une stratégie musicale. Elle exprime une disposition vis-à-vis du sonore, pas une manœuvre, ni une tactique. L'apprentissage de ce hiatus est parfois long et malaisé. L'écoute ne garantit en rien la continuité perceptive, elle la prépare tout au plus. L'écoute ne devrait pas suppléer ou se superposer à ce qui se passe, elle est la condition de sa réception. La pensée musicale, quant à elle, est hors du temps et du champ de l'expérience sonore. Parler de bruit en musique, c'est bien souvent consteller ses commentaires d'observations faussement naïves et surtout punitives pour le sonore. Disserter directement sur le bruit, c'est bien souvent laisser sourdre un sentiment négatif et contrefait de crainte ou de soupçon stériles et abusivement empiriques vis-à-vis du sonore. Un sentiment qui n'a pas cours en situation d'écoute ou de jeu musicien.

Lorsque l'on se propose de réfléchir au bruit en ayant la prétention de se placer dans le contexte d'un projet musical, l'expression d'un goût, d'une disposition, d'un tempérament pour tel ou tel aspect vibratoire enchâssé dans une forme pour les besoins de la description est pour le moins équivoque, inopportune, voire franchement insupportable par rapport à la manière dont les choses se déroulent en situation. Combien malaisé doit être l'exercice d'une pratique musicale reposant sur des préjugés, des parti pris, des idées préconçues concernant le sonore ! De la défiance vis-à-vis du monde vibratoire, voilà bien le sentiment que laisse une démarche notionnelle coupée de la réalité actuelle de l'expérience du son. Mener une réflexion autour des finalités musicales d'une pratique sonore ouverte aux bruits serait pourtant aujourd'hui d'un grand intérêt. Envisager une sorte de « téléologie » musicale incorporant le bruit ne peut pourtant se faire directement. Il faut un biais pour conjurer les effets de sens, il faut parler d'autre chose et, en particulier, des conditions dans lesquelles cette connaissance peut se développer. Et ceci parce que, désormais, la musique se vit comme une expérience et que, de ce fait, il est primordial de veiller à ne pas substituer les ressources du langage à la trame éphémère et fragile d'une musique qui, essentiellement, existe dans l'instant.

 

Un bruit peut en cacher un autre

Entre le faire et le dire, la différence est dans « l'après coup » des mots. Lorsque l'expérience sonore s'est épuisée, si l'on peut dire et, face à la sensation soit d'une absence de continuité soit d'un trop plein de musique, on s'aperçoit avec légèreté que bien souvent l'on a rien de particulier à dire. Peut-être avons-nous tout simplement besoin de laisser les sensations accomplir leur travail physiologique. Les mots ne sont pas impliqués dans la prise de conscience qui s'opère dans ces moments de fines, subtiles et légères structurations sensibles. Pas vraiment de choses à dire, pas maintenant, « je n'ai pas les mots ». Juste une impression d'ensemble, stimulante, qui se propage et libère un processus intime ne s'apparentant à aucune débilité connue. Une simple phase de repos aussi importante que le sommeil. Ce qui fait rencontre sonore dans l'instant, ce qui fait musique à l'occasion et permet d'évoluer musicalement, c'est-à-dire se mouvoir dans le son, est bien souvent source de méprises et de confusions, de bruits, lorsqu'on essaie de le rappeler, de le décrire et l'analyser. Le langage parlé peut à loisir embrasser, télescoper toutes les situations.

