CECI N'EST PAS UNE PARTITION
hors-norme

Dans la période comprise entre 1979 et 1983, étudiant à la faculté des arts et sciences de l’art de l’Université de Paris 1, j’avais réalisé six dessins reproduisant, en une série progressivement déstructurée, des feuilles de cahier d’écolier sur lesquelles étaient portées des écritures, et comportant au bas de chaque composition une frise aquarellée. Je n’ai aucun souvenir de l’intitulé de l’enseignement dans le cadre duquel ils auraient pu être faits, et encore moins de celui de l’exercice qui en aurait inspiré l’aspect. Tout ce que je puis dire à ce propos, c’est que j’avais suivi les enseignements de Iannis Xenakis et ceux d’André Almuró.

Dans la période comprise entre 1979 et 1983, étudiant à la faculté des arts et sciences de l’art de l’Université de Paris 1, j’avais réalisé six dessins reproduisant, en une série progressivement déstructurée, des feuilles de cahier d’écolier sur lesquelles étaient portées des écritures, et comportant au bas de chaque composition une frise aquarellée. Je n’ai aucun souvenir de l’intitulé de l’enseignement dans le cadre duquel ils auraient pu être faits, et encore moins de celui de l’exercice qui en aurait inspiré l’aspect. Tout ce que je puis dire à ce propos, c’est que j’avais suivi les enseignements de Iannis Xenakis et ceux d’André Almuró.

Le premier calculait et dessinait ses compositions en architecte, géomètre et mathématicien, puis transposait ses computations et ses tracés dans la notation musicale conventionnelle des cultures occidentales. Il retouchait les partitions obtenues dans cette opération à partir de ses critères esthétiques, de son expérience de compositeur et, plus ou moins, en fonction des possibilités des instruments et des instrumentistes. On peut considérer, d’après ses propos et ses écrits, qu’il souhaitait être perçu comme un scientifique, appliquant en tout cas une démarche rationnelle à la composition musicale en rejetant tout pathos, toute « sentimentalité » à caractère romantique, mais aussi qu’il voulait être accepté comme un « vrai » compositeur dans la lignée de ceux qui l’avaient précédé et dont il admirait l’œuvre. Quoi qu’il en soit, ses partitions étaient gravées dans les circuits habituels, tandis qu’il conservait précieusement toutes les traces de son procès créatif.

Le second s’était inscrit dans le mouvement des musiques électroacoustiques initié en France par Pierre Schaeffer, et se servait de schémas organisés selon les coordonnées des partitions traditionnelles, avec la ligne de temps sur un axe horizontal, les sources sonores sur autant de « portées » et une distribution des hauteurs selon un axe vertical, sans toutefois que cette organisation soit systématique et avec une symbolique qu’il n’a jamais, à ma connaissance, décrite dans un lexique qui aurait mis en relation des signifiants et des signifiés, celle-ci ayant, en outre, pu changer d’une œuvre à l’autre. Parfois ces dessins étaient faits avant le début du travail en studio, parfois au cours de la composition, et parfois aussi après que l’œuvre avait été achevée et fixée sur support, disque ou bande magnétique, cette dernière démarche étant à l’époque rendue nécessaire en raison des modalités du dépôt légal à la SACEM. Ils avaient donc de multiples statuts : projet, guide pour des opérations techniques, ou « partition musicale » proprement dite selon la définition communément admise de cette expression.

