DU BRAQUAGE AU VIOLON
extrait
EXTRAITS DU LIVRE-DVD

Du braquage au violon

Quelques extraits du livre-DVD Du braquage au violon, publié par les éditions CMDE en 2014 : une chanson canera et des témoignages de détenus musiciens.

LE LANGAGE CANERO (extrait)

 

 

LA « CHANSON CANERA »

 

Nous nous centrerons ici sur la fameuse « Chanson canera », écrite et mise en musique par Leónides Flores Vargas, détenu de la prison Norte. Nous l'avons découverte dès notre première entrée dans cette prison, et elle nous a d'emblée fascinés. Véritable concentré de paroles caneras, elle s'est présentée comme un thème incontournable pour le documentaire, et mérite d'être déchiffrée ici en détail. Cette chanson est un bon exemple de ce que les détenus sont en mesure de créer avec une guitare, en collectant des expressions d'un dortoir à l'autre, d'un espace commun à l'autre, dans leur identité de « musiciens rhizomes ».

 
1 No me vean con antifaz por ser canero   Me regardez pas de travers parce que j'ai l'air d'un voleur
Háganme paro toditos los terrenos   Donnez-moi plutôt un coup de main
Tengo un dieciocho sin tanto guacamole   Y a un compagnon qui fait le guet
Que hace misión de campanear y no es pitero   Il surveille, il est pas idiot
En el cantón sin guaguarear la mama choncha   Le chef de la cellule ne se la pète pas
5 Eres tu mi catorce aunque seas chundo   Il me dit : « Tu es mon prisonnier même si tu es un péquenaud »
Sin chacalear vas a jalar   Sans regarder personne de travers tu vas faire de la muscu
Al candadazo   À l'ouverture de la cellule
Después un riego   Et prendre une douche
No seas un tío laicoso   Sois pas dégueu !
10 Un treinta y tres yo les puse con mi morra   Avec ma meuf, on leur a sorti un bobard
Y para el patio me salí con mi bellona   On est passés par le patio avec la couverture
A una voz entramos a una cabaña   On est entrés direct dans le parloir d'amour
Y con Carmela escribimos esta historia   Et tranquillement, on a écrit cette histoire
Juido me traen   Ils me mettent la pression
15 Si ando erizo o en la lela   Si j'ai pas un rond ou si je fais le con
No tengo barco me colgaron la canasta   J'ai pas à manger car j'ai pas de visite
Para el bajón sin tapiñar   Pour la bouffe sans en avoir l'air
Le ando formando   Je bosse
Y pa’ entuzar sin prender   Pour économiser sans voler
20 Ando bien tendo   J'y mets du mien
Sin carolain’s Sans m'énerver
Me gusta buscar las llaves   J'aime avoir quelques sous pour passer les portes
Como babea ya me voy para mi lista   Allez, il faut que j'aille à l'appel
Mi chicharrón y cacharros Avec ma serpillière et mes affaires
25 Quieren faina   Le ménage m'attend
Leónides Flores Vargas se despide hasta la vista Leónides Flores Vargas s'en va et vous dit à bientôt
Ábranse banda   Faites place, les gars
Que voy por otra petra   Je vais chercher mes thunes
Que carajuquis ya no me siento chato   Malgré tout je suis pas si mal
30 Siendo yo mostruo   En tant que larbin de la cellule
No viviré de a payo   Je serai jamais friqué
Pero si hay suerte ahí me la iré llevando   Mais si j'ai de la chance, je me débrouillerai
 

Léonides

 

La « Chanson canera » est le fruit d'une création collective, car Leónides a recueilli les expressions qui en forment les paroles auprès de plusieurs détenus. La référence aux espaces du dedans-dehors traverse tout le texte. Arrêtons-nous sur quelques strophes.

 

Leónides ouvre la chanson en faisant mention de ce qui le différencie des autres prisonniers : il ne porte pas el antifaz, c'est-à-dire qu'il ne s'est pas retrouvé en prison pour avoir volé. La première strophe (v. 1-4) donne une idée de la surveillance qui règne à l'intérieur. Ce sont aussi les pri­sonniers qui font le guet (un dieciocho que hace misión de campanear).