La question ne porte pas sur la capacité de médiation des mots, mais plutôt sur les effets et le résultat de celle-ci. Mettre des mots en lieu et place des sensations, c'est bien souvent produire artificiellement de la complexité, de la confusion, une articulation qui n'est pas celle du faire. C'est encore brouiller ce qui, sans augurer les prémisses d'une quelconque théorisation, sans annonces stylistiques ni perspectives esthétiques, se dépose silencieusement dans la conscience. Parfois, souvent, il faut faire confiance à cet avertisseur corporel et fidèle qui se déclenche en nous comme une alerte, un remue-ménage à l'encontre de l'exercice spontané et accommodant de notre capacité d'analyse verbale. Cette mise en garde irréfléchie, qui se manifeste en nous par une agitation soudaine lorsque l'usage des mots excède le ressenti sonore, transgresse l'expérience musicale, tend à fabriquer une expression axiomatique, bref, devient toxique pour la chair (sonore), équivoque et périlleux pour la musique, un abus de langage. Etonnamment, lorsque tout est encore ardent ou en train de se diffuser, l'absence de mots est communément comprise comme un aveu d'abattement, de langueur, d'insatisfaction feinte ou chronique. Les moments qui suivent une expérience sonore sont souvent hantés par une attente dissipante, ruinante et dérisoire. « Alors, qu'en dis-tu ? » Et l'on cherche la parade. Pour ne pas perdre la face ou par politesse, on s'arme d'infinies et sans doute vaines précautions oratoires. La phonation s'enraye d'elle-même et nous évite mécaniquement de dire à brûle-pourpoint quelque chose que l'on serait susceptible de regretter par la suite. Et c'est tout le corps qui se met à résister. Il faut se faire violence, trouver le bon mot. On se prend alors les pieds dans le tapis, on renverse son café ou s'écrase lourdement contre une baie vitrée, de grands moments d'inutile solitude. Malgré tous nos efforts, cette crispation transparaît comme une misère, une détresse, une déficience cabossante. Dans un mouvement de repli, on prononce enfin cette parole qui nous est si familière et qui finit par se former dans un soupir : « je sais pas ».

Entendons-nous bien. Les mots peuvent se montrer asphyxiants dans la stricte mesure où, indépendamment de la pertinence de ce qui est dit, ce qui se dit peut venir irrémédiablement conjecturer, empiéter, devancer, compromettre, abîmer parfois rudement ce qui pourrait advenir par la suite musicalement et qui lentement, c'est un travail de longue haleine, une discipline, s'initie en nous. Difficile dans ces conditions d'échanger, peut-être même de penser et, à plus forte raison, d'écrire. Parler à propos d'une rencontre sonore, c'est mettre le doigt dans l'engrenage d'un mécanisme féroce et implacable qui, par delà le questionnement légitime qu'il peut faire naître, convie une logique bâtisseuse intronisant un sens dominant et autoritaire parce qu'implicitement doué d'un don d'ubiquité. Un sens sclérosant qui injecte dans la mémoire fragile de nos sensations une dose massive d'idéalité, mélangée à un savant cocktail d'attributs artificiels, « hors sol » et spéculatifs.

Une sensation sonore appelle du temps. Elle se nourrit de calme, de l'humidité du corps, de l'odeur de la sueur, de la tranquillité d'un moment de repos pour, le cas échéant, trouver une place dans le processus somatique musicien. Les mots n'ont cure du bricolage et des tentatives qui font et se défont dans l'instant. En parler c'est invariablement les justifier. Les mots instaurent une mathématique immédiate, c'est-à-dire sans intermédiaire sensible. Les mots ne sont pas la cause de tous les maux, mais ils sont parfois à l'origine de contorsions, convulsions, distorsions, agitations inutiles et, de mon point de vue, ils ont une efficacité structurante bien limitée. Ils sont vecteurs de bruits, en tant que paroles projetées, c'est-à-dire hypothèques et parasites contaminant une pratique à venir. Chercher à traduire en mots un ensemble de sensations, quelles que soient celles-ci, c'est se préparer à une gymnastique verbale périlleuse qui se termine le plus souvent par une pirouette disgracieuse et maladroite. On finit par éprouver immanquablement le besoin peu réjouissant, désagréable et frustrant de se justifier, justifier sa pratique. Sans maniérisme ni arrogance acceptons, assumons le fait de nous sentir mal à l'aise, handicapés et parfois paralysés lorsqu'à l'occasion il nous est demandé de décrire les formes sonores qui viennent de se produire. Je suis désolé, a-t-on envie de répondre, le son n'est pas du ressort de mon imagination.

