PARTITIONNER L’ÉCRITURE RADIOPHONIQUE

À la radio, on ne dit pas « partition », mais « conducteur ». L’usage est tel que le droit de parler de « partition » n’est admis qu’en circonstances particulières, pour ne pas dire en situations relativement raréfiées, celles de la « création radiophonique ».

À la radio, on ne dit pas « partition », mais « conducteur ». L’usage est tel que le droit de parler de « partition » n’est admis qu’en circonstances particulières, pour ne pas dire en situations relativement raréfiées, celles de la « création radiophonique ». Si elle est « raréfiée » (ou appelle des guillemets), c’est que la radio dite « de création » est souvent perçue en rivalité relative avec d’autres façons, notamment journalistiques, d’amener la forme radiophonique à enrichir le fond du propos. Autrement dit, la question de la partition radiophonique est enchâssée dans quelques problèmes de validation professionnelle, l’énoncé même de « création radiophonique » étant quelquefois entendu comme une agression au sein des instances éditoriales. Dans les institutions où les conducteurs sont produits, le fait même de leur donner une facture partitionnelle tient d’un acte de résistance ou, du moins, de désobéissance à la bonne manière de procéder qui, par défaut ou résignation, est majoritairement entendue comme la manière journalistique (sans recherche de gain de forme ou de fond à la sophistication graphique de ses supports de préparation).

La différence de profondeur entre un conducteur et une partition, est vite vue. Un conducteur, c’est une suite d’événements, potentiellement reconductible de jour en jour :

7h00’00’’ : top horaire

7h00’10’’ : lancement du journaliste

7h00’15’’ : flash

7h01’50’’ : jingle sortie de flash

7h02’00’’ : micro d’annonce du sommaire

7h02’20’’ : musique 1

D’une radio à l’autre, les événements sont de natures différentes : plus ou moins d’œuvres musicales, plus ou moins de paroles… Mais là où le conducteur empile les événements dans une verticalité relativement unidimensionnelle, une partition déroule le temps horizontalement, permet de cumuler plusieurs événements au sein de chaque moment et d’offrir, dans l’enchevêtrement des séquences, un déploiement multi-dimensionnel. Alors, qu’est-ce qui peut alors justifier, éditorialement et/ou esthétiquement, l’intérêt pour une émission de radio de se représenter en partition plutôt qu’en conducteur ? Les outils de production appellent des possibles de montage et de mixage qui ouvrent un champ d’exploration de la parole, de la musique et de leurs interactions, qui promettent de densifier ce que la parole peut dire par et avec l’environnement sonore qui évolue autour et avec elle. Dans ces termes, c’est toute l’écologie énonciative du dire que la radio met en jeu. Si bien qu’une approche partitionnelle, multidimensionnelle, n’est certainement pas de trop pour l’épanouir. Ce n’est pas parce qu’une technologie est disponible qu’il faut l’exploiter à fond, c’est parce qu’elle commande son exploitation qu’il faut prévenir l’illusion de pouvoir lui rester indépendant. Comme l’écrivait Marshall McLuhan : « Aussi longtemps que nous adopterons l’attitude de Narcisse, attitude qui consiste à considérer les prolongements de notre corps comme extérieurs à nous-mêmes et indépendants de nous, nous glisserons sur toutes les pelures de bananes de la technologie et nous nous étaleronsMarshall McLuhan, Pour comprendre les médias (1964), Paris, Mame/Seuil, 2015, P. 91.. » Au lieu d’un fétichisme technologique, il faut donc entendre une stratégie anti-narcissique dans le constat de Pierre Schaeffer : « même si l’on nie tout art cinématographique, tout art radiophonique, on est bien obligé d’admettre que, la transformation radiophonique et cinématographique affectant profondément l’objet, aura par voie de conséquence et inéluctablement un effet esthétiquePierre Schaeffer, Essai sur la radio et le cinéma, Paris, Allia, 2010, p. 43.. »