À l’écart

La rencontre avec Iannis Xenakis et André Almuró avait réactivé mon attirance pour la musique, à écouter et, surtout, à faire. Les deux voies offertes étaient également séduisantes : le calcul et l’accès à l’UPICL’Unité Polyagogique et Informatique du CEMAMu (Centre d’Études de Mathématiques et Automatique Musicales) est une machine imaginée par Iannis Xenakis permettant de distribuer des événements sonores préalablement définis par leur forme d’onde, leur enveloppe et leur intensité sur un espace bidimensionnel dont l’axe horizontal représente le temps et l’axe vertical figure les hauteurs. Cet espace était matérialisé par une grande table d’architecte sur laquelle on dessinait les formes d’onde, les enveloppes et leur composition selon les axes temporel et harmonique. Le système en effectuait ensuite la transduction dans le domaine sonore. d’un côté, la manipulation directe du matériau sonore et le studio de musique électroacoustiqueLe studio de musique électroacoustique comportait des sources, acoustiques ou électroniques, des microphones, des magnétophones, une table de mixage et un système d’écoute. Il pouvait également intégrer divers appareils de traitements sonores agissant dans le domaine spectral, temporel ou spatial : filtres, compresseurs, transposeurs, réverbérations… La démarche usuelle consistait à enregistrer, à traiter, à monter et à mixer des objets sonores en les organisant dans la durée de la pièce musicale selon des schémas préétablis ou en se fiant uniquement à l’écoute avec, souvent, une part non négligeable d’aléatoire. de l’autre. Mais j’ai rapidement privilégié le second environnement, plus familier en raison de ma formation en électronique, et aussi parce qu’il était possible de créer un studio « de campagne » avec quelques appareils rudimentaires en prolongeant des expériences que j’avais déjà faites dans mon adolescence, tandis que l’ordinateur qui était le centre informatique du CEMAMu requérait des compétences que je ne possédais pas pour pouvoir être utilisé en autonomie.

En fait, je me situais, sans en avoir conscience, dans une position autre que celles du « savant », du « sauvage » ou de l’artiste telles que décrites par Claude Lévi-StraussClaude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Librairie Plon, 1962., pour qui le savant fait des événements au moyen de structures et le sauvage des structures au moyen d’événements – l’art s’insérant à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique. Et si j’aspirais vaguement à faire quelque chose comme de l’art, je n’ai guère songé à édifier mon œuvre : certaines de mes pièces ont été diffusées, mais je n’ai jamais rien déposé à la SACEM. Je ne voulais pas « changer le monde » en appliquant des théories rationnellement élaborées à l’instar d’un ingénieur, fût-il artiste. Je n’étais pas non plus un sauvage mais, comme ceux que décrit Claude Lévi-Strauss, j’avais tendance à justifier tout objet trouvé et tout événement accidentel comme étant conformes à mon projet, et c’est selon cette méthode, d’ailleurs pas systématique, que j’ai réalisé toutes mes pièces de musique jusqu’en 1990.

J’ai ensuite orienté mon activité en direction d’autres formes d’art avec la photographie, le cinéma et la performance. Au début des années 2000 j’ai refait une tentative de création musicale en programmant des partitions avec le logiciel OpenMusic de l’IRCAMOpenMusic est un environnement de programmation graphique dédié à la composition assistée par ordinateur. Les programmes sont créés en assemblant et en connectant des « boîtes » représentant des fonctions et des données musicales, ces fonctions et ces « classes » étant accessibles dans les différentes bibliothèques du logiciel. Les résultats de l’exécution des algorithmes peuvent être exportés vers un logiciel d’édition et de gravure de partitions pour leur exécution par des interprètes.. Cet essai, (mal) inspiré par une amie musicienne, outre qu’il fut très chronophage comme tout travail de programmation ainsi que l’avait largement démontré Pierre Barbaud, n’a pas abouti aux résultats escomptés et s’est achevé avec cette relation. Je n’ai pas persévéré dans l’échec comme l’eût préconisé Samuel Beckett et me suis borné à une simple dépression, non sans en conserver quelques vestiges qui ont servi, à l’issue d’une nouvelle déception, à la rédaction d’un récitGérard Pelé, Amouriner, Sampzon, Éditions Delatour, 2012.. C’est après ces épisodes, dans le cadre d’un colloque organisé en 2014 avec les membres de mon programme de recherche à l’Institut ACTEColloque international « Bruits », ENS Louis-Lumière (Cité du cinéma), 4 et 5 décembre 2014. Actes du colloque « Bruits », revue numérique L’Autre Musique n° 4, sous la direction de Frédéric Mathevet et Célio Paillard de Chenay, Paris, Institut ACTE, 2016. Gérard Pelé, « Silent Noise », revue numérique L’Autre Musique n° 4, 2016., que j’ai fait l’expérience de la musique noise aux Instants Chavirés.

