ARTISTE ET TRAVAIL
intervouïe
INTERVOUÏE DE PALI MEURSAULT
PAR FRÉDÉRIC MATHEVET

pali meursault explique l'écriture de son dernier album Offset (sorti en février 2013 sur Doubtfulsounds) qui explore le paysage sonore d'un atelier d'imprimerie, et propose un voyage au coeur de l'énergie industrielle et mécanique des presses et des rotatives. Un retour réflexif qui est aussi une pensée sur l'écoute quotidienne, et une approche pertinente de la composition électroacoustique contemporaine.

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Pour L'Autre musique, pali meursault nous propose deux titres de son album Offset. Cliquez ici pour en savoir plus sur cet album ou pour le commander.

L’entretien a été mené par Frédéric Mathevet, par mail.

 

L'Autre musique (LAM)

Comment veux-tu que l'on qualifie tes dernières compositions, rassemblées sous le titre Offset et réalisées à partir de sons enregistrés dans deux imprimeries ? Qu'est-ce qui a motivé le choix particulier de ces lieux ?

 

pali meursault (pm)
Disons mon dernier « travail ». Je crois que, dans le cas d'Offset, le terme a du sens. Cela dit, il y a aussi dans ce disque une volonté de confronter l'électroacoustique et le paysage sonore à une musicalité plus immédiate et même à des structures et des formats « chansons ». Dès le moment des prises de sons, il y avait l'envie d'y trouver une matière très rythmique, très cyclique, un chaos très organisé qui faisait immédiatement écho à certaines références musicales.

 

Après mon précédent disque sur Entr'acte, Without the Wolves, j'avais ressenti le besoin de bousculer certaines habitudes, certaines tendances de composition qui penchaient du côté de la continuité organique et des grands mouvements de textures, tout en se préservant de ruptures trop franches ou d'enjeux liés aux structures rythmiques. Pendant longtemps, j'ai beaucoup écouté et beaucoup composé des formes de drones, très marqué par Éliane Radigue ou Phil Niblock. Without the Wolves est une composition très organique, structurée par couches plus ou moins continues. Après ça j'ai eu envie de disjonctions, de ruptures, de rythmes… Et aussi d'assumer des influences moins savantes, du côté de la musique industrielle mais aussi de l'électronique ou du hip-hop.

 

 

 

Et justement il me semble que ces musiques-là, qui se sont construites sur une assimilation du paysage sonore industriel et urbain, ont en retour profondément marqué nos manières d'entendre le monde contemporain. Il y a eu un renversement de perspective : la musique du vingtième siècle s'est inspirée des bruits des machines au point qu'aujourd'hui on ne puisse plus entendre certains sons de machines sans que ça évoque de la musique. Du coup cela me paraissait intéressant de faire quelque chose qui se rapproche de la musique industrielle mais en allant enregistrer les vraies machines, avec les outils de l'enregistrement de terrain tel qu'il peut se pratiquer aujourd'hui.

 

J'ai cherché pendant quelque temps le « terrain » qui me permettrait de travailler ces matières industrielles. J'avais d'abord sollicité plusieurs grandes entreprises parce que j'étais curieux d'enregistrer le genre de grande chaine d'assemblage qu'on trouve chez Peugeot ou Eurocopter, mais je ne suis jamais parvenu à obtenir les accréditations, la prise de son semble poser d'importantes questions de sécurité ! Par la suite, je me suis retrouvé à enregistrer des machines d'imprimeries un peu par hasard, parce que je parlais de ma recherche autour de moi. J'ai commencé à enregistrer à Grenoble puis à Paris, où j'ai travaillé plus longtemps parce que les presses de ce deuxième atelier étaient de vieilles Heidelberg des années soixante, très mécaniques, sans compresseurs ou souffleries qui parasitent les prises… Sans doute que cet anachronisme a du sens, c'est aussi à travers des représentations assez classiques de l'imaginaire machinique, faites de cliquetis et de rotatives, que s'est tissé le lien avec les influences musicales que j'évoquais. En comparaison, les presses d'imprimerie plus modernes sont faites de mécaniques cachées dans des habitacles, dont s'échappent beaucoup de bruit blanc1 Le bruit blanc est un souffle comportant toute les fréquences du spectre audible ; les bruits de souffleries tendent à s'en rapprocher. et quelques harmoniques continues… Un tout autre régime sonore, qui n'est peut-être pas moins intéressant, mais plus difficile à capturer, et qui n'a pas encore imprégné nos cultures sonores comme ont pu le faire le piston ou la rotative. Le jeu référentiel n'aurait donc pas fonctionné de la même manière.

