THÉORIE DE L’AVANT-GARDE
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SAMUEL ZARKA PARLE DU LIVRE DE PETER BÜRGER

Pour Peter Bürger, quelles qu’en soient les variantes particulières, les avant‐gardes n’ont fondamentalement « développé aucun [autre] style  » que la production d’ « effets » sur un « public déterminé ». Mais en cours de parcours, elles rencontrent une contradiction : la fusion accomplie de l’art et de la vie qu'elles poursuivent implique la dissipation de l'art. De ce fait, leur fin demeure inatteignable.

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Lors de la première édition de l’ouvrage de Peter Bürger, en 1974, Andy Warhol, Joseph Beuys, Daniel Buren, bref, ce qu’on appellera bientôt l’art contemporain, parvenait à la consécration institutionnelle. Le courant artistique qui l’avait précédé, celui des avant-gardes, ayant achevé le développement de ses potentialités, Bürger pouvait proposer d’en restituer le parcours.

 

Cette restitution part d’une série de constats : quelles qu’en soient les variantes particulières (dada, surréalisme, formalisme russe, etc.), les avant-gardes n’ont, fondamentalement, « développé aucun [autre] style » que la production d’ « effets » sur un « public déterminé ». Cette production vise la « transformation sociale » et passe par l’usage des « moyens de l’art » considérés dans leur « autonomie » (p. 29).

 

Bürger prend acte de ces caractères, dont il entend expliciter la genèse « objective », c’est-à-dire l’émergence historique aussi bien que la relation au tout social qui les rend possibles et même nécessaires. Il identifie trois étapes consécutives dans cette genèse : d’abord l’ « autonomisation » des moyens artistiques ; puis l’usage avant-gardiste de cette autonomie, pour aboutir enfin à l’éclaircissement d’une contradiction qui frappe les avant-gardes. Revisitons ces trois moments.

 

Pour rendre compte de l’autonomisation des moyens, Bürger s’inspire des apports de Marx. Celui-ci a montré la progressive autonomisation de la catégorie de « travail », au fil du développement du mode de production bourgeois. À partir de ce modèle, Bürger suppose que l’autonomisation des « moyens artistiques » est fonction de la même détermination. D’un point de vue historique, cette autonomie fait contraste avec la situation de l’art aux époques passées : l’art religieux ou l’art de cour étaient « encore largement intégré[s] au train de vie des couches supérieures dominantes ». En ce sens, les « moyens de l’art » étaient entachés d’hétéronomie : ils « n’avaient pas encore été reconnus comme tels » (p. 28).

 

Cependant, l’autonomie des moyens n’apparaît pas pour la première fois avec les avant-gardes, mais avec l’ « esthétisme ». Ce terme désigne la suprématie de la forme sur le contenu de l’art. Or ce type d’expression artistique précède l’avant-garde et en conditionne la manifestation. En effet, l’émergence de l’esthétisme est solidaire de la reconnaissance d’ « un domaine spécifique de l’expérience », lequel est « rigoureusement séparé de la vie pratique » (p. 81). Ce domaine est celui de l’esthétique en général (non seulement de l’esthétisme en particulier), comme sphère de l’art et comme science, dont la séparation se trouve au « principe de développement de l’art dans la société bourgeoise » (p. 37).

 

À la suite d’Adorno et Habermas, Bürger explicite la raison sociale de cette séparation. La spécificité de l’esthétisme le révèle : si la forme « devient son propre contenu », c’est pour permettre à chaque membre de la bourgeoisie de s’éprouver « comme “homme“ » ; c’est-à-dire comme individu auquel il est « permis de laisser s’épanouir la totalité de ses facultés ». En effet, pour le bourgeois, « la vie se réduit à une fonction partielle (l’agir selon des fins rationnelles) » ; corollairement, l’art est appelé à fonctionner comme une compensation, à travers laquelle l’individu retrouve son unité. À cette fin, il faut que le contenu de l’œuvre désigne une réalité pleine. Une ambition que l’esthétisme prétend prendre en charge, en offrant la possibilité d’une « immersion solipsiste dans l’œuvre ».

 

Ce faisant, la causalité sociale de l’esthétisme reste cachée derrière l’apparition de la forme autonome. L’art est ainsi naturalisé comme expérience séparée, et il n’est plus d’art qu’inscrit dans l’institution de cette séparation : c’est la sanctuarisation des œuvres dans des lieux qui leur sont spécialement dédiés (musées, salles de concert, etc.). L’art est alors exclu de l’exercice de quelque « impact social » (p. 36).

 

 

 

Nous voici au second moment de l’analyse : les avant-gardes peuvent être comprises comme une « attaque » menée contre la fonction de compensation qu’elles comprennent comme une « absence de fonction sociale » (p. 82). Cette critique considère l’art et l’institution dans laquelle il s’inscrit comme un tout (p. 35), auquel elle s’oppose globalement. En cela, la critique d’avant-garde se distingue d’une « critique immanente », qui joue à l’intérieur de l’institution (ex. : les Anciens contre les Modernes), pour attaquer, non un style déterminé, mais l’ensemble des œuvres, et non seulement celles-ci, mais encore leur « système de production et de distribution » ainsi que les « représentations » qui les légitiment. Il s’agit d’une « autocritique » de l’art, dont Bürger résume ainsi la finalité :

 

« l’art ne doit pas seulement être détruit ; il doit être transféré dans la vie pratique, de manière à y être conservé, dût-il pour cela être transformé » (p. 82-83).

 

En cours de parcours, les avant-gardes rencontrent une contradiction, qui mène le propos de Bürger à un troisième moment. L’idée, que « les besoins dont la satisfaction est impossible dans l’existence quotidienne » puissent trouver un « exutoire » dans l’art, émerge avec la séparation de ce dernier. Cette séparation se trouve alors au principe de l’intention critique des avant-gardes. A contrario, une fusion accomplie de l’art et de la vie, impliquerait la dissipation de cette séparation, c’est-à-dire la dissipation de l’avant-garde. Telle est la contradiction :

 

« Dès lors que l’art et la pratique de la vie forment une unité, que la pratique devient esthétique et l’art pratique, une fonction sociale de l’art ne peut plus être établie, parce que la séparation des deux sphères (art et vie pratique), constitutives du concept de fonction, n’a plus aucune valeur » (p. 85).

 

La séparation de l’esthétique se maintient alors au sein des pratiques et productions d’avant-garde, leur fin demeurant de ce fait inatteignable.

 

Malgré cette contradiction, Bürger admet que les avant-gardes aient pu, pendant une période, revêtir le sens d’une participation au « progressisme historique », assumé mondialement par les partis communistes. Mais entre-temps, l’industrie culturelle a, de l’avis de l’auteur, fait place à « un faux dépassement de la distance entre l’art et la vie » (p. 84), qui s’exprime à travers des récits pseudo-réels, ayant pour caractère, de nouveau, de masquer la domination de la bourgeoisie. Or la sanction de ce faux dépassement est de rendre « encore plus évident le caractère contradictoire de l’entreprise des avant-gardes » (p. 84).

 

 

 

Cette contradiction peut-elle être surmontée in fine ? La brillante analyse de Bürger manque de répondre à cette question. Un manque dommageable, dans la mesure où l’auteur déroge alors au principe qu’il a préalablement posé, selon lequel « toute théorie doit rendre raison de son objet et des problèmes qu’elle pose » (p. 10). Conscient de cette limite toutefois, Bürger concède que, selon lui, la question reste ouverte de la relation entre art et pratique dans une société socialiste.