Le fait que l’esthétique soit inéluctable ne peut donc impliquer, à lui tout seul, que tout effort esthétique est nul ou inutilement artificiel. Andrea Cohen a essayé de tester la consistance esthétique du caractère « radiophonique » de telle ou telle pièce, du point de vue de la place spécifique occupée par la musique dans un montage : « Dans une œuvre radiophonique, la musique, originale ou extraite du répertoire, se présente souvent fragmentée. S’il s’agit d’une musique originale, le compositeur pourra lui assigner un rôle dans le discours avec davantage de souplesse. Trois situations sont possibles : la musique accompagne un texte, une parole, un événement, ou bien elle est donnée à entendre seule, comme un objet esthétique. Il peut y avoir des glissements, des chevauchements entre ces situationsAndrea Cohen, Les compositeurs et l’art radiophonique, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 117.. » Et tout en explorant les travaux radiophoniques de Pierre Schaeffer, John Cage, Luciana Berio et Mauricio Kagel, on comprend qu’en artisan de la partition, les compositeurs de musique ne prennent pas le temps de noter les glissements, les chevauchements, tous ces procédés étant toutefois reconnus comme constituants de l’élaboration formelle de l’œuvre radiophonique. Pour autant, le montage est naturellement identifié par les compositeurs comme un lieu de transformation sonore ou d’agencement des sources sonores mobilisées, que celles-ci soient de la musique ou de la parole. Mais les éléments de ces manipulations ne justifient pas une notation digne de produire une partition. Ils peuvent être des traits stylistiques tout à fait constitutifs quand par exemple, au sujet du dub, on peut dire que « les effets de studio tels que la réverbération et l’écho sont utilisés de manière si prononcée qu’ils en deviennent les instrumentsRodolphe Weyl, « Entre œuvre phonographique et improvisation : le cas du dub », Quand l’enregistrement change la musique (dir. Alessandro Arbo et Pierre-Emmanuel Lephay), Paris, Hermann, 2017, p. 154.. »

Le séquenceur comme partition

Ce qui donne un statut hybride au séquenceur : il se présente comme une partition, mais reste un outil de standardisation des montages quand, par exemple, les réalisateurs radio mettent les paroles sur une piste, les musiques sur une autre, les ambiances et bruitage sur une troisième. La manière de répartir les matériaux sonores sur l’écran revient à reproduire le mode de présentation de la composition sonore de la partition polyphonique conventionnelle qui consiste à dédier une ligne à chaque instrument. D’où une homologie graphique entre un montage radiophonique et le système d’une partition.

Ici, la « Liturgie de cristal » qui ouvre le Quatuor pour la fin du temps de Messiaen :

 


 

Et, là, un exemple du montage d’une production personnelle dans le cadre de l’émission de création radiophonique « Le Labo » (Espace 2 / Radio Télévision Suisse), Du mensonge dans la voix Cette production est disponible à la réécoute sur le site de la Radio Télévision Suisse :
https://www.rts.ch/play/radio/le-labo/audio/short-stories?id=8308409&startTime=2178
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L’intention éditoriale de cette production est de réfléchir à la détectabilité du mensonge dans la voix, en testant les intuitions enfantines à l’écoute de telle ou telle voix, en confrontant ces tentatives au témoignage de recherche de Jean-Julien Aucouturier (chercheur CNRS à l’Ircam qui travaille sur les émotions dans la voix), en mettant en exergue l’invérifiabilité des paroles en représentation... La colorisation des clips dans le séquenceur typologise les sources : en bleu clair, les explications scientifiques du chercheur ; en bleu foncé, des œuvres musicales qui entrent en résonance avec les ambivalences émotionnelles évoquées ; en orange, une chanson et une déclaration de Barbara ; en rose, les réactions des enfants ; en jaune, des comédiens disant des phrases qui servent de support de réflexion du chercheur et qui prêtent à des commentaires de la part des enfants et, en rose foncé, des imitations vocales bouches fermées par les enfants des phrases dites par les comédiens. Le code couleur explicite des niveaux, mais il incite l’irisation des niveaux de discours pour les besoins d’une sorte de maximalisation de leurs points de renvois. L’habitude est suffisamment établie pour que certains réalisateurs radio développent des comportements de désorganisation volontaire de cette habitude, en plaçant des sons de nature différentes à des places analogues dans le logiciel de montage. En l’occurrence, la typologie colorisée se concentre exclusivement sur la place éditoriale des paroles, tout en voulant exciter des contre-usages, dans l’espoir (ou l’effort) que le montage déconstruise les statuts arrêtés au cours du dérushage. C’est en cela que la diffraction de l’énonciation a l’ambition de densifier poétiquement la parole experte.