Le langage s’exerce en musique comme un envahisseur, au point de faire perdre parfois à notre élan musicien le peu de spontanéité qui le caractérise. Les tournures du langage font allègrement commerce de ce qui s'est produit et a décalé notre perception juste ce qu'il fallait pour éprouver du son. La grammaire des mots donne du temps et de l'espace une vision planifiée, homogène et normée. Est-ce bien ainsi que les choses se sont déroulées ? Le systématisme quasi automatique de la réflexion non poétique, informe, figure, découpe, atomise, aligne, trace et concocte des formules coercitives là où il n'y a vraisemblablement dans les faits que concomitances et appropriations passagères. Des éléments épars, des brides d'événements, des faits (à coup sûr) que nous avons saisi de manière parcellaire, instable et précaire, du quotidien parfois, de l'ordinaire et de la trivialité également, le bruit d'une porte ou la sonnerie d'un téléphone dans le public, tout cela fait tout à coup histoire mis en mots. Mais quelle histoire ? Ça parle en nous sans que cette parole ne se satisfasse d'une quelconque localisation, ça raconte, suppute et développe des impressions qui sont toujours a posteriori. Des effets de sens qui s'arrangent pour occuper une place de choix, centrale. Qui s'imposent à l'esprit en monopolisant l'attention comme si une vérité allait s'énoncer. Que faire de ces récits lorsqu'on se retrouve face à son instrument de musique, quelle place leur (re)donner ? Cette parenthèse est peut-être longue mais elle n'est pas superflue, malgré sa portée « philosophique » sans doute prodigieusement terne et discutable. Elle parle résolument de bruits, d'un bruit patent dont la cause, et sans chercher à se donner de mauvaises et fallacieuses excuses, est sans commune mesure avec le phénomène sonore.

Pratiquement, j'ai doté le ciel profond de mon appareil notionnel et formel, en ce qui concerne le sonore (mon écoute en un mot), d'une constellation de repères qui n'en sont pas, dans la mesure où, en soi, ils n'ont pas ou peu de sens musical. Tout est ouvert et se veut problématique. Je n'ai fondamentalement aucune croyance en matière de vibrations et je me demande même régulièrement, face ou à l'intérieur du sonore, si l'écoute, comme on le dit sans sourciller, est l'apanage du système auditif. Est-ce l'expression d'un dispositif de représentation personnel exsangue, chaotique et désordonné ? On peut le penser tant l'épaisseur des éléments formels sur lesquels je me fonde se fait en fin de compte sibylline. Les traits pertinents de mon système d'écoute ressortent comme des lieux fourre-tout qui se prêtent volontiers à toutes les exégèses. Un examen plus attentif, et même si l'on peut y voir la manifestation navrante d'un substrat élémentaire chimérique, laisse apparaître un ensemble d'invitations à faire forme, mais ailleurs, plus tard, autrement, dans un espace et un temps qui sont toujours à venir. Des latences formelles à investir avec sa sensibilité, à interpréter à l'occasion, en lien étroit avec les sensations qui se présentent. En situation, dans un contexte vibratoire, il y a bien pour moi des formes qui se dégagent, mais celles-ci ne sont pas généralisables. Je ne cherche pas à les noter, à les abstraire, en faire des modèles de comportement sonore. Une forme n'est pas reproductible, elle nous indique simplement qu'en l'occurrence, là, maintenant, sans qu'aucune règle perceptive ni esthétique ne puissent le prédire, quelque chose de musical se produit. Pour soi, ce quelque chose s'éprouve comme un déblocage momentané, un préjugé qui s'efface pour un temps, l'écoute qui se déplace. Et l'on peut se sentir, sans mots ni prétention pendant quelques instants, musicalement présent.

 

Disponibilité et désir de sons

Cette idée directrice de disponibilité à l'instant vibratoire désigne pour moi, non pas la règle du jeu expérimental, le protocole exploratoire mis en oeuvre en présence de sons, mais la condition de l'expérience du sonore. On ne peut faire l'expérience du son sans une « certaine » disposition impliquant tout le corps. L'exposé manquerait son but si nous ne tentions pas d'aborder plus clairement cette notion. Comme nous venons de l'entrevoir, il est difficile de bien poser cet état de disponibilité qui, par définition, ne se commande, ni se décrète. Le mécanisme en jeu est propre à chacun, personnel. Il est de plus complexe et peut-être même pas toujours distinctement conscient. Ce qu'il est possible de dire, d'une manière correcte et tangible, c'est que cette impression d'ensemble, quel que soit le nom qu'on lui donne, est en dernier ressort attachée solidairement à ce que nous désignons, faute de mieux et depuis le début de l'exposé, par un « désir de sons ». Désirer du son, aller le rencontrer là où il n'y a pas (encore) de repères formels. Qu'entendons-nous par là ?