C’est peut-être à partir de ce moment que j’ai rassemblé et « ré-agencé » les autres expériences que j’avais eues depuis l’enfance, aussi bien dans mes choix musicaux ou de mes « techniques d’écoute » que dans ceux qui avaient d’abord orienté mes études, et le tout assorti de créations « musicales » inachevées. L’un des participants de ce que je me refuse à appeler un concert a particulièrement attiré mon attention : Vivian GrezziniVivian Grezzini était à cette époque infirmier en psychiatrie – peut-être l’est-il encore car c’était aussi, selon ses propres dires, son gagne-pain. Depuis 2011, il faisait jouer des groupes de grindcore et de noise pour les patients de l’hôpital où il travaillait à Bourg-en-Bresse et participait lui-même à des événements auxquels il était convié en tant que « musicien-performeur » – j’utilise ce néologisme par défaut car il n’a reçu aucune formation musicale académique, ni comme instrumentiste ni comme compositeur..

Quelques synthétiseurs, pédales d’effets et divers matériels audio en grande partie chinés dans des brocantes, raccordés par un fouillis de câbles sont disposés sur une table, et parfois à même le sol. Vivian Grezzini apparaît, se met torse nu, active son dispositif et le manipule pendant une durée qui n’excède pas dix minutes – ce qui est en règle générale la durée maximum des séquences dans ce type de concert pour permettre la récupération des auditeurs avant que ne soit produit un autre set, après qu’un nouveau dispositif soit mis en place. En termes d’esthétique, l’auditeur est confronté à un chaos sonore au maximum d’intensité permise par le matériel de sonorisation du lieu, et qui s’achève tout aussi brutalement qu’il a commencé. Aucun mouvement ni aucune organisation ne sont perceptibles, hormis quelques variations de tonalité, de timbre ou de texture. Vivian Grezzini se retire aussi abruptement qu’il est arrivé.

Je ne suis pas devenu un habitué de ces concerts, pas plus que je n’ai cherché à en collectionner les enregistrements disponibles auprès des labels spécialisés dans ce genre musical ou ceux qui en distribuent les précurseurs ou les alentours. Je m’en tiens à la mémoire de ce que Walter Benjamin définit comme « l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il […] valeur unique de l’œuvre d’art “authentique” [qui] se fonde sur ce rituel qui fut sa valeur d’usage originelle et premièreWalter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique [1935], version Gallimard traduite par Maurice de Gandillac et revue par Rainer Rochlitz (Œuvres III, 2000), Paris, Éditions Allia, 2004. ». L’interprétation de ce passage peut bien sûr varier mais, pour ma part, je considère que c’est l’expérience de l’apparition, quelles qu’en soient les modalités et les circonstances, qui importe et est constitutive de ce qu’il appelle « l’aura ». Cette qualité n’est donc pas un attribut de l’œuvre, mais la conséquence d’une rencontre, tout comme le « coup de foudre » ne doit rien aux qualités essentielles de la personne avec laquelle il a lieu, pas plus qu’aux siennes.

Bricolages

On peut néanmoins repérer quelques traits caractéristiques de la praxis de Vivian Grezzini qui, par ailleurs, ne se reconnaît aucune filiation, à part peut-être lorsqu’il évoque Antonin Artaud dans les rares entretiens qu’il accorde… Le lien avec l’hôpital psychiatrique où ce dernier a craché ses dernières imprécations, entre 1946 et 1948, est vite faitOn pense bien sûr à sa conférence au Vieux Colombier du 13 janvier 1947 qui avait effrayé même ses plus ardents défenseurs, et à la pièce radiophonique Pour en finir avec le Jugement de dieu, commandée par Fernand Pouey et prévue pour être diffusée le 2 février 1948 dans le cadre d’un cycle intitulé « La Voix des Poètes », mais qui a été, la veille, interdite d’antenne par le directeur général de la Radio, Wladimir Porché. Voir : Antonin Artaud, Œuvres complètes, Tome XIII, Paris, Éditions Gallimard, 1974 ; Antonin Artaud, Pour en finir avec le jugement de dieu, Paris, Éditions Gallimard, Collection « Poésie », 2003.. Vivian Grezzini récupère des appareils plus ou moins délaissés, ou abandonnés, ce qui correspond au même genre d’économie conduisant les bricoleurs dont il est question dans le texte de Claude Lévi-Strauss à accumuler des objets « improbables ». Leur mot d’ordre est : « ça pourra toujours servir » et la collecte de ces objets ne répond à aucun projet. Leur réemploi dans des assemblages tout aussi improbables résulte d’un processus empirique fondé sur le principe de « l’essai-erreur » : ça marche ou pas.

