RADIOMATON
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TA TRONCHE PAR LES OREILLES

Entre la caravane de Madame Irma, le divan du docteur Freud et le confessionnal, la cabine de Radiomaton est cet espace neutre où l'on peut se laisser-aller à la ré-écriture de sa propre histoire.

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Le Radiomaton est un espace de libre parole. On peut y dire ce que l'on veut. Mais qu'est-ce qu'on veut dire ? Et comment le savoir ? Pourquoi dirait-on quelque chose, d'ailleurs ? Parce qu'on le peut. Et alors, à quoi bon ? Pourquoi rentrerait-on dans cette cabine ? Pour être diffusé sur Internet sur un site confidentiel ? Va savoir… Par curiosité, pour tenter l'expérience, parce que ça se présente ? Et pourquoi pas ? Parce que nous sommes là, dehors ou dedans, que nous expliquons comment ça marche, que nous inspirons confiance ou, qu'attendant depuis une demi-heure que quelqu'un passe, nous savons nous montrer convaincants et inviter le chaland…

 

Une fois dedans, certains savent quoi dire, d'autres pas. Parfois ça sort tout seul, parfois il faut poser des questions, deviner des centres d'intérêt, proposer des petits jeux, pour que l'expérience vaille le coup. Mais comment en être sûr ? Tout ça n'est pas trop clair…

 

Qu'est-ce qu'il faut faire ? Dites ce que vous voulez, parlez de vous, ou d'autre chose, qui vous plaît ou vous hérisse, vous concerne, racontez un souvenir ou une histoire, nous n'allons pas vérifier, vous n'aviez pas quelque chose en tête, quand vous vous êtes décidé(e) à entrer dans le Radiomaton ?

 

Nous aimerions laisser parler, intervenir le moins possible, recueillir une parole… Une parole ? Mais qu'entend-on par là ? C'est quoi, une parole ? Tout peut-il être « une parole » ? N'est-ce pas orienter ce que la personne dit que d'attendre une « parole » ?

 

C'est ce que nous essayons d'éviter, mais comment faire autrement ? Que nous le voulions ou non, le Radiomaton n'est pas neutre. C'est une boite colorée, un certain volume, un confessionnal, le cabinet d'un psy ou la cabine de Mme Irma, on n'y dit sans doute pas la même chose qu'on y dirait dehors, à quelqu'un qu'on connaît, sans micro pour enregistrer…

 

L'album #1 : Fougères.

Le Radiomaton en action lors de la fête de quartier des Fougères (Paris 20e) le dimanche 23 juin 2013.

 
 

Le Radiomaton et les émissions radiophoniques qui en découlent permettent de faire l'expérience de « lalangue », au sens lacanien du terme. La radio n'est qu'un prétexte, ou un post-texte dans ce cas, qui nous permet, ainsi qu'aux auditeurs, d'écouter une parole : une musicalité qui traverse un corps, une idiorythmie qui s'appose à un langue maternelle, une pensée qui se fait dans la bouche. Le Radiomaton est un réceptacle. Chaque émission est plus qu'une fiction, qu'une histoire ou qu'une anecdote, c'est l'empreinte d'un corps d'être parlant, qui s'arrange, s'acclimate d'une langue et d'une pensée.
 

 

L'expérience du Radiomaton conduit à la production de portraits sonores, d'entretiens radiophoniques, de témoignages audio, d'un « morceau » de son que nous diffusons sur un site Internet et parfois lors des séances du Radiomaton, ou dans les lieux où il est exposé, dans un casque relié à un lecteur mp3. On n'y entend que les voix des visiteurs, hormis de rares éclats de rire, respirations marquées, voire un ou deux de nos mots, superposés à ceux du (de la) visiteur (visiteuse).

 

Nous avons donc opéré des transformations sur l'enregistrement pour supprimer la voix de l'accueillant et ne garder que celle de l'accueilli. Cette manipulation (nous avons utilisé un logiciel informatique pour cela, et l'interface passe par nos mains) n'est pas innocente. Elle n'est pas coupable non plus, mais elle découle de nos intentions – c'est bien le moins, si nous voulons que le Radiomaton (le dispositif) et les Radiomaton (les pièces sonores) fassent œuvre.

 

Pour autant, ces intentions ne sont pas gravées dans le marbre. Nous essayons, autant que possible, de les laisser ouvertes et même, mieux, qu'elles découlent des circonstances1 Lire notre dossier sur le sujet dans le second numéro de la revue. , qu'elles en soient une mise en forme et en œuvre. Mais ce n'est pas si simple à faire, nous nous heurtons vite à des contraintes qui orientent ce que nous faisons, à des normes formelles, justement, qui induisent un certain type de forme.

 

Car, dès lors qu'on retire de l'interview les interventions de l'interviewer, certains propos de l'interviewé(e) paraissent obscurs et il faut également les supprimer. Des phrases détachées de leur contexte ne font plus sens, d'autres sont répétées sans presque aucune variation, il y a des « euh », des « ouais », des « hum », des silences, la progression du discours n'est pas tr ès cohérente ou trop lente, il faut faire un chapitrage, mettre des respirations, placer des « virgules sonores », produire un morceau cohérent, pas trop long, qui dit quelque chose.

 

L'album #2 : Rejouer la ville.