 

 

En somme, l'idée était de continuer à pratiquer l'enregistrement de terrain, mais en posant le principe qu'enregistrer un « objet » devait consister à se confronter aussi au phénomène social et culturel, aux déterminations perceptives qui lui correspondent. Si l'on prend deux objets de prédilection du field recording comme la jungle et l'usine, on se rend bien compte que les imaginaires qu'ils convoquent sont aussi des constructions culturelles aux antipodes l'une de l'autre. À cet égard, il me semble que les productions qui abordent le paysage sonore et la phonographie manquent parfois de recul par rapport à leur objet et de réflexivité quant au point de vue adopté : elles n'interrogent que rarement de manière critique les imaginaires perceptifs, les constructions culturelles à travers lesquelles on identifie l'objet donné à entendre.

 

 

Sans doute aussi me suis-je concentré sur des environnements urbains et industriels par réaction envers certaines pratiques de field recording qui ont tendance à rejeter tous les sons produits par l'homme pour fétichiser un naturalisme « pur ». Je le dis sans aucune rancune (et il y a des travaux tournés vers la nature que j'apprécie énormément – ils sont d'ailleurs souvent le produit de véritables réflexions audionaturalistes, comme celle des frères Namblard), mais il me semble souvent retrouver une tendance au fétichisme environnemental, par exemple dans le fait de découper au montage tous les bruits de voitures ou d'avions pour reconstruire un objet « intact ». Mais en réalité cet « effet » de pureté est souvent impossible à obtenir et le résultat peut sonner assez artificiel. Ça n'est pas vrai de tous ceux qui travaillent sur la nature, heureusement, mais le préjugé de Murray-Schafer est tenace, qui hiérarchise le son naturel en matière « noble » et le son anthropologique, surtout celui de la modernité urbaine, en quelque chose de l'ordre de la nuisance. Murray-Schafer, de manière assez ridicule, va même jusqu'à opposer la nature « hi-fi » à la ville « lo-fi ». J'ai souvent eu envie de prendre le contre-pied de cette posture en m'efforçant d'aller chercher mes matières dans des environnements sonores délaissés, sinon méprisés. L'industrie est encore chargée d'une certaine poésie brutale, ce qui n'est pas le cas de la rumeur du trafic automobile ou du souffle des climatiseurs… Mais il me semble que ces sujets peuvent donner l'occasion d'une remise en question de nos catégories de pensée et nos manières d'écouter, leur « pauvreté » peut donner l'occasion d'une richesse dans l'approche.

 

LAM

Il y a dans ta démarche une volonté très forte de penser le moment de la prise de son. Il apparaît très clairement dans tes différents projets que la circonstance de la prise de son, ta posture corporelle et perceptive sont tout aussi importantes que le matériau sonore que tu te proposes d'enregistrer, ainsi que la question de « qu'est-ce qu'entend l'autre ? » dans cette même circonstance. Peux-tu nous expliquer en quoi cette « économie de la perception » est fondamentale dans ton travail de composition ? N'est-ce pas une remise en question de « l'écoute réduite » ou une alternative à « l'objet sonore » schaefferien  ?

 

pm
Ça n'est pas vraiment une remise en cause complète, mais en plus de cinquante ans, le recul dont on dispose pour aborder la problématique de l'objet sonore a considérablement augmenté. En son temps, Schæffer a initié un mouvement de déconstruction de la culture musicale occidentale dont l'importance est indéniable. Mais il me semble aussi que sa foi positiviste en l'objectivité de la démarche scientifique l'a peut-être rendu un peu trop enthousiaste (au moins au début) et l'a conduit à penser que les techniques de fixation du son livreraient l'accès au phénomène sonore lui-même, comme donnée neutre et objectivable, à partir de laquelle il s'agissait de reconstruire une culture musicale absolument neuve.

 

En réalité ce qui s'est produit avec la Musique Concrète a plutôt été une transformation qu'une objectivation. Avec les termes de Deleuze et Guattari, on pourrait parler de la fixation du son concret comme d'un processus de « déterritorialisation/reterritorialisation » : le discours qui organisait la culture musicale s'est reformulé dans les termes nouveaux de l'électroacoustique. Si le vocabulaire descriptif des phénomènes et les valeurs associées aux objets se sont bel et bien transformés, ils ne s'affranchissent pas pour autant d'un ordre discursif, d'un régime de signes déterminé et déterminant. Pour le dire autrement, il y a toujours une construction culturelle à travers laquelle le phénomène sonore est perçu et interprété, à la manière dont le cerveau décode et re-code le donné de la perception.

