PSEUDOMANIE (NOTULE)
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Et si choisir un « blaze » n'était pas seulement une coquetterie ? Emmanuel Bulot nous propose de penser l'usage du pseudonyme comme une forme de résistance au formatage de notre identité sociale.

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Le pseudonyme est souvent connoté par l’idée qu’il ne s’agirait que d’une coquetterie littéraire, que d’un jeu compliqué avec les noms d’auteurs ou de personnages de fiction, en somme un « exercice spirituel » pratiqué au sein de petits cercles d’initiés. Or c’est une grossière erreur d’appréciation. En premier lieu, ce jeu n’est pas sans danger comme l’a amplement prouvé la vie de Romain Kacew qui prit d’abord le nom de Romain Gary, obtint un prix Goncourt, puis, sous le pseudonyme d’Émile Ajar, un second prix Goncourt. Au-delà de la polémique, provoquée par le fait qu’un même auteur ne peut pas recevoir plus d’une fois cette distinction littéraire qui l’a poussé à surenchérir dans la mythomanie, certains de ses biographes ont émis l’hypothèse que, pris dans les contradictions de ses identités multiples, il finit par douter de sa propre identité jusqu’à tomber dans une forme de psychose qui aurait gâché la dernière partie de son existence.

 

De plus, il suffit d’évoquer le « nom de guerre » que prit Henry Tanguy, Henry Rol en l’occurrence, avant d’adopter celui d’Henry Rol Tanguy en 1970, pour comprendre que l’adoption d’un pseudonyme peut être une nécessité vitale dans diverses formes d’engagement. Les résistants de la seconde guerre mondiale prenaient des identités d’emprunt pour entraver la machine administrative de l’ordre nazi et pour protéger leurs proches. Cette fonction du pseudonyme rejoint celle de l’anonymat, adoptée par de nombreux écrivains pour éviter d’éventuelles censures, aussi bien que le choix de Jean-Baptiste Poquelin d’exercer son métier sous le nom de Molière afin de protéger la réputation de sa famille. Et il y a encore de nombreuses raisons à ces manipulations de noms, par exemple André Almuró dont on peut supposer qu’il a simplement voulu, en choisissant cette identité, rejeter « le nom du père » qu’il avait en horreur.

 

 

 

Il faut encore mentionner l’hétéronyme qu’un écrivain utilise pour incarner un auteur fictif, possédant sa vie propre, mais imaginaire. On a ainsi pu recenser plus de soixante-dix hétéronymes utilisés par Fernando Pessoa au long de son œuvre, dont trois principaux que l’on retrouve de manière récurrente. Mais tandis que la plupart de ces hétéronymes restent cantonnés dans le corps de l’œuvre, il en est d’autres qui s’en évadent, par exemple Jean-Baptiste Botul, personnage fictif, écrivain de son état, créé en 1995 par le journaliste Frédéric Pagès et ses amis de l’Association des Amis de Jean-Baptiste Botul (A2JB2). Le brouillage de la réalité par ce qu’on pourrait appeler, en référence à Geneviève Fraisse, « le dérèglement de ses représentations », est devenu flagrant lorsque Bernard-Henry Lévy, dans son essai, De la guerre en philosophie paru en 2010, s’en est pris à Kant, « ce fou furieux de la pensée, cet enragé du concept », citant les recherches de Jean-Baptiste Botul dans son ouvrage intitulé La vie sexuelle d’Emmanuel Kant.

 

N’accablons pas l’ex « nouveau philosophe » qui ne fut pas le seul à se laisser piéger par ce montage ingénieux. En effet, les créateurs de cet auteur fictif avaient pris soin d’établir sa biographie, le faisant naître le 15 août 1896 à Lairière, et décéder le 15 août 1947 dans ce même village, le présentant comme un philosophe français se réclamant de la tradition orale et n’ayant, de ce fait, laissé aucun ouvrage écrit officiellement. Il aurait connu de nombreuses personnalités de son époque, aussi diverses que Lou Andréas-Salomé ou Henri Désiré Landru, que Jean Cocteau ou François Le Lionnais. Il aurait rejoint l’Amérique du Sud en 1946 avec une centaine de familles allemandes fuyant l’avance soviétique et fondé la ville de Nueva Königsberg. Ses « ouvrages » sont donc des éditions établies par ses zélateurs : La Vie sexuelle d'Emmanuel Kant, édition critique établie par Frédéric Pagès (1999) ; Henri-Désiré Landru, précurseur du féminisme. Correspondance inédite entre Henri-Désiré Landru et Jean-Baptiste Botul, édition établie par Christophe Clerc et Bertrand Rothé (2001) ; Friedrich Nietzsche et le démon de midi, édition établie par Frédéric Pagès ; La Métaphysique du mou, texte établi et annoté par Jacques Gaillard (2007) ; Du Trou au Tout, Correspondance à moi-même [tome I], texte exhumé, édité et commenté par Jacques Gaillard (2012).

 

Notons encore que si Bernard-Henry Lévy a, pour une fois, reconnu sa bourde, il a été récompensé de sa bonne grâce par le « prix Botul » en 2010, l’année de parution de son ouvrage cité, ce qui était une certaine manière de reconnaître son « botulisme », même refoulé. Du coup, on pourrait de nouveau évoquer un jeu littéraire, certes sophistiqué, mais avant tout gratuit, donc sans réelle motivation ni conséquence. Mais on se fourvoierait une fois de plus dans une interprétation commode et apaisante, en réduisant la pratique du pseudonyme à un simple recours aux ressources d’une mémoire cultivée, à un éclectisme compliqué et maniéré, ayant pour seule fonction de donner un équivalent sensible à des réalités spirituelles. On pourrait bien sûr évoquer tous les décadentismes et leur propension à l’invention érudite, à l’imitation ingénieuse des œuvres accumulées par la culture. Mais ce serait faire fi de toutes les pratiques qui sont aujourd’hui les principales sources de pseudonymes : le tag, le « graff » et, surtout, l’Internet.