Les dispositifs qui sont ainsi assemblés sont presque toujours des prototypes ou des monotypes, c’est-à-dire qu’ils sont uniques et, bien souvent, comme ils ne font l’objet d’aucun plan, ne seraient de toute façon pas reproductibles, pas même par leurs inventeurs si, se ravisant, ils le souhaitaient. Ils renvoient presque inévitablement aux « machines désirantes » de Gilles Deleuze et Félix Guattari : « C’est ainsi qu’on est tous bricoleurs ; chacun ses petites machinesGilles Deleuze & Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Capitalisme et schizophrénie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972.. » Ce passage est sûrement inspiré par leur lecture du Molloy de Samuel BeckettSamuel Beckett, Molloy, Paris, Les Éditions de Minuit, 1951. à propos duquel ils évoquent sa « machine complète » constituée de pierres, de poches et d’une bouche qui suce ces pierres, et produisant une volupté qui ne résulterait pas d’une « culture » ni d’une « structure » – autant d’attributs qui pourraient aussi être associés aux « machines célibataires » de Marcel Duchamp, « ce singulier Marchand du Sel [qui] nous inciterait plutôt à la fadeur, au fading, ou à l’effacementRoger Dadoun, Duchamp – Ce Mécano qui Met à Nu, Paris, Hachette, 1996. ».

J’ai dit au début de ce texte que j’avais choisi la voie de la musique électroacoustique plutôt que celle de l’informatique musicale. C’était le chemin le plus facile, et celui dont j’avais déjà éprouvé l’efficacité comme l’enfant bricoleur que j’avais été s’en était satisfait, et même où il avait pu trouver une certaine jouissance. Cela pourrait être interprété comme une forme de régression et l’expression d’une crainte face aux propositions adultes de s’élever et de s’éduquer dans un cadre rationnel pour accéder à ses promesses et à ses « secrets ». Mais j’avais peut-être gardé une certaine défiance envers leur assurance, quelque chose que je retrouverais plus tard dans les termes de Clément Rosset : « le goût de la certitude est souvent associé à un goût de la servitudeClément Rosset, Le principe de cruauté, Paris, Les Éditions de Minuit, Collection « Critique », 1988. Le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie, publié en latin par fragments en 1574, puis intégralement en français en 1576, en avait déjà dévoilé les rouages. ». Or il se trouve que l’UPIC avait été conçue par Iannis Xenakis, au moins en partie, pour l’usage enfantin, c’est-à-dire le jeu, sans apprentissage préalable, sans règle, sans médiation, avec le sensible pour seul critère : « it is the gratuitous play of a childIannis Xenakis, Formalized Music, Bloomington - London, Indiana University Press, 1971. ».

A contrario, Theodor Adorno en stigmatisait la capacité d’enchantement : « sous la tendance que semblent manifester ces expériences musicales actuelles, on peut peut-être même voir le retour de quelque chose de ce puissant émerveillement que ressentent les enfants devant ce qui est bariolé » ; ou leur débilité : « Les auditeurs en régression se comportent comme des enfants. Ils demandent toujours à nouveau et avec une malice obstinée le même plat qu’on leur a déjà servi. » L’attrait pour le « bariolé » et le rejet qu’il qualifiait de « présomptueusement ignorant » de ce qui est inhabituel fonderaient un « mécanisme névrotique de la bêtise dans l’écoute » et, pour que sa leçon soit irréfutable, il comparait cette attitude d’écoute avec celle des sauvages : « elle emprunte son style à la façon dont les sauvages dansent au rythme des tambours de guerre » ; des fous ou des bêtes : « elle a des traits convulsifs qui rappellent la danse de saint Guy ou les réflexes d’une bête estropiée ». L’implacable chaîne sémantique qui mène de l’enfant au sauvage puis à la bête se résumait enfin dans la figure du bricoleur, « la plus accomplie de l’auditeur fétichiste » : « à vingt ans, il en est resté au stade des enfants qui se prennent pour de grands bâtisseurs avec leurs jeux de constructionTheodor W. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute [1938], texte revu et intégré dans le recueil intitulé Dissonanzen paru en 1956, version traduite par Christophe David, Paris Éditions Allia, 2001. ».