 

Le chef de la cellule (la mama choncha, v. 5) supervise ce qui s'y passe et par son ancienneté se donne le droit d'assujettir d'autres détenus – les larbins, los mostruos. Les surveillants se tournent vers lui s'il y a un pro­blème de discipline avec des prisonniers de sa cellule. Les vers suivants (v. 6-8) font référence aux activités physiques des détenus. Certains partent en promenade dans les cours intérieures, ceux qui ont de l'argent pour payer le passage des portes se rendent au terrain de football, puis peuvent prendre une douche chaude au gymnase, profiter du sauna pour trente-cinq pesos de plus, ou rentrer se laver à leur cellule dans une bassine munie d'une résistance électrique pour chauffer l'eau.

 

La couverture (bellona, v. 12) est en général le tissu avec lequel on recouvre un nouveau détenu pour lui donner sa première raclée ou lui « souhaiter la bienvenue » lorsqu'il intègre la cellule. Dans la chanson, ce sont les couvertures qui servent à faire las cabañas (v. 13), ces petits abris situés dans un coin de la cour centrale, où les détenus peuvent faire l'amour avec leur compagne ou leur compagnon. Le plafond des cabañas est fait de bâches en plastique, et les couvertures sont utilisées en tant que murs pour les séparer les unes des autres. Leónides perçoit très bien qu'elles font partie des rares endroits qui offrent de l'intimité, et que ces intervalles magiques rendent possible la création d'une chanson en toute tranquillité (con Carmela).

 

L'expression no tengo barco me colgaron la canasta dans la strophe sui­vante (v. 17) rappelle que l'absence de visite rime avec celle de nourri­ture. Dans le système carcéral mexicain, où l'administration ne pallie pas les besoins des prisonniers, leur survie alimentaire, économique et, de ce fait, morale, repose en grande partie sur ce type de solidarité apportée par l'entourage. Un détenu qui reçoit de la visite a la possibilité de se vêtir ou de se nourrir plus dignement et aussi d'obtenir de l'argent, des denrées ou des marchandises qui lui permettent de maintenir sa source de revenus, son « affaire » à l'intérieur (vente de nourriture, de disques, d'artisanat, etc.). Ajoutons que les instruments de musique utilisés par les musiciens détenus proviennent aussi de leur famille. Ils représentent leur outil de travail.

 

À l'inverse, les prisonniers qui ne reçoivent pas de visites ont pour seule nourriture le maigre repas délivré par l'administration. Particulièrement affectés par la solitude, ils errent toute la journée sans but, sur le kilomètre intérieur, d'une cour à l'autre, en quête d'un peu d'argent car ils ne travaillent généralement pas. Ce sont aussi ceux qui se défoncent (fumarsela), ceux qui dépensent leur argent dans l'inhalation de cristaux de crack ou « cailloux » (piedra), ceux qui volent. Voler est très mal vu au sein de la communauté des prisonniers, et ceux qui se font prendre endurent une punition aussi violente que celle décrite dans l'anecdote Celui qui en entend trop ou l'audace d'être un crackeur, dans la partie finale de ce livre. Il y a certains codes à respecter, tels que ne pas voler les visiteurs – ne pas les toucher, même –, et si l'on est surpris en train de le faire, une raclée est bien le minimum avec lequel on peut s'en tirer.

 

Leónides, dans sa collecte d'expressions caneras, s'est aussi intéressé au langage qui distingue les prisonniers d'une plus grande ancienneté. À leur contact, il a appris et appréhendé un nouveau langage qui lui a permis d'entrer de plain-pied dans leur univers. Il a su utiliser ce langage pour appartenir à leur groupe, en jouant avec leurs expressions, motivé par l'envie de franchir la barrière du primo-délinquant, détenu généralement plus vulnérable. En s'appropriant ce langage, il a su créer des stratégies de rapprochement.

 

Il doit parler comme eux. Il apprend la vie en prison à travers le langage qui s'y crée et s'y diffuse, et perd ainsi la peur de son environnement. Il utilise l'écriture et la musique pour s'intégrer parmi les autres sans avoir à se battre avec eux, tournant le dos à la loi du plus fort. Oui, il a dû faire le mostruo à un moment donné, mais il cherche à s'extraire de ce dedans pour atteindre le dehors que représentent les espaces scolaire et culturel. Personnage très respecté en prison, il vit de l'argent qu'il gagne en chantant, les jours de visite, muni du cahier qui compile toutes ses compositions, un trésor de répertoire canero. On lui demande souvent d'interpréter la « Chanson canera » et « Double peine ».

