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MEANWHILE IN FUKUSHIMA, UN PROJET ARTISTIQUE COLLABORATIF.

Dominique Balaÿ nous apprend comment et pourquoi il a voulu participer au Project Fukushima! initié par Otomo Yoshihide. Il explique sa création d'une bibliothèque « open sounds » de sons récoltés lors de son voyage au Japon, ainsi que sa proposition d'inviter les artistes à se confronter à cette matière sonore.

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L’entretien a été mené par Frédéric Mathevet, par mail.

 

 

L'Autre musique (LAM)

Peux-tu nous parler de l'origine et du principe du projet collaboratif en ligne « Meanwhile, in Fukushima » ?

 

Dominique Balaÿ (DB)
Le projet a démarré en 2011. En avril, c'est à dire un mois après la triple catastrophe (tremblement de terre, tsunami, explosion à la centrale Fukushima daiichi), le musicien américain John Zorn avec qui j'étais en train de préparer un programme pour webSYNradio, m'a fait part de son intention de réagir à ce qui se passait sur le site nucléaire. Nous sommes restés en contact et, quelque temps plus tard, il m'a invité « officiellement » à participer à une soirée qu'il comptait organiser dans son club de New York. Cette soirée était en lien avec un collectif d'artistes japonais originaires de Fukushima qui de leur coté projetaient un « festival » pour le mois d’août. C'est ainsi que j'ai fait une première fois mes bagages pour retransmettre en direct sur webSYNradio cette soirée de soutien et d'alerte qui a réuni des musiciens japonais et US. Un très beau moment, techniquement stressant, mais plein émotionnellement, et un record de connexions pour webSYNradio !

 

 

Après cette soirée, je me suis mis en contact avec les organisateurs du festival Fukushima! J'en connaissais au moins un comme artiste – Otomo Yoshihide1 Lire le billet rédigé à l'occasion de la 2e édition du festival.  – et je lui ai fait part de mon souhait de rester à disposition de leur projet et de leur manifeste. Au fil des échanges, l'idée s'est rapidement imposée d'aller sur place pour me joindre à la deuxième édition du festival Fukushima! qu'ils étaient déjà en train de cogiter. Il me fallait quand même remplir quelques conditions, notamment sur le plan de la légitimité de la démarche que j'étais en train de construire, en impliquant webSYNradio et la revue Droits de Cité. J'ai donc fait comme tout le monde dans ces cas-là : un retour sur moi même avec écriture d'un dossier (note d'intention, budget, etc.) et je suis allé voir un peu tout le monde à Paris et en région.

 

Les gens m'ont plus ou moins bien reçu (plutôt plus que moins, actualité oblige, mais sans rien de vraiment concret et, au passage, quelques défilades d'anthologie ! Le nucléaire, sujet scabreux, terrain glissant, surtout après la présidentielle de 2012 et le brouillage autour des thématiques « écolos ») et l'une des rares personnes qui a vu un intérêt (artistique mais aussi politique) à s'associer à ma démarche a été Christian Zanesi2 Compositeur, directeur adjoint du GRM de l'INA, cofondateur de l’association Ars Sonora et initiateur de projets marquants dans les domaines de la radio, des publications et des manifestations musicales, notamment l’émission Electromania sur France Musique, le festival Présences électronique et les coffrets CD « Archives GRM », « Bernard Parmegiani, l’œuvre musicale », « Luc Ferrari, l’œuvre électronique ». qui a donné tout ce qu'il pouvait donner. C'est ainsi que le principe de résidences artistiques à l'INA-GRM est devenu central et structurant. Il ne me restait plus qu'à inviter des artistes et à articuler leur contribution avec mon propre travail de field recording sur place.

 

 

J'ai lancé les invitations auprès de 4 artistes (ce qui correspondait à la capacité d'accueil offerte par l'INA-GRM). Pour l'anecdote, le premier artiste que j'ai invité a refusé de participer, signe que la démarche n'était sans doute pas encore très solide et compréhensible. Mais, heureusement, les autres artistes ont répondu présent : la compositrice Bérangère Maximin (qui en cours de route a invité Colin Johnco), le poète Joachim Montessuis, le compositeur américain Carl Stone et la compositrice japonaise Tomoko Momiyama. Le projet commençait à se dessiner (et même au sens propre, avec la contribution de l'artiste Seb Jarnot qui a réalisé l'artwork du site internet).