Je n’avais pas plus connaissance de cet écrit que d’aucun de ceux que je cite au moment où j’ai réalisé les dessins dont je rédige la notice. Mais ils rendent compte du genre de tension qui pouvait m’habiter : l’aspiration à la connaissance en était l’un des pôles, une « sauvagerie » qui s’était plus ou moins transformée en scepticisme un second, tandis que la figure de l’artiste, notamment romantique, devait probablement en être un troisième… et peut-être d’autres encore. Il n’est donc pas si surprenant que l’expérience de la musique noise décrite supra puis les questions soulevées dans le cycle des journées d’études et des performances qui les ont accompagnées au cours des années 2017-2018 autour du thème « PartitionsC’est un cycle qui a été organisé par Frédéric Mathevet et Célio Paillard dans le cadre du programme de recherche en Arts Sonores à l’Institut ACTE : journée d’études, CDMC, 13 octobre 2017 ; journée d’études et performances, Le Cube, 21 décembre 2017 ; journée d’études, Centre Saint-Charles, 14 mars 2018 ; performances, Le Cube, 15 mars 2018 ; exposition, galerie Planète Rouge, du 17 au 30 mars 2018 ; présentation du numéro 5 de la revue numérique L’Autre musique et performances, Le Cube, 15 novembre 2018. » aient entraîné ce travail quasi archéologique et il faut, du coup, mentionner quelques références qui ont jalonné cette fouille, à la fois comme agents et nourritures, en particulier Paul Hegarty et Romain Perrot qui faisaient partie de nos intervenants au colloque « Bruits ».

Enfantinages

Paul HegartyÉcrivain, musicien et professeur de philosophie à l’Université de Cork en Irlande. exprime un principe de « réalité suffisante » proche de celui de Clément Rosset, c’est-à-dire admet une existence matérielle de type parménidienne, immuable, s’entremêlant de manière inextricable avec celle, phénoménologique donc « in stationnaire », qui nous est livrée au travers de nos perceptions :

Pour accéder, quoique de façon transitoire, à une expérience de bruits, on doit contourner l’attente de l’entendre, par des tournures inattendues, des ruptures décisives, par une réflexion sur ce qu’est la musique. Bien sûr, les auditeurs mélomanes sont au courant de ces stratégies, et il faut admettre que même une musique sans cesse en voie de dissolution puisse offrir certains plaisirs mélomanes aux gens qui, pour ainsi dire, « s’y connaissent en bruits ». Inévitable. Échec. Encore. Toujours. Comment, alors, contrecarrer cette écoute mélomane ? Même si l’on ne parvient pas à un échec « réussi », le bruit me semble participer de la tentative de contrer, de défier l’écoute des auditeurs, et de frôler la possibilité d’y échapperPaul Hegarty, « Expérience des bruits / bruits d’expérience », POLI, numéro 11, Paris, POLI Éditions, 2015..

Dans ce passage, il exprime très bien l’inconfort, « l’intranquilité » comme eût dit Fernando Pessoa, de celui qui allègue de « l’imprésentable dans la présentation elle-mêmeJean-François Lyotard, « Réponse à la question : qu’est-ce que le post-moderne ? », Critique, avril 1982. ». Néanmoins, il ne va pas jusqu’à une complète abstention, car l’absence d’œuvre a beau révéler le génie qui, selon Jean-Yves JouannaisJean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres. I would prefer not to [1997], Paris, Éditions Verticales, 2009., caractérise ceux qui « gâchent leur talent », elle n’est pas très enviable car, bien souvent, elle les a conduits à dilapider leur existence, voire à y mettre fin prématurément.

Romain PerrotMusicien pour l’essentiel, il a créé le projet « Vomir » qu’il a décrit dans un manifeste et qui est devenu un incontournable du Harsh Noise Wall, c’est-à-dire du mur de son bruitiste réduit à sa plus simple expression. évoque lui aussi les notions d’échec et sa volonté d’échapper à toute répétition comme à tout formatage dans l’entretien qu’il a donné à Julien Ottavi. Il mise sur tous les accidents qui pourraient survenir, et qui surviennent d’ailleurs assez fréquemment, quand il ne les provoque pas lui-même lors de ses performances :

La pratique bruitiste est en rupture avec le capitalisme général car aucune « réussite » ne peut réellement s’y produire.

Je ne compose rien. Tout est dans l’inaptitude, la relation directe au bruit. Pour d’autres travaux, la (mal)chance, la juxtaposition aléatoire sont des outils essentiels.

