IL VAUT MIEUX MAL PÉDALER MAIS PÉDALER QUAND MÊME
intervouïe
INTERVOUÏE DE YANN TOMA PAR GÉRARD L. PELÉ

Yann Toma, artiste-chercheur et président à vie de Ouest-Lumière, revient à l'occasion de cet entretien sur son parcours artistico-administratif. Il esquisse des pistes pour transcender les moments d'aliénation de nos machines abstraites quotidiennes.

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L’entretien a été mené par Gérard L. Pelé. Il a été enregistré et retranscrit au plus près puis corrigé par Yann Toma.

 

Gérard L. Pelé (GP)

Il y a une période que je connais moins dans ton parcours. C’est pour ça que je fais référence à la toute première période : tu m’avais invité à aller te voir dans cette ancienne usine et il y a eu un certain nombre d’expositions que tu as faites qui utilisaient beaucoup les ampoules, les compteurs ; et puis après on a vu apparaître ces photographies d’ouvriers, fiches signalétiques, toutes sortes de documents, et la première chose sur laquelle je voulais que tu t’expliques un peu, c’était sur ce basculement entre le moment où ce sont les objets électriques que tu exposes et le moment où tu vas commencer à t’intéresser et à exposer – et en tout cas à mettre en scène – les archives elles-mêmes.

 

Yann Toma (YT)
Ce qui est intéressant dans la période que tu as connue (qui est une période charnière dans mon travail), à travers la visite de cette ancienne sous-station EDF que j’ai investie pendant près de trois ans à Puteaux, c’est que ce lieu était un peu en déshérence et, dans le même temps, en activité. Tu as pu connaître cela et j’en suis très heureux. Peu de personnes autour de moi ont connu ce lieu et son contexte. Il y avait dix pour cent du site qui était encore en fonctionnement ; le tout faisait à peu près quarante mille mètres carrés, c’était une énorme friche industrielle. On se trouvait alors à une période de profonde mutation de l’industrie française de l’énergie, un moment de rupture. Quand je suis arrivé sur le site de l’ancienne sous-station de Puteaux, j’ai d’abord été soutenu de l’intérieur par le contremaître du site, un agent EDF issu d’une tradition ouvrière ; il avait été d’abord ouvrier chargé d’un secteur et puis il était devenu contremaître. J’ai assisté par la suite à son remplacement par une énarque qui avait pour feuille de route de tout liquider. Je me rappelle de tous ces objets inanimés que j’avais découvert, qui étaient plutôt des objets électriques. À ce moment précis, ils ont sans doute été éclairés d’une manière très singulière par l’état de tension sociale qui existait sur le site même. Ce contexte a considérablement joué dans la mise à jour d’une tension féconde au cœur de mon esprit, entre situation et plasticité. Les événements que j’ai pu vivre sur le site même ont été considérablement fondateurs.

 

J’accédais à la sous-station de manière assez régulière. J’y accédais même la nuit. Cela dura pendant près d’un an et demi à deux ans. J’y découvrais très fréquemment de nouveaux territoires insoupçonnés et inspirants. Confronté que j’étais, par la force des choses, à des objets abandonnés, je travaillais sans m’arrêter. C’était passionnant. Je découvrais des objets électriques, des objets de mesure, des objets liés avant tout à l’activité industrielle et, également, des objets à forte résonance esthétique, plutôt surannés, des années soixante-dix - quatre-vingt, qui étaient complètement oubliés. Pour moi, c’était le lieu de l’étonnement permanent. J’affectionnais particulièrement cette atmosphère que j’avais connue différemment étant enfant, une atmosphère en même temps ancrée dans le passé et qui devait activer autre chose de l’ordre de l’absence ; c’est-à-dire faire surgir les fantômes et la mesure d’une usine qui était en fonctionnement à plein régime quelques décennies en arrière. Au fil de mes prospections, j’ai fait une découverte décisive : cette sous-station EDF s’appelait auparavant « Ouest-Lumière » et elle avait été ainsi nommée de 1903 à 1946 (date de la nationalisation des entreprises françaises anciennement privées). Au détour d’une prospection dans les étages abandonnés de l’usine, la découverte même des actions au porteur, dans une salle qui était murée depuis les années 1920, a été un événement majeur dans mon parcours. A jaillie alors l’idée de réactiver symboliquement cette entité oubliée et de lui donner un sens nouveau : par la fiction dans un premier temps, mais aussi, par la suite, par des installations lumière. Poussé par ma volonté de comprendre et d’étudier la notion de mémoire collective, en résonance avec le mémoire de maîtrise que j’écrivais sous la direction de Jacques Cohen, mémoire intitulé « Exhumation de l’usine », je décidais d’installer ma base dans un secteur plus central, au sein d’un ancien bâtiment des années trente. Très régulièrement, j’y invitais les agents de la sous-station, les gaziers, les électriciens et je leur proposais d’y consulter les dossiers de leurs parents, de leurs grands parents. Cela me permettait de comprendre la force de la présence même de ces personnes au contact des objets récoltés, l’importance de la charge énergétique de ces acteurs du monde du travail sur ma compréhension du contexte historique dans lequel je me trouvais. J’ai commencé à me dire que je pouvais peut-être rendre possible une réactivation du lieu au niveau métaphorique et y acheminer une part de mon énergie artistique. Réalimenter de façon inattendue des objets qui étaient supposés morts, à l’état d’abandon, voués à la disparition.

 

Ça a été un véritable tournant dans ma vision personnelle de la société. Dans mon mémoire, à l’époque, je citais à un moment Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley et également L’Ève future d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam… Dans le contexte de cette réactivation, l’expressionnisme allemand prenait un sens profond et structurant, nourri que j’étais par ma fréquentation régulière du brillant philosophe Jean-Michel Palmier. Ma relation à l’objet passait par la réactivation, la réanimation, par une forme de résurrection de l’objet en autre chose, une forme de transsubstantiation, pour prendre une terminologie catholique proche du vocabulaire de Michel Journiac, catholique en même temps. S’opérait dans le corps même de ces objets inertes une relation en tout cas très charnelle. Si bien qu’à partir du moment où j’ai commencé à réactiver ces objets, je me suis progressivement tourné vers l’extérieur et c’est là que j’ai réalisé mes premières œuvres, avec des ampoules notamment. Ma première exposition personnelle eut lieu dans la galerie Anton Weller où je présentais une installation : un cercle de trois mille ampoules électriques inertes au sol composée également d’une ampoule allumée suspendue. Ce dispositif suspendu, mis en mouvement, créait du corps, une vibration, et entraînait le regard du spectateur vers autre chose que ce qu’il voyait, donc dans une expérience qu’il pouvait vivre par l’expérience du mouvement de circularité dans lequel il est plongé. C’était finalement un processus de reconstitution, une sorte de réanimation, un acte de réactivation de ces objets et certainement une activation de ma propre identité. J’y vois une analogie avec le monde de la danse. Mes parents étaient danseurs-étoiles et m’entraînaient tout le temps à l’Opéra de Paris pour assister aux spectacles dans lesquels ils se produisaient. J’étais plongé dans les lumières, dans l’arrière-scène, dans les coulisses, dans un rapport constant à la scène et à l’exposition du corps à l’électricité, aux spots, à la lumière. Je pense que cette relation a été fondatrice. C’est un retour certainement psychanalytique entre mon enfance et cette restitution.