Premièrement, que le désir n'est ni autoritaire ni impératif. Il est « irrésistible », une sorte de curiosité nue et sans arrière-pensée. Contrairement aux idées reçues, il ne réclame aucune nouveauté intrinsèque, aucune extravagance non plus. Il ne se nourrit pas de fantasmes sonores à grand renfort de décibels. D'autre part, il s'exprime d'une manière éminemment reconnaissable et à des moments très précis. À l'instant, et c'est fondamental, où nous avons en bloc, intégralement la sensation que c'est, en quelque sorte et encore une fois, la première fois que l'on est en présence de sons. Je ne peux malheureusement dire mieux. La sensation positivement absorbante, nantissante que l'écoute se renouvelle. Ce peut être à l'occasion de sons cent fois entendus. Cela n'a aucune importance. En musique les préliminaires, si je puis dire, sont délicieusement importants. Ça ne marche pas à chaque fois, bien entendu, on est certain d'une seule chose, tout est toujours à refaire. Pour cela, il faut sans doute s'interdire d'imaginer des sons. Il « faut » plutôt, et sans effort, laisser littéralement se remémorer en soi, corporellement, des situations. Toutes sortes de situations et pas forcément sonores, par lesquelles on a pu avoir la sensation que quelque chose se dégage, matière palpable à sentir, et non des objets à photographier, répertorier, classifier, épingler, méditer. Ne pas forcément envisager des espaces particuliers, de préférence quelque chose de l'ordre d'une proximité, une présence sans visage ni attitude particulière. Nous parlons de choses simples, là, qui s'imposent à nous sans violence et qu'il convient pour le moins d'accepter pleinement, à l'intérieur de chacun de nos tissus charnels. Les choses simples auxquelles nous faisons allusion, ce sont aussi et prioritairement tous les « événements » qui se produisent dans le champ de l'expérience. En dire plus serait sans doute vain. Tout un chacun est humainement constitué et prêt à ressentir cette sensation intégrale, pour peu qu'on accepte d'accueillir cette complétude phénoménologique. C'est la sensation en présence de sons que des frontières se diluent, que du bruit devient richesse sensible et potentiel sonore.

Être disponible c'est accepter la plasticité paradigmatique de l'expérience du bruit. Ce n'est pas, et d'une manière experte, accumuler du savoir-entendre. C'est plutôt, par exemple, oublier l'idée de coïncidence, quand bien même et par commodité on attribue superficiellement nos sensations à cette impression. Se mouvoir dans le son en « terme » de coïncidences nous fait immanquablement aller trop vite en besogne, abîmer, bouleverser, dégrader, violer ce qui se donne à entendre. Se placer dans la coïncidence nous livre un peu trop facilement au hasard, nous donne à penser que tout se vaut, une sorte d'équivalence, d'interchangeabilité des corps (sonores) à la mode aujourd'hui. Fort heureusement, il n'y a rien d'aussi désespérant, impudique et machinal dans un maelstrom vibratoire, aucun prêt-à-porter, prêt-à-vivre (consommer). Essentiellement, pour moi, la dynamique vibratoire n'entretient résolument aucune familiarité avec les statistiques. Parce que tout, dans une masse vibrante, et en particulier le fait qu'elle soit entretenue comme un son continu, contredit les lois des grands nombres. Et c'est bien en réaction à une approche stochastique de la musique, qui n'arrivait manifestement pas à satisfaire ma quête de sons, que je me suis mis au fil du temps à envisager une pratique du son continu.

La continuité énergétique à l'intérieur de la matière foisonnante d'un drone n'est pas l'effet passif et aléatoire d'une somme statistique de coïncidences sonores. Un drone peut parfois se donner à entendre comme un bruit blanc (au sens acoustique du terme), mais il est bien plus que cela. Distorsion et feed-back contribuent à faire de la sensation de continuum sonore une temporalité interne et poreuse à la matière vibratoire elle-même. Le passé et le futur du son se mêlent dans la boucle complexe et savamment dosée que réalisent les procédés de réinjection. La continuité, la densité ainsi engendrées, toutes entières sous-tendues par un processus, ne créent pas seulement du contact, de la proximité, un voisinage aléatoire. Elles sont dynamiques, « informées », et par elles le tout juste passé du son affranchit son futur, lui donne toute sa liberté, l'éclaire sur ses potentialités, le renseigne sur son devenir. La chaleur d'un drone savamment développé est peut-être aussi là, dans le principe de réflexivité qu'il procure à la matière sonore. Au coeur du bruit et par la mécanique du feed-back, le son est contenu en lui-même, à chaque instant entendu.