 

Contrairement à ce que l'écoute réduite schæfferienne pouvait laisser croire, on accède jamais au « son » en tant que tel, mais seulement à travers le filtre de modes de pensée, de discours et d'interprétations. C'est la raison pour laquelle la vérité d'un son sera toujours relative : somme complexe de sinusoïdes pour le physicien, musique pour l'auditeur, nuisance pour son voisin, alerte pour le passant… Sa signification est infiniment variable et relative, en fonction des « oreilles » dont on dispose pour l'entendre : des « dispositions » culturelles aussi bien que physiologiques, de même que les circonstances de l'écoute constituent des « dispositifs » physiques aussi bien que culturels, sociaux, architecturaux, etc.

 

 

Dès lors, il me semble qu'avec l'élan de l'histoire musicale du vingtième siècle, l'un des enjeux de la composition est aujourd'hui d'explorer les contours de ces régimes de sens et de signes qui organisent nos perceptions sonores. Il s'agit de remettre en question notre expérience esthétique, d'interroger nos dispositions culturelles, nos modes d'interprétation, en créant des permutations et des transformations : de la musique au bruit, du phénomène au signe, de l'expérience esthétique à la perspective documentaire, etc. La musique qui m'intéresse, en tous cas, formule de telles interrogations sur la pluralité de nos écoutes : qui entend ? D'où entend-t-on ? Qu'est-ce qui nous dispose à entendre de telle manière ? Quel recul peut-on donner sur notre culture auditive ? Et qu'est-ce que nous choisissons, précisément, d'y cultiver ?

 

 

C'est ce qui m'a amené à réfléchir sur cette chose que j'ai appelée « économie de la perception » et qui me paraissait une bonne formule pour décrire la manière dont notre perception est, comme dit Félix Guattari à propos de la subjectivité, « manufacturée comme le sont l'électricité ou l'aluminium ». Il y a une « économie de la perception » parce qu'il y a des productions dominantes de la subjectivité perceptive, c'est-à-dire qu'il y a des discours, des idéologies qui nous fabriquent des oreilles docilement consuméristes et obéissantes (mais que l'on remerciera aussi de leur vigilance, comme nous l'explique la SNCF). De ce point de vue-là, l'ensemble de la technologie audiovisuelle est avant tout un outil au service d'une culture dominante, qui s'attache à obtenir de la multitude de ses spectateurs une « réponse » consensuelle et conforme, sur la base de laquelle une économie marchande valide peut se constituer. On peut dire que la perception et la subjectivité sont « manufacturées » selon des règles qui sont aussi celle de la confection, mais il y a toujours des formes de réappropriations possibles. La création et l'expérimentation musicale peuvent être des manières d'y parvenir.

 

Aujourd'hui la musique se fait essentiellement avec les moyens de reproduction de la musique (il paraît que c'est Rodolphe Burger qui a dit ça). Effectivement, le matériel de prise de son, les instruments électroniques ou les systèmes informatiques sont des outils très conditionnés. En électroacoustique et encore d'avantage avec l'enregistrement de terrain, le matériel et les manières de faire sont souvent ceux développés par l'industrie audiovisuelle et le cinéma. Si l'on veut cultiver autre chose que les formes consensuelles et dominantes de production de l'émotion et de la sensation, il s'agit donc de détourner les procédures comme les outils, de chercher à produire des altérités, à cultiver la pluralité des interprétations, en somme : à inquiéter la perception.

 


Ces enjeux peuvent effectivement se cristalliser et se concentrer autour du moment de la prise de son : à partir d'une expérience perceptive, corporelle, à partir de l'acte d'écoute s'engage tout ce processus de décontextualisation et de recontextualisation du phénomène sonore, de destruction et de reconstruction de l'expérience sensible, de déterritorialisation et de reterritorialisation de la pensée…

 

LAM

Et comment, ou quel dispositif mets-tu en place pour rendre perceptible cette posture qui, dans le cas d'un album à écouter chez soi est désincarnée, loin de la situation d'écoute initiale ? Par ailleurs, comment se passe le travail de composition ? Classement, sélection, montage, partition ou quelque chose qui y ressemble ?