 

 

J'ai donc commencé à documenter la démarche depuis la France et à enrichir la base de données sonore au travers d'entretiens réalisés par téléphone ou par Skype. Puis, en mai 2012, je suis parti au Japon pour 4 semaines, dont 2 semaines à Fukushima City où j'ai pu faire tout ce que j'avais prévu avec l'équipe du festival Fukushima! et avec d'autres personnes rencontrées sur place, notamment Koji Nagahata, professeur de sound design à l'université des Sciences Sociales, qui a favorisé un partenariat riche et utile avec l'université de Fukushima.

 

Les résidences artistiques ont eu lieu durant l'été 2012 sur la base de tout ce premier matériel, qui comprenait déjà une bonne vingtaine d'heures d'enregistrements et de sons.

 

Entretemps, l'appel à contribution a circulé et les premières pièces sonores sont arrivées, aussitôt diffusées. Sur le site du projet, mais aussi dans des émissions de radio – comme celle de Carine Demange sur Radio Campus Bruxelles, qui a ouvert son antenne quasiment toutes les semaines depuis les toutes premières contributions, et aussi l'émission de Thomas Baumgartner sur France Culture qui entretient un intérêt et une écoute bienveillante depuis le début – et des programmes artistiques divers et variés, en France, mais aussi au Japon, au Mexique, en Argentine, au Brésil.

 

Depuis, j'ai participé à l'édition 2013 du festival Fukushima!, qui reste un rendez vous essentiel, et je travaille à faire vivre ce projet et ce sujet, de toutes les manières possibles, en m'appuyant sur les différents soutiens et amitiés. On en est aujourd'hui à une cinquantaine de contributeurs, et plus d'une centaine de personnes ont participé de près ou de loin au développement de ce projet : c'est beau !

 

affiche festival Fukushima! 2013

 

LAM

Comment sont sélectionnés les artistes participant au projet ? Pourquoi ?

 

DB
Comme je viens de le rappeler, je n'ai invité formellement que les 4 artistes qui ont bénéficié d'une résidence artistique à l'INA-GRM. Le projet est ouvert à tout le monde, et le site propose des ressources en téléchargement libre pour participer sans même avoir besoin de demander une quelconque autorisation ! On n'a même pas besoin d'être artiste sonore, les contributions peuvent être de tous ordres, à partir du moment où elles font sens par rapport à la réalité de la situation à Fukushima et où elles ont une chance d'être intelligibles pour nos amis japonais sur place. Je n'ai eu à refuser aucune proposition, cela a pu arriver que je demande des précisions, mais pas comme un producteur pourrait le faire, en engageant le travail dans une direction plutôt qu'une autre. Mon rôle dans ce projet est davantage celui qui réunit les conditions d'un dialogue, dialogue des artistes entre eux, des pièces entre elles, de ce coté du monde avec l'autre coté…

 

Pour satisfaire ces conditions et préserver la possibilité du dialogue, l'essentiel de ma demande est que chaque contribution soit signée, titrée, datée et géolocalisée. Ainsi chacun peut dire qui il est et comment il voit les choses et, éventuellement, en répondre.

 

Je dois dire que la participation à ce dossier de L'Autre musique, diffusée très tôt dans mes échanges avec les contributeurs, a permis d'obtenir d'eux des éléments de contexte et des éclaircissements bienvenus sur leur propre démarche. Certains ont même pu me dire que cet effort qui leur était demandé leur avait permis d'y voir un peu plus clair et de poser une distance émotionnelle, titre d'ailleurs de l'une des contributions.

 

LAM

Par rapport à la thématique de notre numéro, comment qualifierais-tu ce projet ? D'engagé ? De résistant ? D'utile ?