Désir de sons et expérience sonore, si cela fonctionne, c'est simplement parce que les conditions sont réunies. Il ne faut pas chercher à prolonger une configuration que l'on sait à l'origine passagère. Lorsque je fais un son, je n'ai pas l'impression qu'un mouvement balistique d'ensemble me guide vers un destin musical. Je n'ai pas de formules magiques ni de pensées incantatoires. Tout est toujours à refaire et c'est une grande liberté. Aucun noyau insécable, rien de posé ou de donné, rien d'inévitable non plus, pas d'horizon sémantique. La continuité que nous cherchons à entrevoir n'est pas dans les sons, mais dans notre disposition face à eux. Par le procédé du feed-back le son est à chaque instant, de lui-même, potentiellement complet et énergétiquement autonome. Il n'attend rien de moi. Résumée ainsi, ma conception de la pratique sonore peut sembler navrante, désarmante. Ma démarche dans son ensemble peut laisser présager superficiellement une sorte de propension, une addiction à la prescription et à la promesse. « Vous verrez bien, faites l'expérience et vous vous rentrez compte par vous-mêmes. » Voilà peut-être tout ce que j'ai à dire lorsque l'on me pousse dans mes retranchements. De là sans doute l'impression d'avoir affaire à une pensée doctrinale et circulaire, manifestement coincée dans sa propre incapacité à raisonner librement. Le qualificatif de pensée « minimale » conviendrait sans doute mieux. Une pensée dans laquelle du sens s'insère, se glisse à l'occasion de propositions, de fragments d'événements croisés, de liens inattendus ou anodins. Du sens, s'il en est besoin, qui renvoie à l'herméneutique de chacun.

 

Le bruit entendu de l'intérieur

On peut entendre dans mon propos non pas une revendication, mais le souci de préciser les tenants et les aboutissants d'une pratique vis-à-vis de laquelle, et de mon point de vue, beaucoup de choses mal saisies ou erronées sont véhiculées. Rien n'interdit au lecteur d'aller méthodiquement un peu plus loin et de conduire, pour lui-même, l'exposé jusqu'à sa complétude. Ce qui est en jeu dans ce texte peut déboucher sur une proposition « d'introspection ». Une façon conclusive de faire rebondir mes préoccupations personnelles, d'envisager les propriétés heuristiques qui les irriguent, de se donner matière à réflexion. Car ce que je cherche à exprimer n'est pas de l'ordre d'une conviction intime, d'une croyance individuelle, ni même d'une espérance isolée. Encore moins d'un jugement de valeur, même si paradoxalement tout semble dans les faits reposer sur lui. C'est quelque chose que je ne possède pas, que je ne pourrais posséder. Que je ne peux non plus assigner ou activer à loisir pour les besoins de l'observation, ceux de la dissertation, ou bien encore pour le plaisir. Quelque chose enfin que l'on peut avoir parfois la sensation de vivre et qui pourrait s'apparenter à un surcroît de présence au monde (sonore).

Faire de la musique, c'est quoi ? Solliciter énergétiquement des objets matériels ou virtuels, déployer des ondes sonores qui s'invitent généreusement dans l'espace environnant ? Oui, parfois c'est cela et c'est facile. Sans autre enjeu que le jeu qui s'instaure spontanément entre le geste et les flots de vibrations. Secouer, remuer, souffler, démonter, désaccorder, amplifier, combiner, ça marche, dynamiquement, tout se lie sans façon. On se sent complètement articulé, curiosité et contact sont au rendez-vous, les capacités sensorielles et motrices s'entendent et sont complices. Ce n'est pas pour autant que l'on doit se sentir prolixe. On se surprend simplement à trouver une place, une position, un endroit propice à l'écoute. Écouter, dans l'instant nous avons paradoxalement tout notre temps pour cela. C'est une sensation somme toute fort agréable, unique. Sentir que rien ne presse, que l'on est en quelque sorte hors du temps mondain où tout ostensiblement semble défiler sans retenue ni délicatesse, crûment, sans charme ou légèreté, à la vitesse du son. N'oublions pas que c'est à l'intérieur de ce milieu en apparence inhospitalier, éphémère, précaire, périssable, bruyant, que se développe une acuité propre et la sensation de présence. Sans doute parce que l'effervescence vibratoire qui nous semble familière sans pour autant nous paraître routinière, et sans bouger, peut parfois corporellement nous donner la sensation d'un rapprochement, d'une intimité avec le son.