 

pm
À l'autre bout du processus, il y a recontextualisation (on aurait pu parler aussi bien de désincarnation/réincarnation) dans un nouvel espace d'écoute : celui de la stéréo domestique, par exemple. Pour le domaine du sonore, un aspect essentiel de la question de la représentation se joue dans le fait de faire tenir un espace à l'intérieur d'un autre. La technologie audio s'évalue d'ailleurs selon des notions de neutralité ou de coloration (des micros, des haut-parleurs, des traitements et des lieux d'écoutes) afin d'estimer si le résultat sera ou non fidèle à la réalité. Évidemment, c'est bien souvent les conditions de l'écoute finale qui répondent le moins bien à l'exigence de neutralité, mais depuis l'invention de la stéréophonie, la technologie professionnelle comme le grand public a largement affirmé ses prétentions à la « haute-fidélité » et au réalisme. Même quand celui-ci est douteux, il est un argument de vente qui ne se dément pas depuis « La voix de son maître » jusqu'aux caractéristiques vantées par les producteurs de casques de baladeurs. De la même manière au cinéma, avec le surround et le son 3D, il s'agit toujours d'avantage de nous faire croire « qu'on y est ». Ces considérations techniques et commerciales forment des discours qu'il est intéressant de décrypter, parce que nous les avons largement incorporés dans nos réflexes perceptifs. Par ailleurs, il est important de considérer qu'il s'agit là aussi de processus éminemment culturels : d'une certaine manière, notre oreille fait beaucoup d'efforts pour y croire. Ainsi, si aujourd'hui la stéréo nous semble un mode de reproduction crédible de l'espace sonore, c'est aussi parce que nous nous sommes habitués à cet artifice là, alors qu'il a pu être décrié au moment de son apparition dans les années 1950. En spectateurs dociles, nous jouons le jeu des conventions spectaculaires et, de la scène de théâtre aux technologies audiovisuelles les plus avancées, nous faisons ce qu'il faut pour être « pris » par l'illusion.

 

 

 

Dans le cas d'un travail à partir de sources réelles, ces enjeux de la reproduction du phénomène et de l'espace sont particulièrement importants. Comparativement au cinéma, la musique s'est bien d'avantage donnée l'occasion de traiter la question de la représentation et du réalisme de manière critique. Les notions de « cinéma pour l'oreille » et de « tournage sonore » sont devenues des idées importantes en électroacoustique, mais il s'est aussi agit de faire apparaître la médiatisation elle-même : le processus de décontextualisation en tant que tel, en tant que problématique touchant à nos modes culturels de représentation et même en tant que « matière » pour la composition. Là aussi la Musique Concrète a été une étape importante puisqu'avec elle, les modes de transformation techniques et médiatiques sont passés au premier plan de la réflexion musicale (parfois jusqu'à un certain fétichisme du haut-parleur, il est vrai !).

 

 

Quoi qu'il en soit, je me sens beaucoup plus proche de cette approche-là que de certains travaux de field recording qui jouent uniquement sur la relation avec la vérité de l'expérience acoustique initiale (à travers le recours à des techniques binaurales2 L'enregistrement binaural se fait avec des microphones placés au niveau des oreilles, afin de reproduire une écoute « naturelle », filtrée par la boite crânienne. ou en soulignant qu'aucun traitement n'a été ajouté, par exemple). Pour moi le réalisme, de même que l'approche documentaire sont des questions importantes mais pas des objectifs en eux-mêmes. Je pense au contraire que l'une des richesses du travail électroacoustique se trouve dans la possibilité de naviguer librement entre le réalisme et l'abstraction : il est possible de jouer sur l'identification de la source, mais aussi de faire apparaître les distorsions de toutes sortes que la médiation induit, jusqu'à en faire la matière et le véritable « sujet » de la composition. C'est là, à mon avis, que les enjeux deviennent véritablement musicaux et c'est là que le travail de composition peut aussi devenir l'occasion d'une approche critique de nos cultures sonores.

 

 

Ainsi, dans mon travail, le lieu de la prise de son n'est pas tant quelque chose que j'entreprends de représenter de la manière la plus fidèle possible, mais plutôt la contrainte à partir de laquelle je vais constituer une matière électroacoustique. De fait, je ne crée aucune hiérarchie entre les manières d'enregistrer (du couple stéréo normalisé par l'ORTF au capteur piezo-électrique du rayon bricolage) et l'approche d'un phénomène donné se fait de manière très empirique. Dans le premier morceau de Without the Wolves, par exemple, toutes les sources ont été enregistrées sur un glacier en train de fondre au mois d'août, mais une bonne part de ceux qui constituent la ligne principale de son second mouvement provient en réalité d'un accident microphonique, une perturbation électrique complètement fortuite dont je me suis servi pour faire basculer la composition dans un registre plus abstrait.