 

Ouest-Lumière est devenue le leitmotiv de mon travail, le cadre même de mon activité, la compagnie dont je me suis investi en tant que Président à vie. Elle est devenue la répétition d’un acte que j’avais conceptualisé auparavant, puisqu’à l’âge de huit ans j’avais déjà créé une société fictive et éponyme : la Société Yann Toma. Il faut rappeler en effet que Ouest-Lumière avait existé autrement dans mon imaginaire d’enfant avec des documents, toutes sortes de référencements, consignés aujourd’hui dans ma monographie publiée aux éditions Jannink, accompagné d’un texte remarquable de l’historien de l’art Marc Partouche. Dans cette évolution qui se répète cycliquement au fil de mes périodes de vie, il y a, et c’était le cœur de la question, un glissement de l’électricité vers l’Énergie Artistique (EA)…

 

GP

Des objets représentant l’activité de l’usine, aux objets utilitaires, qui représentent un côté gestionnaire ou bureaucratique : c’est le terme que tu utilises parfois.

 

YT
Oui en effet, c’est un aspect assez intéressant parce que je l’ai éprouvé en tant qu’agent de liaison… Ma fibre bureaucratique a été exaltée par une expérience de dix-huit mois dans le cadre de mon Service Civil qui s’est déroulé au Centre National du Cinéma (CNC), où, là, j’étais affecté au service de la communication. J’y écrivais les « regrets », les « remerciements », les préfaces de festivals, les discours de remises de médailles du ministre de la culture ou bien des textes de présentation des personnalités, des articles sur l’activité interne du CNC. Par cette expérience, je m’immergeais dans une administration et ses contraintes, avec aussi cette violence latente à laquelle j’étais soumis quotidiennement de la part de ma hiérarchie. Étant très lyrique dans mes textes, il me fallait me faire violence et détricoter en permanence ce que j’avais écrit. L’administration et ses aberrations ont été pour moi une source féconde d’inspiration.

 

Parallèlement il y avait aussi l’administration universitaire et puis l’engagement politique. Je pense que cela a été très important pour ma formation. J’ai compris comment fonctionnait l’université et comment je pouvais aussi, moi-même, en tant qu’étudiant, faire valoir mes idées auprès de mes collègues, puis m’émanciper. C’est aussi un moment où je me suis libéré verbalement, physiquement, territorialement. J’ai trouvé un espace, une oxygénation et des contraintes majeures puisque je remplissais, dans le même temps, l’obligation citoyenne de mon Service Civil. Il y avait une découverte de l’administration, de sa violence sourde et de son aberration. C’était une étape préliminaire, de préfiguration de mon œuvre ultérieure. Dans le cadre de mon mémoire de thèse de doctorat (sous la direction du Professeur Jacques Cohen) j’ai entamé un travail de recherche sur le crime administratif pendant la seconde guerre mondiale, à travers une étude précise et méthodique de l’affaire Papon. L’étude du fonctionnement de l’administration est devenue une nourriture pour moi, voire même une forme d’expression en tant que telle. Si bien que lorsque je convoque à un moment donné la photographie, je m’en sers pour alimenter de documents administratifs fictifs la série artistique des Crimes sur commande, trente-deux documents administratifs à peu près par œuvre produite. Il y a ici, dans la logique répétitive et administrative, un terrain d’inspiration certain pour moi.

 

GP

Parce qu’il n’y a pas que les photographies… Du coup je n’étais pas complètement à côté en évoquant la démarche de Boltanski.

 

YT

 

Non, absolument, et d’ailleurs je dois mentionner que j’ai été fasciné par Boltanski à la fin de mon adolescence et au début de mes études artistiques ; je trouvais son travail captivant, ses univers saisissants. J’étais quasi en extase en face de certains de ses environnements, installations, réserves, etc. L’articulation entre la photographie et la présence de ses installations était le signe pour moi que la scénographie, savoir intégré dans ma jeunesse, pouvait participer de l’activité artistique. Des œuvres comme celles de Christian Jaccard et d’Edward Kienholz me confirmeront dans cette certitude.

 

 

GP

Pour terminer sur cette question, penses-tu qu’il y avait quand même quelque chose de spécifique dans la période qui amenait Boltanski, ou toi, ou d’autres, à explorer cet univers de l’administration ?

 

YT
Je pense que nous étions dans la documentation parce que nous étions certainement à un moment charnière de l’histoire du XXe siècle. On allait passer à autre chose, donc il y avait certainement un rapport entre le document, ce que le document laisse percevoir de soi, qui n’est pas perceptible autrement que par l’exposition. Mais mon histoire est différente et, contrairement à Boltanski, je ne mentionne pas directement dans mes œuvres une relation à la Shoah. Même si ce crime de masse est sous-jacent dans la série des Crimes sur Commande, je travaille souvent à partir d’événements ressentis personnellement. Je dois mentionner que ce qui m’a amené à m’intéresser aux documents, en tant que prolongation du corps, c’est certainement un événement personnel : la disparition de mon grand-père. Cette personne que j’adorais particulièrement et dont je me sentais si proche, a disparu brutalement. Il est mort en montant l’escalier menant à ses appartements, un jour de canicule. Et plutôt que d’être redéposé chez lui, son corps a été acheminé à la morgue de la Ville de Paris (ce qui est la loi). À ce moment précis je me trouvais au Portugal, ce qui m’a rendu encore plus abattu du fait de la distance. Un rapport a été réalisé, document administratif que j’ai pu récupérer intégralement. J’ai tenu à vivre cette démarche administrative singulière pour comprendre en profondeur cette situation limite. Ce fut un élément personnel d’inspiration très important, parce que c’était une rupture qui me faisait particulièrement violence, qui m’amenait à me confronter au rapport à la mort et en même temps avec lucidité de la richesse de la vie.

