LE LIVRES DES NOMBRES
partition
LE PORTFOLIO DE LAM #5

Pour chaque numéro, L'Autre musique propose à un artiste d'habiller les pages de la revue. Pour « Partitions », nous avons demandé au compositeur Colin Roche des photographies issues de son Livre des Nombres.

Parler d’angoisse de la page blanche est un doux euphémisme : c’est tout à la fois la vision du vide et du plein. Le vide absolu d’une chambre anéchoïque, ou le plein d’une potentialité vierge de l’idée à venir. Le seul fait rassurant dans la page blanche, c’est que l’artiste peut d’une certaine façon y circonscrire son angoisse. Elle est là, devant soi, et tous les outils sont là, placés autour, pour la combattre et la dompter : une sorte d’arène.

Cependant, pour la voir comme telle, il ne faudrait voir cette feuille que sous la forme d’un bout de papier. Dès lors que la conscience s’égare, ou s’illumine — c’est au choix —, la page devient un rouleau blanc infini, qui déroule le temps : le temps que l’on va pouvoir écrire ou composer, mais aussi toutes les secondes qui s’égrènent sans qu’aucune note ne soit posée. La pression de la page blanche en est décuplée si tant est qu’on ait pris conscience de ce phénomène ; car si aucune note n’est posée, les silences s’écrivent d’eux-mêmes.


Dans les arts plastiques, cette vision abyssale a été mise en forme par d’illustres artistes, à commencer bien évidemment par le peintre Roman Opalka et son accumulation infinie de chiffres blancs sur des toiles noires, chaque nouvelle toile se rapprochant du blanc pour toucher au comptage blanc sur blanc à la fin de sa vie ; mais aussi plus récemment par la plasticienne Marine Bourgeois, griffant d’un trait chaque instant passé devant ses toiles.

Pour le compositeur, cette arène n’est pas circonscrite par un cadre, mais par la portée : cinq lignes infinies ; le compositeur s’y promène et égrène ce temps de sons. Aux deux extrémités de ces cinq lignes se trouvent, d’un côté les interprètes, de l’autre les auditeurs. Seul dans ces portées, le compositeur y est comme emprisonné, tant que les acteurs qui font et qui reçoivent l’oeuvre ne transforment ces cinq lignes en une matière vibrante.

Reste une donnée qui a toute son importance dans la vie du compositeur et dans sa relation à la page blanche : les lignes de la portée semblent défiler avec le temps ; elles ne sont pas à l’arrêt, ou en attente du crayon, mais bien au contraire, elles filent. 

Le livre des nombres est la mise en forme poétique de cet abysse, comme sa mise en abyme. C’est tout à la fois le récit de l’écriture et le constat de sa difficulté. Le matériau de l’oeuvre est le vide lui-même, mais le vide rendu à la dimension supplémentaire qu’est le temps. Durant la durée d’écriture de cette pièce, chaque seconde qui n’est pas passée à poser de la musique sur le papier est consignée : le compositeur, comme facturé par le temps, l’écrit. L’oeuvre manuscrite devient donc tout à la fois le produit de la matière et de son anti-matière.