 

 

 

De la même manière, pour Offset, il ne s'agissait pas pour moi de produire une description de la réalité acoustique ou sociale de l'atelier d'imprimerie, mais de me contraindre à composer à partir d'une matière sonore extrêmement déterminée par des caractères acoustiques et sociaux. Les contraintes dont je parle peuvent être très littérales, comme la manière dont la légitimité de mon activité de preneur de son vis-à-vis des travailleurs de l'atelier a pu imposer certaines distances, certaines temporalités, certaines postures corporelles avec lesquelles il a fallu, littéralement, « composer ». (J'avais abordé ces questions-là dans un texte rédigé au moment du travail de studio : « Offset, février – mars 2012 ». Tout ça détermine des « possibles » que je tente d'explorer (sinon d'épuiser) à l'intérieur du temps délimité par les séances d'enregistrement. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je me tourne de plus en plus volontiers vers des sujets qui deviennent aussi des « terrains » : des lieux qui ont leur temporalité propre et sur lesquels je peux revenir, une découverte sonore en appelant une autre, qui motive une nouvelle tactique… Il y a toujours une intuition ou une intention au départ, mais également beaucoup d'imprévu, et si la délimitation du terrain a quelque chose de méthodologique, l'approche doit rester très ouverte à l'intérieur de ce cadre. Je dis « tactique » dans le sens de De Certeau, par opposition à « stratégique » : il s'agit d'être là en braconnier.

 

 

 

Le travail de studio fait ensuite apparaître d'autres problématiques. Comme le dit très justement Éric La Casa : si le moment de la prise de son représente des possibilités infinies dans un temps limité, le travail de studio s'organise selon les possibilités limitées de la matière fixée dans un temps illimité. Je n'ai pas vraiment de méthode et d'organisation arrêtées, elles se reconfigurent en fonction de chaque projet et même, dans le cas d'Offset, quasiment pour chaque morceau du disque. Le travail de studio suit le mouvement inverse du travail de captation : il s'est d'abord agi d'ouvrir les possibles et il faut ensuite s'attacher à les refermer, à resserrer tout ça autour d'une intention ou d'un mode d'écriture, à choisir des combinaisons sur lesquelles s'arrêter. La composition d'Offset a été un moment assez étonnant pour moi : l'ensemble s'est développé de manière assez chronologique et linéaire alors que j'avais plutôt l'habitude de faire avancer mes compositions par le milieu, par accumulation, reconfiguration, contamination de l'ensemble… Ici, au contraire, je me suis vraiment concentré sur une variation après l'autre, en poussant ma matière dans une direction possible, jusqu'à une forme d'épuisement de l'intention de départ.

 

 

Concrètement, les sons d'origine ont été largement dissociés, recombinés, superposés, parfois un peu retravaillés fréquentiellement ou temporellement, mais essentiellement par des procédés de montage et de traitement dynamique. Ce n'est pas une approche que je m'étais imposée au départ, mais simplement ce qui me permettait le mieux d'explorer les « patterns » (les cycles et les rythmes) et les composantes de timbres propres aux machines elles-mêmes. Le travail de studio à donc consisté à prendre un parti très acoustique et musical plutôt que documentaire, il s'agissait de faire ressortir, d'« extraire » ces aspects sonores et musicaux. Je me suis donc très volontairement refusé à jouer de l'objectivité documentaire ou du réalisme, mais il a été très intéressant d'avoir le retour de certains des imprimeurs à propos du disque : beaucoup ont dit à la fois reconnaître les machines et ne jamais les avoir entendues comme ça, être à la fois dans la familiarité et dans l'étrangeté.

 

LAM

Dans quelle mesure y a-t-il dans ton travail, et dans cet album en particulier, une responsabilité et un engagement social ?