 

Mon rapport personnel à la trace écrite, en particulier au document administratif, m’a donc amené, par le biais d’une expérience personnelle, à faire vivre à d’autres personnes un processus d’intégration à une œuvre partagée. Cette expérience familiale m’a mené aux Archives (du crime) de la Police Judiciaire de Paris. J’y suis allé à de nombreuses reprises, d’abord pour voir les anthropométries, mais très rapidement je me suis intéressé aux photographies métriques d’Alphonse Bertillon qui sont des photographies prises depuis un trépied que l’on doit disposer à près de deux mètres cinquante de hauteur ; ce trépied permettait d’obtenir une vue photographique métrique d’une scène de crime, une photographie d’un corps assassiné et des objets qui l’environnaient. Cela était destiné à comprendre le contexte d’un crime, d’extrapoler la trajectoire d’une balle, de saisir la proximité de tel ou tel objet, d’échafauder un scénario cohérent afin de comprendre comment cela était arrivé.

 

Puisque je venais de vivre cette expérience assez proche, je décidais d’envisager un portrait. L’idée était de mettre en place un processus qui implique l’autre en Ouest-Lumière, en lui posant la question de son devenir et de sa mort inéluctable, en lui faisant affronter son auto-crime, une forme d’autofiction qui l’amène à choisir toutes les conditions de sa propre mort et de son assassinat supposé. Cette réflexion porte sur un processus de travail qui mènerait une personne à me commander son propre crime, un crime sur commande, à vivre une relation pseudo-administrative, à affronter la « prise de vie », puis pour finir à participer à un rapport post mortem, une « thanatoanalyse », c’est-à-dire une possibilité pour la personne de parler de l’expérience qu’elle a vécu, et d’affronter, à travers elle, l’idée de sa propre mort puis, in fine, de la dépasser. C’était là aussi l’idée que le processus administratif poussé à son extrême, derrière un aspect presque ludique, pouvait révéler de manière accélérée, c’est pour ça que j’ai travaillé avec un psychanalyste en même temps pour pouvoir éviter certains écueils et réussir à révéler une nature profonde de l’individu. Il y a quelque chose de l’ordre du portrait dans ces Crimes sur Commande et un portrait qui est sublimé et rendu possible par l’accumulation des procédures.

 

GP

Évidemment, ça suscite deux questions ; une que je ne vais pas éviter de te poser, parce qu’il est aussi question de la façon dont nous tirons parti de nos travaux, que ce soit des travaux académiques ou des œuvres d’art, et la première question c’est ce que j’ai appelé des « obsessions » ; parce que, quand même, auparavant il y avait les compteurs électriques, puis on va les retrouver sous une forme différente ; et là, on est dans la mesure, dans l’anthropométrie, mais plus que l’anthropométrie ; et la question c’est : qu’est ce que nous disent ces crimes sur mesure ? Est-ce qu’ils dénoncent d’une certaine manière le processus administratif qui fait que s’il n’y a pas de processus administratif la chose n’existe pas ; à la limite, ce qui fait exister un crime c’est justement ce processus : identification et ainsi de suite. Est-ce pour le critiquer en en montrant un aspect délirant, à la limite, ou bien, est-ce finalement une manière d’épouser l’époque qui, en même temps qu’elle connaît les derniers procès, Papon qu’on évoquait, etc., en même temps qu’elle pose ses derniers actes judiciaires sur une période qu’on va pouvoir oublier, parce que c’est aussi un processus d’oubli, ça fait exister la chose et ça la fait oublier… Pour moi, c’est, disons, un peu intrigant.

 

YT
Je pense que les Crimes sur Commande (j’aime bien l’idée de crimes « sur mesure » aussi d’ailleurs) c’est une série qui n’est pas une critique de l’administration, même si elle est ludique et qu’il y a plusieurs niveaux de lecture dans mon travail. Le processus par lui-même est un moyen de bousculer la personne et voire même de déstabiliser la future « victime » qui suit ce portrait particulier pour l’amener à faire émerger une part d’elle-même qu’elle cache ou qu’elle ne souhaite pas dévoiler ; et donc, de ce fait, le processus administratif, poussé un peu à son extrême, était plus pour moi un moyen d’amener l’autre dans ses plus grands retranchements et à affronter une part de lui-même qui n’était pas forcément accessible, de la révéler à travers le processus. Pas uniquement la photographie, qui est une sorte de retranscription d’une étape du processus de mise en scène par la victime elle-même. Il y a donc ce qui est préparé par la personne elle-même, et tout ce qui se déroule en marge, les étapes engagées entre la « prise de vie » et la « thanatoanalyse ». Il y a ici tout un univers que l’on découvre et qu’il n’est pas possible d’envisager sans le processus artistique engagé. Le processus en lui-même a une valeur nettement critique. Je dirais que j’utilise les moyens de la police judiciaire pour mettre en œuvre quelque chose que la police elle-même n’avait pas envisagé. D’ailleurs, ça intéresse beaucoup les professionnels (commissaires de police ou les policiers) que j’ai rencontrés, ils trouvent ça absolument incroyable et, pour eux, c’est vraiment un objet de curiosité. On n’est pas du tout en face d’un « Cluedo » et d’un jeu de rôle fictif, on est en face de quelque chose qui est très proche de la vérité en l’individu. C’est ça qui est intéressant pour eux. Le processus touche vraiment chaque structure mentale en jeu et la convoque pour aboutir à un résultat plastique insoupçonné.

Il faudrait très certainement un approfondissement mené par des sociologues et des ethnologues afin de voir comment tout cela s’articule dans l’esprit des gens. Il y a des connivences artistiques plutôt qu’une critique frontale.

 

GP

Le terme « obsessions » n’est du coup pas adéquat ; il s’agit de « fascination » peut-être, une forme de fascination pour la procédure judiciaire…

 

YT
Oui, c’est ça. Par exemple, alors étudiant, je faisais du télémarketing et je prenais cela plutôt comme une aliénation formatrice que comme une expérience douloureuse. L’œuvre Ouest Lumière Télémarketing témoigne de ce phénomène où la douleur se transforme en plaisir par l’intermédiaire d’un acte de transcendance de l’instant aliénant. On constate le même processus dans la danse. Ainsi, mon travail artistico-administratif m’a mené à me pousser jusqu’à l’épuisement, notamment lorsque j’ai recontacté des anciens fournisseurs de Ouest-Lumière. À travers cette opération, il y avait une sorte d’effacement de soi devant la procédure. J’ai recommencé le même travail dans le cadre de l’œuvre « Procédure de rappel » pour mon exposition à la Bibliothèque nationale en 2004 avec les quatre-vingt-quatre directeurs de programme du Collège International de Philosophie.