Retrouvez les paroles récoltées lors de l'exposition Rejouer la ville organisée par la Mutothèque. À cette occasion, les 14 et 15 septembre 2013, le Radiomaton était placé devant la médiathèque Marguerite Duras (Paris 20e).

 
 

Et si cette technique est empruntée à la technique radiophonique, elle en est aussi très éloignée. Nous n'avons pas par exemple le souci d'un « beau son ». Nous voulons au contraire un son le plus proche possible de la bouche et de son contexte d'émission. Nous ne multiplions pas les filtres et les secours techniques qui permettraient d'avoir un son « digne » de diffusion radiophonique. Nous ne faisons pas un montage conventionnel, nous révélons, comme sur un papier photographique, les prégnances d'une pensée en train de se faire, se déployant dans un corps et une langue.

 

Nous laissons les silences, les sons de gorge et les errances de la pensée. Nous faisons apparaître les cristallisations personnelles au détour d'une forme de grammaire, les sédimentations subjectives cachées derrière certains mots, les concepts privés camouflés sous une formulation. Le sujet se révèle dans sa parole-même se hissant sur sa langue, s'extirpant du larynx, et sur sa langue, s’accommodant de sa langue vernaculaire, déjouant parfois les règles grammaticales, proposant toujours des stratégies pour se dire (se dire soi).

 

Il ne s'agit pourtant pas, une fois de plus, de condescendance, en « donnant la possibilité », à un inconnu qui passe, de bénéficier de sa minute de gloire médiatique. Au contraire, nous tirons le média radiophonique vers le « vulgaire », pour ne pas imposer à la parole populaire un formatage médiatique fait de ses coupes, fondus-enchainés et autres facéties de montage. S'ils permettraient à nos portraits sonores de faire « bonnes figures », toutes cette ingénierie sonore nivèlerait la musicalité et la corporalité de ces paroles. Les Radiomaton doivent rendre sensible la déterritorialisation de la langue (maternelle), faire apparaître comment un individu se branche à sa langue, pour ausculter le grand patois de la langue en donnant du sens à son inframince : intonation, sécrétion, raclement, respiration, bégaiement, phrases bancales… Parce que la poésie se fait dans la bouche, comme on le sait.

 

 

 

Pardon ? Qui dit quelque chose ? Ben oui, quelque chose d'intéressant, parce que tout ne l'est pas, loin s'en faut. Mais comment déterminer cela ? Ce qui est important et ce qui ne l'est pas ? C'est une impression, une intuition, le feeling… Mais n'est-ce pas aussi un rapport de forces ? Qui sommes-nous pour distinguer ce qui est intéressant de ce qui ne l'est pas, pour déterminer ce qui « vaut le coup » et ce qui est banal ? Sur quels critères nous basons-nous ? D'où viennent-ils ? Qui les a fixés ? Comment ?

 

L'album #3 : Le Radiomaton au 116.

D'octobre à décembre 2013, le Radiomaton était installé au cœur de Singularités partagées, l'exposition inaugurale du 116, le nouveau centre d'art contemporain de Montreuil (93).

 
 

Nos Radiomaton ne s'apparentent pas à de « vraies » émissions de radio. Ils comportent les outils d'une distanciation qui permet de garder à l'esprit que ce sont des exercices de représentation sur le site de diffusion des paroles récoltées. Génériques et virgules sonores trop longues ou trop riches rappellent que les Radiomaton parlent aussi le patois de la langue radiophonique, très codifiée, avec ses propres règles de grammaire de qualité de son et de montage. En exhibant ces marqueurs, nous insistons sur l'authenticité de la parole récoltée, pour livrer le plus possible l'étendue d'une pensée en train de se faire par la bouche, et tant pis pour les mauvais raccords, les phrases incompréhensibles ou les sons parasites. Parce que les Radiomaton ne sont pas des prises d'otage de l'auditeur par un raisonnement ou un argument qui serait monté de toute pièce d'un bout à l'autre. Les respirations sont celles des portraiturés, les souffles les leurs et ceux de notre micro que nous n'hésitons pas à porter à l'épaule.

 

 

 

Et si le (la) visiteur (visiteuse) a été intimidé(e) par le dispositif, s'il (elle) a du mal à trouver ses mots, à exprimer ses idées, ou si celles-ci sont trop subtiles ou complexes pour ce cadre ? Ou encore, s'il (elle) ne pense, ne réfléchit pas comme nous ? S'il (elle) a une autre tournure d'esprit, pouvons-nous adapter son discours à un format préétabli ?

 

Comment intervenir sans intervenir ?

L'album #4 : L'album de printemps.

En avril 2014, retour aux sources : le Radiomaton retourne dans son quartier d'origine.

 
 
 

La posture la plus délicate de l'intervieweur, c'est bien celle qui consiste à laisser la parole prendre. Il doit construire le dispositif le plus simple (mais cette grande boite vermillon et verte-anis nous facilite la tâche) où la langue va pouvoir se précipiter, au sens chimique du terme. Une micro-scénographie, un micro-interview qui va permettre à l'autre de déployer, de dévider sa langue, et de livrer ce qui fait sa particularité : sa façon singulière de s'y attacher. Paraîtrait-il que le texte, la parole est essentielle en art contemporain pour « faire » l’œuvre. Nous aimerions franchir une nouvelle limite : que la parole dans l’œuvre fasse « œuvre ».