 

pm
Les termes de responsabilité et d'engagement renvoient à des positions politiques et sociales qu'il peut paraître prétentieux de tenir avec la création musicale. Cela dit, au-delà de l'interminable mise en débat entre création et militantisme, il y a bien des raisons sociales et politiques à mon travail et des enjeux, des questions qu'il me donne l'occasion d'éprouver. À partir d'un point de vue particulier et d'une approche spécifique à l'intérieur des cultures sonores, je me donne aussi l'occasion d'élargir mes réflexions, à la question de l'écoute et de la perception et aux mécanismes sociaux et culturels de construction de la subjectivité. Je dois avouer, cependant, qu'il s'agit d'une approche critique et problématique que la pratique musicale seule ne suffit pas toujours à faire avancer, de fait elle se nourrit également des collaborations ou de travaux écrits.

 

J'essaye de faire exister ces préoccupations autant dans mon approche d'un terrain ou d'un sujet que dans le travail de composition ou d'édition, et cela implique aussi d'adopter une position réflexive, d'interroger sa position à l'intérieur d'un contexte défini. Le texte sur la situation d'enregistrement d'Offset a aussi été une manière de faire émerger ces questions.

 


Concernant Offset, justement, on pourrait tout à fait considérer qu'une approche plus objective, décrivant la réalité des conditions de travail dans un atelier, aurait un autre « poids » en tant que discours politisé et socialement conscient. Mais il ne faut pas se tromper d'endroit : les imprimeries où j'ai enregistré les machines d'Offset ne sont pas des lieux dont on pourrait faire les emblèmes de l'aliénation par le travail. Au juste, si j'avais enregistré chez Ikea ou Amazon, je n'aurais peut-être pas vraiment eu le cœur à faire de la musique !

 

Encore une fois, l'enjeu n'était pas pour moi du côté de l'approche documentaire. D'un point de vue plus générique, je crois qu'il aurait davantage à voir avec le fait de faire de la musique avec les bruits, tout simplement parce que cela me paraît toujours aussi pertinent socialement et important politiquement que ça pouvait l'être à l'époque des Futuristes, pour qui l'époque industrielle ne pouvait se contenter d'une culture des seuls sons « musicaux ». On ne peut pas vraiment dire que, depuis, nos horizons culturels, intellectuels et même perceptifs se soient exactement élargis avec les progrès techniques et médiatiques. Pour autant, je ne dirais pas non plus qu'ils ont régressé : le champ des investigations sonores de la musique s'est certainement ouvert. Mais si les conditions de l'expérience musicale se sont sophistiquées, c'est essentiellement dans la mesure où elles se sont considérablement spécifiées, selon les termes d'une pensée post-industrielle et d'une certaine normativité culturelle dominante.

 

Toute la question est ainsi de savoir quels imaginaires nous voulons cultiver, ou si nous acceptons qu'ils soient cultivés à notre place. Cela veut dire, aussi bien : quel rapport au réel, quelles réalités subjectives voulons-nous construire ?

 

Qu'il s'agisse de subvertir les discours dominants ou d'explorer à la marge, je serais tenté de dire que s'il y a une responsabilité sociale et un engagement politique des artistes, ceux-ci devraient se trouver du côté de la capacité à produire des « occasions de penser », au-delà de la confection culturelle.

 

LAM

Un album, ou une pièce, ont-ils pour vocation de permettre à l'auditeur de ré-évaluer ses modèles d'interprétation du sonore ?

 

pm
Oui, je crois qu'un travail artistique est intéressant lorsqu'il devient une occasion de remettre en cause ses catégories de pensée, de bousculer ses habitudes et ses interprétations. Cela dit il est forcément un peu ambitieux (sinon prétentieux) de prétendre qu'une proposition va affecter à ce point ses auditeurs. Je crois que la vocation d'un travail est de bousculer les habitudes de son auteur, pour commencer.

 

Ce que l'on peut appeler nos « modèles d'interprétation du sonore » sont autant des interprétations du monde que de ses représentations sous des formes déterminées culturellement et technologiquement. Ce qu'il est possible d'inquiéter ou d'intéresser chez l'auditeur passe forcément à travers des dispositifs et des dispositions qui sont loin d'être neutres et dont il faut tenir compte : la stéréo, le casque, les différents systèmes de diffusion multi-canaux, les différents supports et les normes de traitement ou de production qui leur correspondent, mais aussi toutes les déterminations sociales et culturelles qui architecturent l'expérience d'écoute et norment les usages d'auditeur. Toute tentative de détournement, de retournement ou de contournement de ces modèles devra donc se constituer à l'intérieur de systèmes de contraintes. La musique ne se pose pas toujours cette question des dispositifs techniques et des dispositions de l'auditeur avec énormément de recul critique, mais lorsque la critique a lieu, les possibilités de détournements qui en découlent peuvent devenir le sujet musical en soi, c'est ce que je trouve très intéressant dans certaines pratiques du plunderphonics, du circuit-bending, du hacking sonore, etc.