 

GP

Par contre, c’est cohérent avec ce que tu as dit à propos de l’administration de l’Université.

 

YT

 

Ah, complètement ! Pour moi, l’administration de l’Université est un grand terrain d’observation et de jeu, parce c’est une forme organisationnelle qui incarne la complexité de l’administration et en même temps la réalité de l’académisme. C’est assez étonnant ; nous faisons perdurer une tradition ultra-académique ; et par ailleurs nous sommes là pour témoigner d’une forme d’expression et de culture française de l’administration.

 

 

GP

La question subsidiaire à cette étape de ton parcours c’est peut-être que, pour la première fois, tu produisais des objets qui pouvaient être transmis : c’est précisément ce qu’on appelle l’œuvre, c’est bien ce qui se transmet, donc ce qui va faire l’objet d’un échange, qui a une valeur d’échange, alors que les installations avec des milliers d’ampoules, ce n’était guère…

 

YT

 

J’ai toujours produit des œuvres qui pouvaient être transmises et susceptibles de faire l’objet d’un échange. Ça a toujours été pour moi nécessaire pour que l’autre se réapproprie mon travail et dialogue avec lui. Aujourd’hui j’ai étendu ma gamme d’objets en réalisant également ce que je nomme « produits dérivés ». À partir du moment où on place une œuvre dans une galerie on s’expose en effet à entrer dans une réflexion accrue sur la valeur d’échange… Je sais que ma galeriste, à l’époque Isabelle Suret, m’avait proposé de vendre le cercle d’ampoules… Quelqu’un était acquéreur à trois mille francs, à l’époque ; j’avais trouvé que c’était un peu mince par rapport, en fait, à ce qu’était la pièce ; du reste, cette même pièce, trois cercles d’ampoules a été acquise finalement par l’État en 2008 dans le cadre du palais Farnese (Ambassade de France à Rome). L’installation au palais Farnese qui a bien une valeur marchande.

 

 

GP

Donc qui a été entraînée par la valorisation de travaux plus portables.

 

YT

 

C’est ça, c’est qu’il y a une valorisation dedans, c’est clair, mais, c’est vrai que c’est paradoxal ; et je n’ai toutefois jamais créé des installations dans l’optique de les vendre. Je me suis rendu compte qu’à partir du moment où on avait le galeriste qu’il fallait, finalement on pouvait les vendre. C’est ça qui est fou… Même l’invendable est vendable à partir du moment où tu rentres dans une espèce de circuit. C’est assez paradoxal et cela relativise drôlement les discours moralisants sur ce sujet. Du coup, on comprend finalement aussi que certains artistes comme Klein aient pu être soutenus, même dans des productions comme celles de Zone de Sensibilité Picturale Immatérielle (1959) où il est clairement question de vendre de l’immatérialité. Donc, je dirais que c’est plus l’état de l’œuvre qui a basculé vers l’objet à un moment donné. C’est intéressant à étudier, par rapport à cette espèce de basculement dont tu parles ; pourquoi je vais faire à un moment donné des objets et que, par exemple, la photographie m’intéresse. Il y a également les rencontres (galeristes, critiques, etc.) qui me poussent à développer des objets. Par ailleurs, la photographie m’a toujours beaucoup intéressé mais je la découvre surtout par le biais d’un voyage en Bulgarie. C’est là que j’ai acheté un Pentakon 6 x 6, et que je suis resté pendant trois mois, à Plovdiv, la deuxième ville de Bulgarie, la ville de la renaissance bulgare. Là, j’y ai expérimenté la photographie moyen format. C’est véritablement à ce moment-là que vont émerger beaucoup de pièces qui seront montrées et me permettront d’envisager une articulation entre installation, photographie et documents.

 

 

GP

C’est précisément cette période que je connais moins bien. Tu revenais de Bulgarie et tu m’avais montré des photographies que tu avais faites, alors je pense que ce sont des choses qui entrent dans une série que tu avais appelée « Ostension » ; il y avait aussi ce côté un peu rituel, pas mystique véritablement, parce que si on est sur le même plan de dérision que pour l’administration ou la bureaucratie, il ne faut pas y croire un seul instant, encore que tu donnes bien le change quand tu le fais à ce moment-là ; bon, on y aurait cru, c’était assez facile de se laisser entraîner dans cette phase…

 

YT

 

La série photographique était portée sur les spectres et les fantômes. Elle est intitulée « Plovdiski Nochti » (les nuits de Plovdiv). C’est une série distincte qui a préfiguré ma pratique photographique intégrée aux « Crimes sur Commande ». Ce que j’ai nommé « Ostension », c’est le fait de montrer les corps des « prises de vie » réalisée dans le cadre de la série des « Crimes sur commande ». À l’issu de chaque processus je montrais la totalité du processus (dossier administratif, photographie, vidéo). Cette phase était une phase assez logique puisque je suis issu d’une éducation jésuite et que le terme « Ostension » est couramment employé dans le cadre de monstrations rituelles du type de la monstration du suaire de Turin… Là je rejoins aussi un petit peu Journiac sur la réactualisation des rituels.

 

 

GP

Je ne conteste pas du tout, je soupçonne toujours tout le monde d’être trop porté sur la religion…

 

YT

 

Je suis absolument trop porté sur la religion, ça, c’est clair…

 

 

GP

Ça vaut pour toi comme pour d’autres…

 

YT

 

Journiac aussi, et c’était très bien…

 

 

GP

Mais moi, je n’ai jamais vécu la relation avec Michel Journiac et jamais effleuré cet aspect-là ; alors que j’aurais pu être son étudiant au tout début, en 1980, quand je suis rentré à la Fac, mais comme il était malade, on s’est loupé à ce moment-là et tout le monde ne parlait que de ça… C’est comme pour sa maladie, tout le monde faisait courir des bruits les plus délirants à ce sujet, pour les uns, il avait été curé, pour d’autres, il avait été séminariste, d’autres devaient certainement dire qu’il appartenait à une secte… Il y avait de tout et moi je suis finalement passé à côté de tout ça et lorsque je l’ai retrouvé au début des années quatre-vingt-dix, quand il est venu me voir et qu’on a commencé à travailler un peu ensemble, et qu’il m’a permis d’exposer de petites photographies à la galerie Donguy – et ça, c’était un vrai plaisir –, je n’ai jamais pensé à ça… Par contre, ça nous conduit à présent, même en faisant le grand écart, on va dire, par rapport à cette période, mais tu pourras en parler comme tu veux… Mais là où j’ai renoué, c’est le jour où j’étais ici, nous étions au café et tu m’a montré ton projet Dynamo-Fukushima ; et là je suis un peu tombé sur le cul… Parce que là, pour le dire très crûment, j’ai dit vraiment : il abuse quoi ! Il prétend nous abuser, moi, il ne m’abusera pas, mais il abuse son public, les personnes qui ont suivi le développement de ton art, qui ont peut-être acquis des pièces, et là j’ai dit : non, c’est du foutage de gueule. Si j’évoque Philippe Murray, l’infantilisation, c’est quelque chose qu’il disait tout le temps, il disait : des fêtes, des fêtes et des ballons ; alors, quelqu’un meurt, on lance des ballons, quelqu’un naît, on lance des ballons ; pour lui, c’était le grand signe de l’époque qu’il dénonçait, à savoir, les ballons…