Des barrières auditives tombent certainement et l'on s'ouvre encore une fois à l'énergie qui est en action. Une certaine chaleur nous envahit, envie de jouer, de communiquer son enthousiasme passager. La musique adoucit les mœurs, dit-on, mais elle ne rend pas pour autant béat ou peloteur. S'ouvrir au contexte sonore, ce n'est pas en jouer comme d'une bagatelle, ni non plus l'accepter comme une délivrance. La disponibilité dont nous parlons n'est pas synonyme d'acceptation. Une sensation profonde qui n'a aucune ressemblance avec de l'affect. Quelque chose que l'on ressent comme si c'était la première fois, disions-nous, et en outre que l'on reconnaît solidement ancrée en nous. Une plongée en soi, une mise en résonance de tous les lieux et les instants de soi, de présence à soi. On ne se donne pas sans tempérance ni tempérament, on se rend disponible à ce qui se passe, on est sensible, sans jamais perdre le lien qui nous relie à nous-mêmes. Aucune possession de part et d'autre, nous sommes deux, le son et moi, sans équivoque, sans aucune osmose. La rencontre n'est pas de cet ordre, l'autonomie mutuelle est entière. Je suis libre de faire l'expérience du son et c'est en cela que mon propos peut susciter un intérêt.

Pour les autres, et pour une partie de soi-même sans doute encore un peu, le bruit (celui qui dérange) est peut-être en fin de compte celui de notre « précieux » et personnel, intime désir de sons. Pourquoi pas, après tout, puisque dialectiquement j'essaye de me rendre disponible tout en restant résolument situé au plus près de moi. Est-ce à dire que se jouent là les affres de la libido narcissique et (évidemment) primaire de l'artiste cherchant désespérément à s'augmenter au travers de ses créations ? Dans les faits, l'expérience du sonore, lorsqu'elle est authentique, ne laisse que peu de temps et d'espace pour se contempler, ni d'ailleurs se faire aimer. Il ne s'agit pas de se sentir exister, mais d'être présent, c'est toute la différence introduite par la notion de disponibilité au sonore. Un changement d'envergure peut-être subtil, mais de taille, une vision de soi moins prestigieuse soit, beaucoup moins affirmée également. Il est toujours question de désir, comment peut-il en être autrement ? Refaire pour soi la musique, ce n'est pas l'inventer, s'octroyer des dons de créateur, c'est tout bonnement refaire un cheminement musical et, effectivement, mais pour de toutes autres raisons, flirter avec son propre désir. Le processus est en apparence singulier, gratuit, touchant, admirable. Rencontrer le sonore pour se sentir présent au monde vibratoire. On ne se contemple pas, on est curieux de soi sous l'impulsion de je ne sais quel déterminisme gratuit. Il y a déterminisme parce qu'on n'a pas découvert cela un beau matin. Ce n'est pas non plus le fruit d'un intense effort d'abstraction.