 


Dans tous les cas, la musique n'est pas un pur produit de l'esprit et du langage, que l'on pourrait définir à partir de sa seule écriture. Elle est inséparable des instruments et des machines qui la jouent et le plus souvent elle est écrite pour des dispositifs prédéterminés, que ce soit conscient ou non. C'est aussi dans cette mesure qu'elle peut et devrait toujours intégrer la question de sa médiation à l'intérieur des questions de composition et d'écriture.

 

Offset a été édité uniquement en vinyle, pas par fétichisme pour un format dépassé en retour de grâce (pas uniquement !), mais plutôt parce que cela correspondait à des intentions d'écriture : l'évocation de la reproduction mécanique des rotatives d'imprimerie trouvant aussi un écho formel dans l'objet-disque. Les contraintes temporelles, le découpage en deux faces, la dynamique particulière et la bande-passante du 33 tours sont venus contraindre et structurer l'écriture en fonction du format. La version numérique existe, mais elle constitue pour moi une forme de documentation plutôt qu'un format d'écoute alternatif. Désormais il existe aussi une (re-)création en quadriphonie, qui a été jouée pour la première fois à Nantes à l'automne. Bref, je ne suis pas sûr d'avoir bouleversé les modèles interprétatifs de mes auditeurs, mais au moins je me suis astreint à questionner un peu mon sujet et mon médium.

 


Mais sans doute est-il plus facile d'évoquer ces questions-là à partir d'une position d'auditeur, justement. Une expérience d'écoute qui a été pour moi essentielle, et que j'ai vécue depuis près de dix ans avec le collectif Grenoblois Ici-Même3 Voir : http://www.icimeme.org est celle des performances intitulées Concerts de Sons de Ville. Il s'agit d'une proposition de promenades les yeux fermés dans des environnements sonores urbains : les « guides » composant le déplacement dans le paysage sonore et improvisant en fonction des événements.

 

Ces performances excèdent la question strictement sonore pour être plus globalement sensorielles, mais c'est cette dimension qui a particulièrement marqué ma pratique de musicien et m'a notamment permis de profondément reconsidérer mes propres manières d'écouter ou ma dépendance vis-à-vis de mes outils et de mes procédés de médiatisation. Les expériences d'écoutes d'Ici-Même se débarrassent quasiment de toute technologie au profit d'une pratique essentiellement corporelle et cette économie de moyens, qui ne se veut pas un retour à une « vérité » ou à un « essentiel » de l'écoute, fait en réalité apparaître la manière dont notre rapport au sonore est justement une affaire d'interprétations, de constructions subjectives, de représentations et d'écriture : tous les enjeux de la composition apparaissent déjà là, simplement en se laissant guider les yeux fermés dans le paysage sonore.

 


L'idée de donner l'occasion à un auditeur de ré-évaluer ses modèles d'interprétations a une certaine parenté avec la définition que Peter Szendy donne de « l'écoute » comme quelque chose qui se transmet et se partage4 Lire : Peter Szendy, Écoute, une histoire de nos oreilles, Éditions de Minuit, Paris, 2001.. Je crois qu'il y a une idée du même ordre dans les propositions d'Ici-Même, mais là où le modèle de transmission chez Szendy a pour scène le salon où l'on fait écouter du Brahms à son petit neveu, les écoutes mises en partage par Ici-Même ont lieu au cœur des bruits de la ville et sans qu'il ne soit besoin de transmettre aussi (ou avant tout) une forme d'éducation culturelle. Le mélange de familiarité et de violence que chacun peut ressentir vis-à-vis des bruits de la rue met d'autant plus en relief la perturbation des certitudes et des habitudes perceptives que l'expérience d'écoute guidée induit. Souvent, les spectateurs formulent des retours du genre : « j'avais beau savoir que ce que j'entendais c'était des moteurs de camions, je ne pouvais pas m'empêcher de m'émouvoir… » Je crois que ce dont l'on s'émeut, dans ce cas-là, c'est justement de la capacité qu'on se découvre à entendre autrement. C'est l'une des raisons qui me conduisent à penser que, finalement, la musique est davantage dans nos manières d'écouter que dans les formes et les contenus que l'on qualifie de musicaux. Ou alors peut-être est-ce qu'au fond la question de l'écoute m'intéresse davantage que la musique !