 

YT

 

Alors je suppose que si tu interprètes ainsi cette œuvre-participative majeure dans mon parcours c’est que tu as vu la pièce et que tu l’as même expérimentée… C’est très important de l’avoir vue et de l’avoir vécue pour en parler en connaissance de cause, parce qu’il y a un aspect important qui est celui de la relation entre corps et son. Ce sujet est lié à l’identité même de ton équipe de recherche. Il y a un rapport très fort au son dans cette œuvre ; généralement le son est omniprésent dans toutes mes installations et pour moi il est très lié à la présence charnelle et au lieu. Souvent, ce sont des frottements par rapport aux objets, ou des ampoules qui s’entrechoquent entre elles… La présence même du public peut entraîner des sons. Enfin, il y a toujours un rapport, en tout cas sonore, sensoriel, qui s’active dans mes installations. Dans le cadre des Crimes sur Commande ou des Procédures Ouest-Lumière, c’est plus un son qui est lié à la voix des futures « victimes ». Là, quand ils sont interviewés en post mortem, en « thanatoanalyse », il y a ce rapport où c’est la voix qui va transmettre du vécu et de l’expérience… Chez Vallois (1999) ou à l’espace du Huit novembre (2000), la voix donne corps au processus et va accompagner une compréhension particulière de toute la pièce, lui donner un sens organique.

 

 

Dynamo-Fukushima, c’est le bruit des dynamos, c’est le bruit des corps qui se collent à l’action de pédaler et aussi des gens qui parlent pendant que d’autres pédalent. L’œuvre Dynamo-Fukushima est née, non pas au Grand Palais, mais bien auparavant, c’est un projet que je voulais mettre en place en 2000, j’avais envie de m’enfermer dans la galerie Patricia Dorfmann et d’y rester pendant plusieurs jours à pédaler, à produire de l’Énergie Artistique, une espèce de vase clos avec une vitre qui m’aurait séparé du monde. On n’avait pas réalisé ça avec Patricia Dorfmann, mais c’était l’idée de pédaler pour produire de l’énergie électrique (artistique), pour réinvestir des processus qui avaient été vécus pendant la seconde guerre mondiale et dont j’avais retrouvé des traces dans l’usine Ouest-Lumière : il y avait des vélos qui produisaient de l’électricité pour les souterrains ; il y avait ce rapport à l’autosuffisance, à l’autonomie, l’autonomisation de l’individu par l’action de son propre corps.

 

Dans ma réflexion sur ce rapport à la dépense d’énergie du corps, je me suis nourri des imaginaires qui m’environnaient (la philosophie d’Édouard Glissant notamment), du rapport à l’actionnariat actif présent aujourd’hui en Ouest-Lumière. Il faut savoir que les gens que je fais « pédaler en permanence », ce sont avant tout mes actionnaires (sourire), les actionnaires d’Ouest-Lumière. J’ai travaillé, depuis plus de vingt ans, à la mise en place d’un réseau de soutien et d’entraide qui aujourd’hui me permet de revendiquer près de trois cent cinquante-sept actionnaires. Chaque actionnaire de Ouest-Lumière a un titre, souvent ubuesque. Il y a, par exemple, le Grand Magnat des imprévus (Édouard Glissant), le directeur des Activités Clandestines (François Noudelman), la Vice Vive Présidente (Ritsuko Koga), la Directrice de Relations Extraterrestres (Véronique Wiesinger), le Directeur des armes de destructions massives (Serhe Malik), etc. Chacun/chacune observe, dirige, questionne et a une fonction à vie dans un système qui est une forme d’aberration administrativo-artistique et qui est la résultante de ce dont nous parlions tout à l’heure. C’est, à mon sens, la quintessence même de ce que j’ai pu faire pour les Crimes sur commande. La compagnie Ouest-Lumière (également Entreprise Artiste inscrite dans la mouvance des entreprises dites critiques) a ses propres réunions de conseil d’administration, ses commissions opaques, son conseil exécutif (COMEX), toutes sortes de dispositifs. Ce n’est pas une société de pataphysique par ailleurs… C’est une invention qui s’est créée par l’édification d’une administration, finalement, certainement influencée par beaucoup de choses et de nombreux imaginaires…

 

GP

Il n’y a pas de propriétaires…

 

YT

 

Non, c’est open source… La source première, c’était plutôt les gens et c’est ça qui est intéressant, pour moi, c’est la rencontre, c’est le temps que j’aime passer aussi avec mes interlocuteurs, je trouve que c’est très important… Mais il y a quand même une relation dans l’incarnation même de mes dispositifs participatifs qui ont émergé dans les années 2000, il y a une incarnation qui s’opère par, avant tout, la découverte de l’autre via ce processus de mise en œuvre de cet actionnariat. Et donc aujourd’hui, parce que je ne suis entouré que de mes actionnaires (c’est ça qui est assez drôle) nous nous voyons tout le temps. Ils viennent me voir, ils m’influencent, ils me donnent des idées. On parle ensemble. Parallèlement je leur apporte de l’énergie. Ils m’apportent de l’énergie. Voilà la base et le fondement de ce que je pratique en terme de production d’énergie mutuelle, pour reprendre un terme avancé par Nicolas Tesla.

 

 

En 2008, il a fallu investir le musée Zadkine pour la Nuit blanche. Il y avait une atmosphère de banqueroute partout. J’ai décidé de travailler sur la question de la dynamo et j’ai réalisé cette œuvre Dynamo post-bankrupt où j’ai fait pédaler les gens dans le musée Zadkine. Sans leur action de pédalage, le musée ne s’allumait pas. Il y avait des milliers d’ampoules électriques partout dans le jardin du musée Zadkine et ça a été un moment assez étonnant. Toute la nuit, les gens ont pédalé, se sont relayés par milliers et ont pédalé pour ceux qui regardaient les expos ou visitaient le lieu. Ça a été assez étonnant comme événement.