Cela s'est sans doute imposé sans y penser, comme une seconde nature, très tôt, très jeune. Adulte, on peut sans doute mettre des mots. Le meilleur moyen de se connaître, d'apprendre à se vivre, à être simplement là, c'est d'être curieux de l'autre et curieux du monde qui nous entoure. Être attentif à tout ce qui constitue le milieu et, par la même, quelque part nous réalise, y compris les plus petits riens qui peuplent notre environnement, jusqu'au grain de poussière dansant dans un rayon de lumière. Et, à l'évidence, cela ne peut fonctionner que si l'on évite soigneusement de se construire une image excessive et démesurée de soi. Cela ne va pas sans inconvénients au quotidien, mais c'est une autre histoire. Et pour éviter la transparence par excès de modestie, on apprend très vite à manier l'humour. Si l'adulte curieux de lui-même, de sa présence au monde, peut être confondu avec un être immature resté bloqué à un moment de son mûrissement, ce n'est pas à l'étape narcissique du développement qu'il faut songer, mais bien à un stade antérieur de la maturation. Une époque de la vie où « l'individuation » fait poindre en nous la sensation d'un tout, d'une unité, d'une totalité, d'une tonalité personnelle. Le musicien épris de présence sonore est un hominien antérieur à l'humain narcissique. Son comportement est celui d'un enfant et, loin de chercher à se faire aimer, il a grand besoin d'être rassuré, en permanence, de se sentir vivant, d'éprouver son existence. Je sais bien que l'usage, désormais répandu, du son comme arme de dissuasion ou de torture non létale, peut laisser présager, en regard des vibrations sonores, la possibilité d'un danger, une extrême violence. Pourtant, dans mon parcours musicien, et même si parfois il faut se « protéger » quelque peu, je n'ai jamais eu la sensation que des vibrations me voulaient foncièrement du mal. L'ancrage que réclame la pratique de l'expérience sonore est personnel. On ne fait pas l'expérience du son parce que désormais c'est un bon moyen de montrer que l'on a tout compris en musique, ou parce que c'est à la mode depuis quelques décennies. Mais bien parce que l'on trouve dans cette pratique un prolongement « naturel » à la manière avec laquelle notre corps tend à se faire chair au travers du monde et, en l'occurrence, d'une immersion vibratoire. Cette parenthèse est importante. Elle permet de couper court à toute interprétation exaltée ou inspirée d'une démarche qui se veut rigoureuse à défaut d'être singulière.

Se rendre disponible, ce n'est pas se placer dans une position de méditation, ou de contemplation non plus. Je ne cherche pas spontanément à oublier mon corps ou bien encore les pensées serviles qui font régulièrement de ma vie une suite robotique d'actions pulsionnelles. Je ne prétends pas chercher à me fondre dans l'univers souillé et rouillé qui file à la vitesse de la lumière vers son propre anéantissement. Plus modestement, quelque chose aspire en moi à vivre une présence au monde. Je désire effectivement en prendre conscience, à défaut de chercher à comprendre, le mécanisme vital qui pourrait l'expliquer et pour le moins m'anime (j'ai cessé d'avoir cette prétention, la vie n'en est que plus sereine). Vivre, pleinement ou non, là n'est pas la question. Être attentif, disponible, ce n'est pas embrasser l'univers dans son ensemble, par dévotion, mysticisme ou à la recherche d'une illumination. On ne peut même pas parler de bienveillance tant l'exercice est contemporain de la conscience que l'on a de soi. C'est un travail à plein temps, parfois en complet décalage. Et il n'y a résolument aucune teneur morale dans mon propos, aucune visée éthique. C'est simplement, sélectivement en tout état de cause, l'expression d'une attention, d'une sensibilité à ce qui est autour de moi et résonne en moi comme un alcoolat, un carburant, un extrait essentiel qui entretient, cultive et pourquoi pas excite le désir de vivre. C'est aussi cela faire de la musique. Il se trouve qu'en l'occurrence ce sont tous les petits riens, les événements les plus infimes et négligeables ainsi que les choses les plus insignifiantes du milieu dans lequel j'évolue qui essentiellement me font vibrer. Précédemment et d'une manière parodique (l'auto-portrait caricatural est un exercice de salubrité individuelle) j'ai justifié cette disposition, ce dispositif conscient, par le fait que j'étais resté désespérément un enfant. Mais si l'on creuse un tant soit peu le portrait, on s'aperçoit qu'il y a là plus sérieusement, sans gravité pour autant, la marque d'une indubitable et authentique démarche expérimentale. C'est assurément le bruit qui m'attire spontanément. Ce halo indifférencié en apparence, que l'on apprend très tôt à négliger par soucis d'efficacité sans doute, le bruit de fond du quotidien. Une matière impondérable, non substantielle, présente et pourtant non objectivée, formellement évacuée, chaotique, brownienne et non dite qui constitue à mes yeux (et mes oreilles) un salutaire et intarissable potentiel de vie. Ce peut être en dernier lieu ma définition du bruit.