 

DB
Utile, je l'espère. J'ai des feedback du Japon qui me font dire que c'est un peu le cas. Là-bas, la situation de lassitude et de quasi blackout (surtout après le dernier décret de décembre 2013 limitant considérablement la liberté d'expression, pour préserver les enjeux liés aux JO de 2020) est telle que n'importe quel signe amical venu de l'extérieur est le bienvenu. Utile comme un son ou un rai de lumière qui va passer sous la porte, c'est déjà ça…

 

 

 

Résistant, oui sans doute aussi, surtout maintenant, après 3 ans d'activité, où ce n'est plus l'émotion ni la colère qui sont le moteur mais bien quelque chose de l'ordre d'une résistance, assez organisée mais très précaire en même temps. Si je ne m'en occupe pas, le projet disparaît. Même si les pièces ont leur vie propre et peuvent s'inscrire en dehors du projet, la démarche elle-même est à la fois très fragile (je ne parle même pas du plan économique d'un tel projet), et « bigger than life ». L'un des aspects les plus durs (au sens où cela entraîne une résistance) est ce qui a trait à la durée : on est entraîné dans une durée qui est difficilement mesurable. Cela est dû bien sûr à la nature de cette catastrophe, qui ne trouve pas de résolution satisfaisante dans un cadre temporel normal, et qui est censée se diluer dans des projections temporelles en milliers d'années. Alors oui, résister à cette dilution temporelle. De la même manière que nous sommes déjà appelés à résister au projet insensé de diluer les énormes quantités d'eau contaminée dans le Pacifique, l’un des enjeux majeurs des années qui viennent.

 

LAM

Tu as toi-même écrit, dans une réponse que tu as adressée au laboratoire L'Autre musique, que ta démarche n'était pas une démarche de militant. Peux-tu revenir sur cette posture et expliquer ton engagement dans ce projet ?

 

DB
Le sens de ce propos (présent dans ma toute première note d'intention) était précis : je n'ai en effet aucune carte et ne suis affilié à aucun parti ou à aucune organisation d'aucune sorte. Ce qui me permet de rencontrer et de parler avec tout le monde et d'intégrer sans difficulté théorique dans le projet des positions critiques par rapport à la thématique ou par rapport au projet lui même : points de départ éventuels d'un dialogue que j'ai pu mener avec tel ou tel contributeur qui m'interrogeait sur la légitimité du projet, son efficacité, etc.

 

 

J'ai tout de suite précisé ce point, mais pas pour charger ou stigmatiser la démarche proprement militante. J'ai rencontré beaucoup de militants depuis que je travaille sur ce sujet et il y a de nombreux aspects nobles et remarquables dans leur militantisme. Simplement, cela ne correspond pas à ma réalité de vie, d'action, ni à une posture qui serait initiale ou que je chercherais à rejoindre.

 

De la même manière, si je me démarque d'une entreprise informationnelle/communicationnelle, c'est pour situer le terrain natif du projet, qui est davantage le terrain symbolique. Il s'agit bien d'art et de rappeler le manifeste que s’efforcent d’animer les organisateurs du festival Fukushima! Un besoin d’abord : «  Fukushima est connu dans le monde entier par son stigmate. Mais nous ne perdons pas l'espoir de retrouver Fukushima. Même dans la crainte de ne plus pouvoir revenir dans nos villes natales, nous voudrions penser à l'avenir de ce lieu pour lui permettre de rester connecté avec le reste du monde et également dans l'espoir de continuer à vivre dans ce lieu.» Puis la réponse : « Nous avons besoin de la musique, de la poésie et de l'art qui pourraient nous montrer un point de vue possible ainsi qu'une façon dont on aborde la réalité. » Michiro Endo, Otomo Yoshihide, Ryoichi Wago (mai 2011)3Le manifeste est à lire ici en Anglais.

 

LAM

Quels sont les prochains rendez-vous de « Meanwhile, in Fukushima » ?

 

DB
Comme je l'ai dit, j'essaye de faire vivre ce projet de multiples manières. Et je réponds autant que possible à toutes les invitations, la principale limite étant mon manque de temps.

 

Parmi les prochains grands rendez vous, je vais participer au festival Monophonic à Bruxelles en mai prochain (du 22 au 25) où le projet est invité pour une séance d'écoute publique que je présenterai.

Cet été, à partir du 6 juillet, le projet sera accueilli à la Maison Laurentine, dans le cadre de la manifestation L'oubli, La trace et il sonorisera la sculpture de Aurèle LostDog NoMoreFukushima.

Toujours cet été, le 15 août, le projet participera à la 4ème édition du festival Fukushima! organisé à Fukushima city.

Plus tard, en 2015, quelque chose est en train de s'organiser du coté du Vénézuela.

 

Et d'autres actus que vous pouvez suivre sur le site du projet : http://fukushima-open-sounds.net/.

 

 

affiche festival Fukushima! 2012