 

Plus tard, en 2011, le Président du Grand Palais, Jean-Claude Cluzel, m’a proposé de réaliser une œuvre qui devait s’inscrire dans les journées européennes du patrimoine et intégrer la thématique du voyage du patrimoine. Il se trouve que j’avais une exposition prévue à l’espace Electra et que cette exposition avait été annulée du fait de la catastrophe de Fukushima. Par rapport à cet événement et à la façon dont j’envisageais cet événement, je me suis dit que c’était un gros problème pour nous, pays producteur, consommateur de nucléaire et en même temps initiateur de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, de se retrouver dans une situation où on n’était même pas capable d’avoir un geste vis-à-vis des populations japonaises, un geste, même symbolique, mais quelque chose en tout cas. Et donc j’ai décidé que le voyage que je proposerais au patrimoine architectural qu’est le Grand Palais serait un voyage aux antipodes. Dans cette réflexion, j’ai été facilité par ma proximité avec les Japonais et, notamment, ma Vice Vice Présidente (VVP) Ritsuko Koga, qui m’a rapproché des associations Japonaide et Ringono qui œuvrent pour le soutien aux réfugiés de Fukushima et à une sensibilisation des populations occidentales. Par ailleurs, j’ai contacté l’ambassadeur du Japon et, après une nuit de réflexion avec mon éditeur, j’ai décidé que la meilleure chose dans ce dispositif, c’était de proposer une œuvre complètement incroyable qui s’appellerait Dynamo-Fukushima, un peu dans le même esprit au niveau du titre que Hiroshima mon amour : reprendre et retourner la catastrophe et l’amener à affronter aussi la réalité des spectateur, et, en même temps, que les spectateurs puissent questionner le monde à travers leur présence, dans un lieu symbolique comme celui du Grand Palais et, en même temps, par leur corps, générer une énergie symbolique qui est celle que j’ai formulée à travers les Unités d’EA, Unités d’Énergie Artistique.

 

Réaliser une œuvre comme celle-ci n’a pas été simple et il serait réducteur de penser que, sous prétexte qu’on est occidental, on n’a pas le droit de prendre position et d’agir. Il a fallu obtenir dans un premier temps l’accord des Japonais. Ils ont été très très motivés dès le début parce qu’il n’y avait pas eu de signe fort de la part de l’État français et que c’était le premier lieu symbolique de la culture, en France, qui allait incarner une forme d’hommage par rapport aux populations qui avaient subi cette catastrophe nucléaire. Dans le même temps, c’était une forme de mobilisation un peu singulière pour les journées européennes du patrimoine qui sont plutôt, en général, l’occasion de s’extasier sur les bâtiments mais pas tellement sur les vivants. Donc le Grand Palais est devenu, par là même, une sorte de matrice, une forme de lieu de transformation de l’énergie humaine en énergie artistique (EA) et, ce qui m’importait beaucoup et ce qui m’importe en général, c’était la transformation réelle de cette énergie en quelque chose qui pourrait avoir une incidence sur le terrain. Avec l’association Ringono, ça a été possible, les vingt-quatre mille personnes qui ont pédalé ont été à un moment donné au contact de produits dérivés qui étaient à l’entrée de l’exposition, dans un espace de vente qui permettait d’avoir accès à toute une partie d’objets qui était consacrée aux associations japonaises et à des produits dérivés vendus spécifiquement dans le cadre de cette œuvre participative : badges, Tee-shirts, posters, cartes postales. L’intégralité de l’argent récolté est allé alimenter l’achat de fruits, notamment beaucoup de pommes dans l’ouest japonais, et donc alimenter l’économie japonaise, à ce moment précis plongé dans le chaos. Ensuite, ces fruits achetés ont été distribués aux enfants de Fukushima. Dans la pomme de l’ouest du Japon, il y a une molécule qui fait régresser le césium 137 dans le corps des enfants, uniquement des enfants.

 

À travers cette œuvre, et c’est le cœur même de l’action de cette mobilisation artistique, il y a eu, symboliquement et effectivement, une chaîne de redistribution… Dans la philosophie du don, on est toujours dans une espèce de pratique du « donner-recevoir » mais le plus difficile est de redistribuer, et c’est ça que Marcel Mauss nous apprend dans sa théorie, c’est que finalement on est, non pas dans un acte à sens unique qui serait une sorte de contrat, mais aussi dans quelque chose qui est de l’ordre de la redistribution, qui va avoir une incidence ailleurs qu’entre soi. C’est ça aussi qui m’intéressait dans Dynamo-Fukushima, parvenir à entraîner à grande échelle une forme de redistribution généreuse. Donc, du coup, quand on repense à l’œuvre des débuts, Cercles d’ampoules et à la façon dont ces petites ampoules sont excitées par une seule et même lumière dans le début des années quatre-vingt-dix, et bien, on le retrouve à travers l’acte des pédaleurs qui alimentent d’énormes boules de lumière et qui activent ensemble un compteur d’Énergie Artistique géant. On retrouve cette même logique d’excitation, je dirais, sensorielle et un peu jubilatoire à travers la simple implication des corps dans le dispositif. Les corps deviennent eux-mêmes partie prenante de l’œuvre sachant que l’œuvre, sans ces corps-là, serait réduite à rien, à une forme uniquement matricielle et non effective.

 

GP

Et, pour cette raison, je reste effectivement grognon comme Philippe Murray et comme pourrait l’être Jean Clair aussi…

 

YT

 

 

 

GP

… Sur certains aspects, parce qu’on commence à se demander s’il s’agit toujours d’art ou s’il ne s’agit par de quelque chose qui s’organise de façon utile, sans doute, autour des événements du monde. L’art, évidemment, n’a jamais été déconnecté des événements du monde, mais cette forme-là d’engagement, même si elle a, par ailleurs, des qualités esthétiques, là on se dit, on mélange tout ; c’est-à-dire que là, j’ai parlé d’un « catastrophe business », c’est un peu féroce mais, malgré tout, je trouve que le critique ou le cynique a oublié son bâton. À la fois, les gens qui visitent sont bien traités, on les caresse dans le sens du poil pour qu’ils pédalent suffisamment fort et, en même temps… Moi, tu ne m’aurais pas fait pédaler…

 

YT

 

Il y a des gens qui ne voulaient pas pédaler, c’est évident… Mais même ceux qui ne pédalaient pas étaient venus. Le fait même qu’ils soient au contact du dispositif participatif faisait de leur présence une présence effective…

 

 