Je ne vois aucun développement dans le futur. La musique noise est de toute façon à son apogée. Les groupes tels Wolf Eyes ont une réussite relative et ils vont sûrement générer comme il y a dix ans déjà une nouvelle multitude de noisiks, qui s’arrêteront au bout de quelques mois. L’une des caractéristiques principales de la noise est la continuité, la persévérance. On ne fait pas du noise pour les autres (ni contre eux) mais pour soi, pour son équilibre et la transmission du bruit peut ou ne pas atteindre. La recherche d’un résultat est illusoireJulien Ottavi, Les nouvelles formes de pratiques sonores en réseau, Thèse de Doctorat en Arts sous la direction d’Olivier Lussac, Metz, Université de Lorraine, 2018..

Il semble que l’on puisse repérer au moins quatre motivations chez l’enfant qui « fait du bruit » avec tout ce qui lui tombe sous la main ou, à défaut, en criant : attirer l’attention, protester, imposer sa présence et, peut-être avant tout, en jouir comme il le fait en manipulant tout ce qu’il peut produire, y compris son « caca »« Écoute la merde » est un projet auquel sont notamment associés Vivian Grezzini, Paul Hegarty et Romain Perrot..

La posture de certains artistes comme celle des enfants est en permanence en tension, en rupture avec leur narcissisme, donc avec eux-mêmes, mais lucidement, c’est-à-dire qu’ils sont conscients de la présence de l’autre et d’un monde « séparé » avec lesquels ils ne peuvent non plus s’empêcher d’être le plus possible en décalage et en dissension car, sinon, ce serait admettre leur propre existence comme « séparée ». C’est un dilemme assez cruel, de cette cruauté que Clément Rosset aime à nous rappeler et qui est aussi perceptible dans l’analyse que Catherine GuesdeChercheuse en esthétique et chargée de cours à l’université Paris 1, chroniqueuse pour New Noise et membre du duo de guitares M [[O]] ON. et Pauline NadrignyMaître de conférences en philosophie à l’université Paris 1, et compositrice pour le label indépendant Wild Silence., elles-mêmes amatrices de musique noise et performeuses, qui intervinrent, comme Paul Hegarty et Romain Perrot, au colloque « Bruits », font de ce genre, mais, cette fois, en insistant sur sa réception, son esthétique.

Absolument particulière, [la noise] constituerait un ensemble de pratiques singulier dans le paysage des arts sonores actuels. Mais si on se place du côté de son écoute, des régularités se dessinent. [On donne] la parole aux auditeurs et performers noise pour entendre ce qu’ils nous donnent à penser, à travers une série de questionnaires et d’entretiens…

Parce qu’elle est indéterminée et imprévisible, la noise appelle une écoute d’autant plus exigeante, qualifiée et réflexive. Stratégies pour éduquer l’oreille, imaginaires scientifique et anatomique, rêve de l’accès à un pur son (à défaut d’un son pur), créativité des métaphores pour qualifier les sons et leur expérienceCatherine Guesde et Pauline Nadrigny, The most beautiful ugly sound in the world: à l’écoute de la noise, Paris, Éditions MF, 2018.

Leur essai s’appuie sur une enquête réalisée auprès d’auditeurs, amateurs de musique noise, sur des entretiens effectués avec quelques musiciens-performeurs, « les deux figures étant souvent confondues », et il est structuré par plusieurs concepts empruntés à leur discipline, l’esthétique philosophique, afin de « construire un modèle » pour son objet. La question qu’il pose est celle de « l’écoute comme activité structurante du matériau sonore » et, par conséquent, celle de « la constitution de l’œuvre par l’auditeur ».

Ainsi, « apprendre à écouter » se rapproche « d’apprendre à faire » dans un jeu mimétique réciproque, que l’on passe ou non à la pratique, ne serait-ce que dans l’idée de « l’écoute constituée ». Auparavant, l’idée d’une écoute fondée par son objet avait été exposée par Jonathan SterneJonathan Sterne, Une histoire de la modernité sonore, traduit de l’anglais par Maxime Boidy, Paris, Éditions La Découverte/Philharmonie de Paris – Cité de la musique, 2015 (titre original : The Audible Past. Cultural origins of sound reproduction, Duke University Press, 2003). mais, dans le cas de la musique noise, l’objet ne préexiste pas toujours à son écoute car il n’est le plus souvent actualisé que dans une performance au caractère d’unicité difficilement reproductible. L’objet noise n’est pas produit, à proprement parler, comme la plupart des musiques actuellement, bien qu’il puisse être « postproduit » pour entrer dans un circuit consumériste.