 

 

 

En effet, même si un certain journalisme peut, par un usage facile et corrompu de la langue, associer ces pratiques contemporaines, et principalement urbaines en matière de tag, de graffiti ou, plus largement, de culture hip-hop, à une prétendue décadence de notre culture occidentale, il serait bien difficile, cependant, de les rapprocher des « compositions de lieu avec application des sens » des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola ou de la « tortue décorée », à la carapace incrustée de pierres précieuses, de Robert de Montesquiou. S’il fallait évoquer une quelconque décadence, ce serait celle d’une langue ruinée par une oppression finissante mais encore très puissante, et devenue incapable de nommer rien de réel sinon dans son propre reflet. En fait, ces pratiques ne peuvent être associées ni aux décadentismes raffinés et instruits des siècles précédents, ni à l’anomie actuelle de certaines de nos sociétés. Elles répondent au brouillage volontaire et administré des codes et des normes de la vie sociale par un brouillage des identités.

 

Les « tagueurs » et les « graffeurs » n’ont pas de pseudonymes mais des « blazes ». Et pour les premiers, la production graphique se borne à une typographie originale de ce nom. Quant aux pseudonymes sur Internet, ils ne permettent l’anonymat que par le contournement du fonctionnement « normal » des réseaux sociaux et autres environnements de communication. Malgré tout, ces nouvelles pratiques du pseudonyme s’inscrivent dans une tradition de refus du fichage bureaucratique. On sait que la police, et pas seulement celle des régimes totalitaires, n’a eu de cesse que de ficher la totalité de la population et en particulier des nomades qui, par leur mode de vie, s’ingéniaient à échapper à cette réduction identitaire. Jusqu’à une période récente, on pouvait encore se promener dans Londres sans avoir à justifier de son identité par la production du document idoine, mais les bouleversements migratoires ont été le prétexte pour la plupart des administrations à ne plus reconnaître d’existence qu’associée à un justificatif non ambigu.

 

Dans ce nouveau contexte, on conçoit aisément que les « tagueurs » et les « graffeurs » ne signent pas leurs « œuvres », ou simplement leurs présences, en exposant leurs identités administratives. Puisque ces activités sont illicites, elles doivent être clandestines, donc anonymes, comme les sabotages des résistants. Mais le pseudonyme fonctionne tout de même comme un signe de reconnaissance, dans une société « secrète » qui n’est souvent pas moins structurée que sa forme « officielle » comme on peut l’observer dans ce qu’on appelle le « dark net ». Du point de vue des administrateurs de l’Internet, comme de ceux des lieux publics, et fussent-ils les moins attrayants ou les plus honteux, il n’est pas question que ses utilisateurs échappent à leur surveillance. Or c’est précisément à déjouer ce contrôle que sont occupés les « tagueurs » et autres « geeks » et, si nous mettons à part les activités véritablement criminelles, les traces qu’ils laissent signifient avant tout que cette surveillance a effectivement été enrayée. Il suffit de voir avec quelle rapidité les tags sont « nettoyés » dans certains quartiers de Paris pour comprendre qu’à défaut de pouvoir en identifier les auteurs, et les punir, on fait au moins en sorte d’effacer les traces de leur existence.

 

 

 

La « pseudomanie » n’est pas une activité futile. Elle répond à une nécessité de se protéger de la bureaucratie pour, précisément, préserver son identité profonde. Tout « pseudomaniaque » agit par une sorte de volonté de ne pas se laisser réduire et enfermer dans la déclaration administrative de son existence, et d’échapper à la surveillance que permet cette confusion de l’individu avec sa carte d’identité. C’est un individu à tendance paranoïaque, dont la principale occupation consiste à brouiller les pistes afin de déployer son existence sur des plans inédits, plus ou moins avouables, mais qui en tout cas transcendent un peu l’abjecte assignation à être ce qui lui échoit de par son inscription, dès sa naissance, dans l’une des cases de la société humaine, dans l’une des fonctions qui en permettent la perpétuation comme s’il s’agissait d’une ruche ou d’une fourmilière.

 

Ça n’est effectivement pas une activité sans risque car, de même que dans une ruche ou une fourmilière, l’individu dont le comportement n’est pas conforme à l’identité qui lui est assignée est menacé. Dans les sociétés d’insectes, il est en fait rapidement éliminé. Dans les sociétés humaines, cela ne se produit que lorsque l’individu n’a pas l’intelligence ou l’inventivité de l’escroc. Mais il n’est pas quitte pour autant car il peut aussi se perdre dans ses propres inventions. Tant que la paranoïa reste « critique », c’est-à-dire est une forme contrôlée des représentations de son existence ou une « hyperrationalité », elle est une configuration bénigne de la « pseudomanie ». Mais si la mythomanie qui résulte de cette démultiplication de personnalités interfère avec un domaine de réalité où s’exerce un quelconque contrôle social, par exemple dans le cas du double prix Goncourt, il peut se produire un emballement. Dans ce cas, le « pseudomaniaque » est pris à son propre jeu et son existence, qui consistait à « habiter la contradiction » d’une manière insouciante, devient un enfer de contrôle de soi-même, pour ne pas être démasqué.