GP

Moi, c’est ce qui m’avait fait fâcher et renoncer à une participation que j’ai eue pendant près de dix ans avec un élève… À l’époque, on était tous les deux étudiants, jusqu’au moment de ma thèse ; c’était Jean Claude Anglade et on faisait un art sociologique, participatif. Lui, il était très comme ça, il était d’ailleurs au parti communiste et ça s’est terminé au Château d’eau de Portzamparc, à Marne la Vallée, avec une grande fresque ; alors, les gens étaient censés, c’est eux qui disaient quel carré poser… C’était un grand vitrail avec des petits carrés et, les gens, avec le Minitel, à l’époque, ont composé cette fresque… Et moi, je trouvais que c’était une arnaque, même si les gens étaient très contents et montraient leur satisfaction qu’on les ait invités à participer…

 

YT

 

Moi, je pense que le discours que tu as par rapport à Dynamo-Fukushima ne prend pas en compte la notion de dehors de l’art comme possible activité artistique ; je crois que d’aller alimenter des enfants sur le terrain avec l’achat de fruits via ce dispositif qui est fait avant tout pour revenir aux enfants de Fukushima, via des associations japonaises à travers tout un travail de négociation, je pense que ça, ça fait partie d’une capacité qu’a l’art et qui ne pourrait pas être possible sans son identité d’art ; c’est-à-dire que le dehors de l’art, là, s’exprime et rend possible cette action, alors qu’une action humanitaire en tant que telle n’aurait été qu’une action de communication, comme il y en a eu beaucoup… Moi, je trouve que là, il y a eu un retour symbolique et aujourd’hui d’ailleurs j’en perçois encore les fruits pour la collectivité.

 

 

GP

Des pommes…

 

YT

 

Oui, les pommes…

 

 

GP

Oui, tu dis que tu en perçois les fruits…

 

YT

 

J’en perçois les fruits symboliquement, c’est-à-dire que je suis assez régulièrement invité par les Japonais à l’Institut Japonais ou dans d’autres cadres (rencontres avec les enfants de Fukushima, réflexions, lectures, etc.). On va d’ailleurs exposer des dessins des enfants de Fukushima avec la délégation de l’ONU de Paris 1, on a aidé à faire exposer des traces de la catastrophe au musée Guimet, on s’active. Il y a eu beaucoup d’incidence et de répercussions suite à Dynamo-Fukushima ; c’est-à-dire que cette œuvre participative, elle a mobilisé énormément ; il faut aussi savoir que pour la réaliser, il a fallu trouver en un mois et demi l’équivalent de quatre cent quarante mille euros de matériel ; c’est-à-dire qu’il a fallu que je trouve autant de sponsors que possible pour pouvoir réunir cet argent et ce matériel, ce qui est complètement fou ; il y avait cent cinquante volontaires et évidemment beaucoup d’entreprises qui s’étaient investies. Vingt-quatre mille personnes qui se sont succédé pour investir l’installation. Tout ça peut, en fait, paraître assez dérisoire par rapport à ce qu’a représenté Fukushima, mais il y a eu un écho énorme auprès de la presse japonaise ; on a eu autant une revue de presse japonaise conséquente qu’une revue de presse française, on a eu tous les médias. Cela a mobilisé et sensibilisé au côté des associations japonaises.

 

 

Je pense qu’à ce niveau-là, Ouest-Lumière a acquis un rayonnement fort par rapport à ce que j’avais fait auparavant, mais surtout je pense que c’était une démonstration que l’acte que je faisais au côté de tout ce système un peu administrativo-artistique que je construisais à travers une espèce de hiérarchisation des tâches prenait sens. C’était la mise en œuvre d’équipes, c’était très militaire, une organisation très complexe et hiérarchisée : il y avait un pôle architecture, il y avait un pôle sonore, un pôle communication, sponsoring, catering, etc. J’ai travaillé avec des créateurs sonores (Xtronik), avec des architectes (Paul Marchesseau), avec des gens qui sont dans l’alimentation parce qu’il fallait alimenter tous ces gens qui mettaient en place le dispositif, parce qu’il fallait simplement faire boire tous ceux qui pédalaient pendant la durée de l’œuvre. Par ailleurs, il fallait assurer la sécurité et qu’il n’y ait pas de problèmes de sécurité pour ceux qui pédalaient, et même pour les autres ; il fallait que tout le monde puisse être accompagné dans cet élan. Et donc, il y a eu tout un travail technologique. Il faut savoir que le service communication du Grand Palais ne voulait absolument pas du nom de l’œuvre au début, parce qu’il le trouvait trop violent : « Ne voudriez-vous pas changer de titre : Dynamo Japon, ce serait pareil, et ça vous rendrait le même service… » Il a fallu l’intelligence du conseiller du Président (Jérôme Neutres) et la clairvoyance du Président (Jean-Paul Cluzel) pour résoudre immédiatement ce point… J’ai défendu ce titre de Dynamo-Fukushima parce que, quand tu dis « Dynamo Fukushima », tu n’évoques pas une espèce de solidarité vague pour le Japon avec une espèce d’esprit bien pensant, mais tu évoques au contraire un regard, un acte un peu acide et très concret sur la réalité de ce qui s’est passé aux antipodes et aussi tu mets les gens face à leurs responsabilités.

 

D’ailleurs, si les gens sont venus en masse pour pédaler, c’est parce que, justement, cet intitulé les amenait à réfléchir sur Fukushima ; et ce qui était aussi intéressant dans le processus, c’est qu’il mêlait autant des gens sceptiques, c’est sûr, que beaucoup de gens qui étaient venus par souci d’être solidaires avec cet événement. Et donc, on avait autant de gens qui étaient contre le nucléaire, c’est ça qui était drôle, que des gens qui étaient pour, mais qui avaient une forme d’empathie par rapport à ce qui avait pu se passer et qui se questionnaient eux-mêmes sur le devenir du nucléaire bien qu’étant plutôt pro-nucléaires ; et ceux qui étaient contre, n’étaient pas dans un rapport de dénonciation. Puisqu’ils pédalaient tous ensemble, ils n’étaient pas dans l’idée de « faire la peau » à ceux qui étaient pour le nucléaire mais ils étaient présents le cœur ouvert à une espèce de dialogue des corps. Et donc, Dynamo-Fukushima ça a aussi été, et c’est ça l’intérêt de l’art participatif à certains moments, l’occasion pour ces gens d’œuvrer dans le même esprit pour un même objectif. C’est un peu le travail permanent qu’on s’est appliqué à faire vivre et à développer pendant ces deux jours de manière intense. C’était aussi une expérience humaine, et pour moi, non pas de me jouer de mon public mais, au contraire, de me fondre littéralement avec lui dans le même acte corporel. De ce fait, j’adhère absolument à cette idée que c’est une œuvre qui existe autant par sa plasticité que par son action, que c’est de l’art et que, même s’il a une utilité, je dirais relationnelle, et voire même qu’il a une « incidence positive » envers les jeunes populations japonaises ; je pense qu’il est aussi fait pour entraîner le monde dans autre chose que se regarder le nombril à travers l’appréhension d’une œuvre qui aurait pour cadre uniquement l’art contemporain. Je pense que c’est plus une relation, une atmosphère dans laquelle tu te plonges avec cette oeuvre participative. Dynamo-Fukushima c’est une expérience collective et c’est pour cela qu’elle était signée par Ouest-Lumière et Yann Toma, les deux à la fois.