Une poétique de l’intensification énonciative

Une lecture journalistique du procédé de montage utilisé pourrait crier à la manipulation, voire à la désinformation, au nom du fait que la lisibilité du message n’est pas un critère. S’il n’est pas question de lisibilité du message, c’est parce qu’on envisage plutôt de prendre la pensée exprimée par la personne enregistrée dans son mouvement. Partant, quand il s’agit d’une parole de chercheurs, on entend que ce travail de dénivelé entre les registres permet d’envisager une libération de la parole scientifique, en termes d’orientation entre les niveaux de discours, avec la perspective de sortir du réductionnisme qui contraint une majorité des recherches sur les émotions à des constatations factuelles, sur la base d’un formatage des données d’expérience. D’où le gain heuristique du détour par des procédés de radio dite de création : s’il s’agit par exemple de chercher à vérifier les occurrences du mensonge en fonction de modulations dans la voix, on comprend que la prudence épistémologique est plus solide dans l’exercice de vigilance qu’oblige la licence poétique donnée au temps de l’interprétation des résultats, plutôt que dans un rétrécissement des données relevées.

Même si la disposition des éléments audio sur telle ou telle piste commande la répartition, appelle une sorte de contrepoint, de jeu d’alternance entre parole et musique, entre parole savante et parole naïve, entre entretien de fond et illustrations… De la même façon qu’au début du xixè siècle, les partitions pour piano ont mécaniquement incorporées la spécialisation des mains (la gauche à l’accompagnement de la droite en charge de la mélodie), une grammaire radiophonique s’automatise quand le positionnement d’un clip – par exemple la voix d’un témoin – à tel endroit, lisse la lecture du graphe offert par le séquenceur jusqu’à normer la fonction que le clip occupera dans le montage.

Quand le musicologue Jean-Marc Chouvel se demande « Comment faire une analyse auditive qui ne soit pas subjective ? », il utilise le séquenceur audio comme outil d’objectivation, tout en procédant à une « catégorisation » relativement intuitive, en faisant le détail des discriminants qui apparaissent, à l’œil nu, en regardant une forme d’onde : l’opposition entre son et silence, entre cercles, clusters, aigus, graves, entre attaques molles et dures… Le musicologue relève en effet que « La notion de catégorisation tend à force la réponse de manière binaire. » et que « La réalité peut s’avérer plus ambiguë, mais les psychologues ont montré sur de nombreux exemples la propension de notre esprit à restreindre le champ des ambiguïtés, c’est-à-dire à opérer des choix entre des figures reconnaissables plutôt qu’à rester dans le doute opérationnel (ou plutôt inopérant)Jean-Marc Chouvel, La crise de la musique contemporaine et l’esthétique fondamentale, éditions Delatour France, 2018, p. 215. » Donc, la nécessité psychologique d’efficacité cognitive justifiera bien quelques raccourcis de pensée, pour peu que ceux-ci s’avèrent assez intéressants.

Conclusion

La verticalité du conducteur induit un rapport de descendance entre journaliste et auditeur, impliquant une responsabilité narcissique qui fait paradoxalement l’innocente face aux possibles de la technologie radiophonique. À l’inverse (et, donc, non-exclusivement), la multidimensionnalité de la partition affirme un tressage des voix dont les responsabilités respectives sont dynamiquement décadrées et irrémédiablement dissipées.

Bibliographie

CHOUVEL Jean-Marc Chouvel, La crise de la musique contemporaine et l’esthétique fondamentale, éditions Delatour France, 2018.

COHEN Andrea, Les compositeurs et l’art radiophonique, Paris, L’Harmattan, 2015.

 MCLUHAN Marshall, Pour comprendre les médias (1964), Paris, Mame/Seuil, 2015.

 SCHAEFFER Pierre, Essai sur la radio et le cinéma, Paris, Allia, 2010.

WEYL Rodolphe, « Entre œuvre phonographique et improvisation : le cas du dub », Quand l’enregistrement change la musique (dir. Alessandro Arbo et Pierre-Emmanuel Lephay), Paris, Hermann, 2017.