 

LAM

Tu as réalisé, pour la revue Syntone, un dossier particulièrement pertinent5 Voir : http://syntone.fr/dossiers/tetsuo-kogawa-ou-la-radio-a-mains-nues/ sur le radioartiste japonais Tetsuo Kogawa. Il semblerait que vous partagiez ensemble une lecture approfondie de l'oeuvre de Félix Guattari et de l'idée de thérapie sociale. Peux-tu nous en dire plus à ce propos ?

 

 

pm
J'ai découvert son travail il y a quelques années, à l'occasion d'un workshop de fabrication de micro-émetteurs organisé par Cédric Anglaret d'après les plans électroniques diffusés par Tetsuo. C'est l'une des choses qu'il a beaucoup pratiquée depuis les années 1990 : démocratiser l'appropriation technologique en montrant que l'on peut se fabriquer un émetteur radio très simplement et pour presque rien. Les siens fonctionnent en FM sur 50 ou 100 mètres pour moins de 10 euros de composants, une petite heure de travail et une pile 9 volts… L'année suivante, j'ai eu l'occasion d'évoquer son travail lors d'un colloque du Groupe de Recherche et d'Études sur la Radio et, par la suite, Étienne Noiseau de Syntone.fr m'a proposé de réaliser un travail d'entretien avec Tetsuo. Il en a résulté deux textes et plusieurs traductions de ses écrits.

 


Tetsuo Kogawa a été l'une des figures majeures du mouvement des radios libres japonaises au début des années 1980 et il a par la suite développé une recherche à la fois sonore, plastique et théorique tout à fait singulière, qui interroge la place du corps et de l'individu à l'âge de l'électronique et de la communication. Au fil de ses expérimentations collectives et personnelles, il a construit une analyse et une critique radicale de la domination technologique et de l'aliénation électronique de la société japonaise. Nourri par la lecture de Franco Berardi et de Félix Guattari, il a réalisé à cette époque que l'appropriation de la parole et la production de l'expérience collective avaient finalement plus d'importance que les contenus radiophoniques eux-mêmes. À partir de son expérience des radios libres (au Japon on parlait plutôt de « Mini-FM »), il a développé cette idée d'une « thérapie sociale », nécessaire face à une société japonaise malade de son individuation technologique et rendue possible par la réappropriation technologique, la réappropriation de l'énonciation et une approche micro-politique.

 


Ce qui m'a particulièrement intéressé dans son approche, c'est qu'il ne s'est jamais contenté ni de la position d'artiste ni de celle de l'activiste ou de l'enseignant. Il a aussi construit une position hybride, quelque chose qui considère la « plasticité » de l'expérience collective, de la relation et de la transmission : je crois que pour lui, construire un émetteur, créer une performance, initier un rassemblement ou écrire un manifeste est toujours au même titre une nécessité militante et une forme de sculpture.

 

Il est vrai que nous partageons certaines lectures, comme celle de Guattari (lui a eu la chance de le rencontrer en 1985), mais notre long échange a aussi été l'occasion de mettre en partage des références très différentes. Il s'est notamment avéré être un très fin connaisseur de certains théoriciens français de la question du corps, comme Merleau-Ponty ou Denis De Rougemont.

 

LAM

Pour finir, quels sont les autres artistes qui sont moteurs dans ton travail de création ?

 

pm
Un peu malgré moi, j'ai été assimilé au field-recording depuis quelques années, mais je crois que les approches auxquelles je m'identifie sont plutôt du côté de l'expérimentation et de l'électroacoustique, et celles qui me nourrissent sont beaucoup plus larges que ça : je me ressource beaucoup du côté de la noise, du rock ou de la musique improvisée.

 

 


En 2012, à l'invitation du Qo-2, à Bruxelles, j'ai sollicité plusieurs artistes dont je me sentais particulièrement proche pour contribuer au projet Soundsofeurope.eu. L'idée était justement d'élargir la question du field-recording et de montrer une diversité d'approches, de problématiques et de références. J'ai réalisé un travail d'entretiens avec Éric Cordier, Thomas Tilly, Emmanuel Holterbach, Éric LaCasa, Cédric Peyronnet, Marc Namblard… À chaque fois l'idée était de reformuler et de re-problématiser une question ou un aspect de la création sonore et ça a été aussi l'occasion de dresser un panorama assez large de nos cultures sonores et musicales, de l'audionaturalisme à Throbbing Gristle, dans lequel je me reconnais assez bien.