 

GP

Donc, tu n’adhères pas du tout à mon analyse…

 

YT

 

Non ! Mais, au contraire, je trouve que c’est très intéressant que tu poses cette question parce que c’est certainement un aspect nécessaire de l’analyse qu’on peut avoir de cette œuvre et c’est nécessaire de se poser cette question-là, parce qu’elle pose la question de l’authenticité, elle pose la question, par la critique, de la visée profonde de cette intervention et je crois qu’elle me permet aussi d’affirmer, en tout cas, un engagement et une posture et de militer encore plus pour qu’une esthétique commune émerge de tout cela.

 

 

GP

En fait, certains, comme moi, ont la même attitude envers le personnel politique, à savoir que ce n’est pas le problème de l’authenticité mais le problème de la sincérité qui est derrière. Alors, je défends, par provocation, la sincérité d’un Stockhausen, lorsqu’il fait sa phrase sur les événements du 11 septembre, à savoir que « C’est certainement le plus beau concert du monde » ; mais, il le dit… La réaction, c’est de dire : « Non, il est vieux, il est fou, il est sénile », alors que moi, je pense qu’il faut le prendre tout à fait au sérieux, il y a aussi une question de sincérité qu’il ne faut pas mépriser, pas plus dans une démarche que dans une autre. J’aurais imaginé une œuvre qui célèbre Fukushima comme le signe avant coureur de la fin de l’espèce…

 

YT

 

Oui, mais, c’est la mode de l’apocalypse au bout d’un moment…

 

 

GP

Ça pourrait être une forme de business aussi…

 

YT

 

Oui, mais si ça peut être du business pour aider les enfants de Fukushima, moi, je ne suis pas contre, je trouve ça plutôt bien, je ne sais pas ; je trouve, personnellement, qu’en tant qu’artiste, si je suis là uniquement pour palper le fruit de la vente d’œuvres, c’est dérisoire ; je pense que je dois être utile. J’ai cette capacité ? Très sincèrement, j’ai cette capacité de mobiliser. Autant en profiter pour la collectivité. Là, je sors d’une œuvre qui a mobilisé près de six mille personnes à Montrouge et je pense que les gens ont vécu une véritable expérience, avec un mois et demi de travail sur un dépassement de la technique du mapping ; je pense qu’on a apporté quelque chose par rapport à un moment qui a été partagé : donc, on a fait éteindre toutes les lumières de la ville, on a bloqué toutes les artères, le beffroi de Montrouge est devenu une sorte d’antenne émettrice. J’expérimente beaucoup, j’essaie de transformer les lieux et de plonger les gens dans des états qui sont très rares par rapport à ce qu’ils sont mais qui sont accessibles à eux ; j’essaie de leur montrer qu’il y a des niveaux d’accessibilité qu’ils sont en mesure de vivre. Il y a simplement des clefs pour les activer. Il s’avère que je maîtrise des processus qui peuvent le permettre. C’est pour ça que je travaille dessus.

 

 

GP

Ma dernière question, c’est la question de l’éthique de la responsabilité opposée à l’éthique de la conviction : donc, je pense que tout ce que tu viens de dire montre assez clairement que tu as choisi une éthique de la responsabilité, c’est-à-dire que tu prends tes responsabilités dans la société, dans son fonctionnement, comme cela avait été le cas avec l’administration à l’Université…

 

YT

 

Prendre ses responsabilités, c’est un acte fondateur et primordial pour moi. ça l’est de plus en plus d’ailleurs, parce que maintenant je vis en permanence trois vies parallèles : l’artistique (Président à Vie d’Ouest-Lumière), l’Université (l’enseignement et la recherche), l’ONU (artiste observateur et présence régulière à New York). Il y a d’ailleurs un ouvrage de Stephen Wright qui parle très bien de cette situation : « Faut-il abolir Ouest-Lumière ? » (éditions Incertain Sens - 2005) Dans le cadre de ma vie consacrée à l’ONU, je passe beaucoup de temps à observer l’ergonomie énergétique de cette organisation internationale, l’énergie qui y circule, comment les résolutions sont suivies ou non, sur le terrain. Mon modèle est indéniablement Romain Gary qui y a été diplomate et nous a laissé le formidable ouvrage intitulé L’homme à la colombe. Au niveau universitaire, cela m’a amené à mettre en place une passerelle entre l’université de la Sorbonne Paris 1 et l’ONU. Je me retrouve aujourd’hui responsable de l’Académic Impact ainsi que représentant du président Boutry, interface entre ce dernier et le secrétaire général de l’ONU. Cette agence, voulue par Ban Ki Moon, a pour objet de mettre en place des processus qui mobilisent les étudiants et les enseignants autour de la question de l’éducation. Nous élaborons une plateforme dédiée aux Human Rights et nous avons créé une sous-commission qui aura une incidence sur le Tribunal Pénal International car elle questionne la notion de nettoyage ethnique : comment cette notion peut être amenée au niveau juridique, comment peut-elle être non seulement amenée mais finalisée, acquise, et être un élément à charge par rapport à des gens qui, en toute impunité, pratiquent le nettoyage ethnique dans leur pays ; tout ça doit partir aussi d’une fédération d’énergie mutuelle…

 

 

GP

L’ONU devrait-elle, par hasard, modéliser ses structures sur celle d’Ouest-Lumière ?

 

YT

 

Complètement, je pense que l’ONU modélise ses structures sur celle d’Ouest-Lumière… Là c’est le Président à Vie qui parle ! Je pense que Ouest-Lumière est un modèle à suivre et à emprunter, absolument.

 

 

GP

Ce n’est pas un modèle d’efficacité…

 

YT

 

Je pense que l’individu doit rester faillible et revendiquer sa faillibilité.

 

 

GP

Ça fait une formidable conclusion.

 

YT

 

Oui, il vaut mieux mal pédaler mais pédaler quand même que ne pas pédaler ; la prochaine fois, viens pédaler.

 

 

GP

Je reste artiste et observateur.

 

YT

 

Voilà, mais observateur, quand même…