 

L'argot carcéral se répand jour après jour à l'extérieur, grâce aux proches des détenus qui le transmettent là où ils vivent, mais surtout dès lors que les prisonniers sortent. Les quartiers, les colonias, les cités et lotissements de Mexico sont les foyers où s'essaime ce langage. Tout langage se propage ainsi. Une fois qu'il sort de son lieu d'origine, ses locuteurs et les comportements sociaux qu'il suscite se multiplient de façon exponentielle. Si l'on prend le nombre de personnes actuellement en détention (240 000), et qu'on le multiplie par le nombre moyen de proches en contact quotidien avec eux (4), on peut considérer que près d'un million de personnes écoutent, comprennent et diffusent le langage canero dans la société mexicaine.

 

 

ENTRETIENS DE PRISONNIERS (extraits)

 

 

LEÓNIDES

 

Je viens d'un hameau, même pas d'un village, et là-bas il n'y avait pas de guitare. En 1968, j'ai déménagé dans un village qui s'appelle Acatlán de Osorio, dans l'État de Puebla, pour aller au collège. Mon patron avait une guitare. Je le regardais avec de grands yeux et un jour il m'a dit : « Tu aimes la guitare, pas vrai ? » « Ben oui, mais je sais pas en jouer. » Il l'a faite réparer et m'a appris à jouer les premiers accords. Mes doigts saignaient parce que c'étaient des cordes en acier, que j'étais maladroit et très pressé d'apprendre. C'est comme ça que j'ai appris les bases. J'ai persévéré dans ce hobby. Je fais mes propres compositions depuis que je suis jeune, mais je ne les avais jamais dévoilées. Ici, j'ai du temps pour ça. Parfois, une chanson me vient à une ou deux heures du matin. Je me lève pour la mettre en musique et, le lendemain, je suis content du résultat. Parfois aussi, je rêve les chansons. J'entends un chant à la radio alors que mes voisins n'ont rien allumé. En fait, c'est mon esprit qui est en train de travailler. Ça me rappelle ce que j'ai lu dans un livre : « L'imagination, c'est le plus fort de l'homme. » L'espoir de réaliser des choses existe ici, à l'extérieur, et dans n'importe quelle partie du monde, quel que soit l'endroit où l'on imagine des choses qui nous font plaisir. C'est pour ça que l'imagination, c'est fantastique, c'est là que naissent les rêves.

 

Dehors, je jouais par passion. J'ai commencé à composer des chansons en 1979 et, avant ça, j'écrivais aussi mais n'en faisais rien. Puis j'ai commencé à compiler les chansons, j'en ai plus de quatre-vingts, je crois. En prison, j'en ai composé une trentaine. Je n'ai toujours pas de connaissances théoriques mais j'approfondis mes bases, et je m'y mets souvent, surtout. Le plus facile pour moi, ce sont les rancheras et les ballades. J'ai fait aussi quelques thèmes de musique tropicale mais, comme je ne sais pas les accompagner en musique, ils sont restés dans l'oubli.

 

 

 

El globo

 

MIGUEL ÁNGEL

 

Mon père aussi était trompettiste. Il m'a transmis les premiers éléments de la musique, puis j'ai continué par moi-même en intégrant de nombreux orchestres mexicains, des plus mauvais aux plus grands. J'ai travaillé avec Celia Cruz, avec l'orchestre d'Irving Lara, avec l'orchestre Revelación, avec celui de Constelación, et pas mal d'autres groupes réputés au Mexique.

 

Débarquer tout d'un coup en prison, c'est absurde, c'est brutal, d'autant plus que j'étais pas du tout un mauvais gars. C'est clair que j'étais pas tout blanc, mais j'étais loin d'être un pourri. Quand je suis arrivé en prison, je suis tombé sur Fernando, un copain saxophoniste que je connaissais depuis des années. C'est le premier avec qui j'ai joué ici. Mon père m'a fait passer une trompette, et on a commencé à jouer des morceaux de musique instrumentale, du jazz, ça nous permettait de manger et de payer l'appel. Il a été mon premier contact musical. Après, j'ai rencontré plus de monde, je me suis intégré à un groupe plus grand. Fernando ne voulait pas jouer dans ce cadre, il s'y sentait pas à l'aise, ou ça lui faisait honte, surtout quand sa femme et ses filles venaient le voir. Moi, ça me faisait pas honte parce que j'avais faim et je voulais gagner de quoi manger et, la vérité, de quoi me droguer. J'étais très accro à ce moment-là. Lui ne voulait presque pas travailler, et de mon côté, j'ai rencontré tous les musiciens de la prison, je me suis intégré, jusqu'à ce que je forme un groupe mariachi, mon propre groupe.