Jonathan Sterne, donc, a montré que l’écoute avait pu être constituée pas son objet, notamment avec l’invention des technologies de l’enregistrement et de la reproduction sonores dans un processus d’apprentissage aboutissant à ce qu’il nomme « des techniques d’écoute ». La thèse de Catherine Guesde et Pauline Nadrigny la complète en montrant qu’elle est également constitutive, et à double titre : d’abord parce que la réalité de l’œuvre, si l’on veut conserver cette catégorie, est indissociable de son actualisation dans la performance, donc de l’écoute ; ensuite par la diversité de ses techniques qui résulte d’un matériau qui ouvre à quasiment autant d’objets qu’il y a d’auditeurs. Comme le disait crûment François MolnarFrançois Molnar fut mon professeur en psychophysiologie de la perception au début des années 1980. Il inscrivait volontiers une démarche empirique d’esthétique expérimentale statistique dans le cadre de la phénoménologie avec son caractère plus nominaliste en assumant ce paradoxe dans des formules aussi abruptes que celle que je cite de mémoire., « la musique, c’est le bruit que j’aime ».

L’idée que « ces écoutes configurent leur objet autant qu’elles sont configurées par lui » rejoint celle d’un « modèle enfantin », ni sauvage, ni savant, ni artiste, mais simplement « autriste » – que je qualifie ainsi en référence à Robert FilliouRobert Filliou est en effet l’inventeur de la notion « d’autrisme » : « quoi que tu fasses, fais autre chose ». et pour éviter la dernière catégorie à la mode de l’autisme. Évidemment, s’il ne percevait rien du bruit qu’il fait il serait plus passif mais, parallèlement, s’il ne percevait rien des réactions qu’il suscite et qui peuvent varier de l’encouragement jusqu’à la punition, il n’éprouverait ni plaisir ni cette joie mauvaise qui résulte justement d’une transgression assumée, la jouissance que l’on peut éprouver dans le châtiment n’étant pas moindre ni de moins bonne qualité que celle qui résulte d’une récompense.

On pourrait alors envisager quelques « hétérotopiesMichel Foucault, Dits et écrits [1984], tome IV, « Des espaces autres », No 360, p. 752-762, Gallimard, NRF, Paris, 1994. » qui auraient, au moins provisoirement, résisté à l’extension du domaine de la partition en dépit des efforts de la plupart des intervenants aux journées d’études, aux performances et à l’exposition du cycle dont le numéro 5 de la revue L’Autre musique fait le compte rendu. Dans le domaine des arts sonores et à partir de ce qui s’est institué comme musique, la partition a proposé un modèle inclusif d’autant plus puissant et efficient qu’il s’est appuyé sur un fétichisme fortement encouragé par le développement industriel. Toute tentative de dire ce que la partition n’est pas se heurte ainsi à cette tendance fétichiste qui n’est pas celle de la sauvagerie ni de « l’enfantinage », mais celle d’un infantilisme entretenu par une technologie parvenue à imposer le code, la programmation, les algorithmes et, plus largement, la cybernétique comme les nouvelles incarnations de la divinitéVoir : Pierre Musso, La Religion industrielle – Monastère, manufacture usine – Une généalogie de l’entreprise, Librairie Arthème Fayard, 2017..

Bien sûr, les jeux des enfants ne sont pas sans règles, la musique noise non plus. Mais ils ne subsistent comme tels que dans le renouvellement des règles, dans leur contradiction reconduite autant que de besoin pour en préserver le caractère incertain, risqué, « irreproductible ». Beaucoup de témoignages font état de ce mouvement d’échappement qui permet de déjouer les stratégies inclusives, du moins à « rester maître du jeu ». John Cage affirmait ainsi, dans une conférence (Pérouse, 1992), qu’il n’avait « jamais écouté aucun son sans l’aimer », et ajoutait que « le seul problème avec les sons, c’est la musique » ; ce à quoi j’ajouterais pour ma part que « le seul problème avec la musique, c’est les musiciens ».