 

 

 

le public

 

BALLENITA

 

Il y a cinq ans que j'ai été transféré ici. Avant, j'étais à Bordo de Xochiaca, où j'étais aussi prof de musique. En arrivant, je me suis vite identifié à ceux qui partageaient le goût de la musique. Je suis allé à leur rencontre, je me suis rapproché d'eux en leur montrant mes capacités de musicien, ils m'ont embarqué, et maintenant, c'est moi le prof. Eux, je les ai connus au C.O.C., car les musiciens d'ici y jouent parfois. Ils jouaient lors des visites et je me suis rapproché d'eux en leur demandant s'il y avait la possibilité de jouer ensemble. Ils m'ont dit qu'il n'y avait pas de problème. Je leur ai dit que j'étais aussi mariachi, et que je savais plein de trucs, alors rapidement ils m'ont invité à venir avec eux, le prof de musique est parti et je l'ai remplacé. Ici, je regarde la télévision, j'aime beaucoup les documentaires culturels ou qui traitent de musique. J'aime tous les types de musique mais surtout le rock comme Black Sabbath, Deep Purple, et le maître, Eric Clapton.

 

 

 

Tonz

 

TONZ

 

Je me suis initié avec un crew qui s'appelle Cret et avec un autre collectif nommé la Vieille Garde, qui est assez connu. Maintenant, on commence un nouveau collectif, le FGC, qui existait déjà dans la rue depuis quelques années et qu'on reprend ici. C'est un collectif de musique et des quatre éléments qui forment le hip-hop. Quand je suis entré ici, j'ai rencontré David, il m'a demandé si j'aimais le hip-hop, alors on a commencé à sympathiser autour de notre passion commune du graffiti et du rap, et on a décidé de lancer le projet. Les types sont souvent stressés ici et ça peut être contagieux, comme tu vis les uns sur les autres, forcément ça te touche. Puis, avec les problèmes d'ici, ça crée des situations explosives. Tu entends de tout et le truc est de ne pas tomber dans le jeu, suivre ta ligne et tracer, sinon tu t'écroules. L'environnement influe beaucoup. Moi, j'aime créer des histoires, et transmettre ces histoires pour que les gens les vivent à leur tour, pour que, quand ils écoutent les paroles, ils les sentent et les analysent.

 

 

 

Jonathan

 

TOÑO

 

Quand je suis arrivé ici, il y avait déjà certaines choses, notamment une batterie. Il arrive que le département de culture nous prête une guitare, un câble, ou du matériel manquant. Mais c'est avant tout avec les musiciens qu'on construit les conditions pour répéter et jouer. Moi, j'ai un câble, une guitare et une cymbale. C'est comme ça que ça fonctionne : on construit ensemble l'endroit où l'on répète et on partage le plus possible le matériel, les savoirs, l'espace et plein de choses.

 

Ce qui me surprend le plus dans ce lieu, c'est le degré de talent qu'on rencontre, à tous les niveaux. Je pense à des gens qui font des objets d'artisanat magnifiques, à des gens qui pratiquent le sport ou l'art de manière incroyable, des gens qui écrivent, des gens qui composent, qui jouent d'un instrument, qui enregistrent, qui font de la peinture, de la danse. C'est vraiment surprenant. Ça te marque, de voir tous ces gens qui ont tant de talents, souvent liés aux circonstances qui leur sont propres : la société, l'environnement où ils ont grandi, les opportunités que leur a données la vie ou non, le fait qu'ils aient pu ou non exploiter cet aspect. Certains ont eu la chance de développer leurs talents, d'autres non mais, dans tous les cas, ils font tous preuve d'un courage immense. La plupart d'entre eux ont commis un délit par nécessité, ou par accident. On peut très bien commettre un délit sans s'en rendre compte, de manière accidentelle ou en le provoquant. En tant qu'êtres humains, on est tous exposés à un moment d'erreur qui peut nous conduire ici. Mais ce sont des gens très courageux.

 

Ethel et Natasha

 

Pour en savoir plus sur le livre-DVD, vous trouverez une présentation complète sur le site du CMDE.