On retrouve d’ailleurs cette idée d’échappement dans l’étymologie de la notion de partition. En effet, si la première étymologie (latine), partitio, peut se traduire en « partage », la seconde (également latine), partiri, peut se traduire en « partir ». La partition serait donc ce qui se partage, l’œuvre proprement dite dans la tripartition proposée par Daniel CharlesDaniel Charles, « Sur la sémiotisation des contextes. Œuvre et désœuvrement », Les Universaux en musique, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998. en deux sens opposés, dont le second contiendrait l’idée de séparation comme l’amorce possible d’un commencement, toujours à reconduire, autrement dit la promesse d’un partage dont la réalisation serait toujours différée.

Ceci n’est pas une notice

J’ai entamé la rédaction de ce texte dans l’idée qu’il pourrait être la légende ou la notice de mes dessins reproduits dans le présent numéro de la revue L’Autre musique. Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est complètement raté, ni plus ni moins que les partitions qu’ils sont censés être, et c’est pour cette raison qu’ils peuvent tout aussi bien être vus comme réussis : réussir un ratage, ou une rature, c’est toujours réussir, selon le principe d’équivalence de Robert FilliouDe « l’autrisme » – « quoi que tu fasses, fais autre chose » – qui a inspiré mon « modèle enfantin » (voir supra) au principe d’équivalence – entre le « Bien-fait », le « Mal-fait » et le « Pas-fait » –, Robert Filliou a incarné dans son art cet idéal.. D’ailleurs il s’est écrit bien plus qu’il n’a été rédigé, sans plan ni thèse préalables, au gré des idées qui s’associaient dans le courant des événements ou entre elles dans le même désordre qui caractérise, selon les spécialistes, l’anamnèse : hétéroclite, sans queue ni tête.

Malgré tout, l’examen plus attentif de ces dessins, une fois photographiés, m’a permis d’en préciser la généalogie. J’ai ainsi pu établir qu’ils ont été liés à une série d’interventions sonores qui ont accompagné des installations plastiques produites dans un contexte collaboratif : « Six fois, la rivière… », travail collectif dont le réalisateur était Jean-Claude AngladeJean-Claude Anglade, artiste plasticien, était, comme moi à cette époque, inscrit à la faculté des arts et sciences de l’art de l’Université de Paris 1. C’est dans ce cadre que je l’ai rencontré et que nous avons engagé une collaboration qui s’est prolongée jusqu’en 1991., CAC Pablo Neruda, Corbeil-Essonnes, 1983. J’avais à cette occasion enregistré six pièces de musique électroacoustique sur bande. Je n’en n’ai pas trace et ne souhaite pas approfondir cet aspect de la question mais je me suis souvenu des circonstances de cette production.

C’était pendant la nuit au cours de laquelle la radio Carbonne 14 s’est éteinte. Je ne pourrais pas affirmer que c’était la nuit de la saisie (17 août 1983) ou celle de la dernière émission dans les locaux de Fréquence Gaie (22 août 1983) mais je puis dire que j’étais un auditeur plus ou moins assidu de ses émissions et qu’il m’est arrivé de passer dans leurs locaux en revenant de l’université où je suivais mes cours, souvent en soirée puisque j’étais dans le même temps Maître Auxiliaire dans un collègeCarbonne 14 a commencé ses émissions le 14 décembre 1981. Sa ligne éditoriale ne répondant pas aux exigences de la Haute Autorité de la communication audiovisuelle, elle a été retirée de la liste des stations autorisées en mai 1983. Elle a continué d’émettre avant la saisie de son matériel par les forces de l’ordre le 17 août 1983. Le lendemain, sa fréquence a été réattribuée à la radio Fréquence Gaie qui venait d’être autorisée par le gouvernement. Elle a repris son activité sur son ex-fréquence, dans les locaux de Fréquence Gaie, pour un temps de parole de minuit à 6 heures du matin pendant quelques jours, et sa dernière émission a été diffusée le 22 août 1983.. En tout cas, j’ai effectué ces enregistrements qui devaient représenter environ deux heures de « musique » pendant l’une de ces deux nuits, tout en écoutant Carbone 14, et j’ai mis un terme à cette performance sans témoin au moment où la radio a fait silence.

Comment ne pas évoquer une ultime fois la « pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss dont les éléments disloqués sont en permanence « réassemblés » sans que leur caractère disparate soit aboli ?