LE RÉUNIONNAIS CHRISTIAN JALMA DIT FLOYD DOG
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UN ARTISTE DE L'INDIGNATION

Christian Jalma, dit Floyd Dog, est un plasticien, un musicien, un poète, un archiviste, un prophète... Artiste réunionnais, il renonce aux définitions définitives comme aux éclats du présent et au confort des œuvres bien réalisées. Les sons, les bruits, les grésillements et les ratés d'enregistrements que Floyd Dog utilise défont le primat de l'image et déjouent le jeu du spectacle ambiant. Il préfère la marge aux lumières des podiums.

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Les récents bouleversements liés au « Printemps arabe » et l’avènement d’une manifestation de la liberté – tel que l’entendrait Kant, considérant l’ampleur morale des grands événements historiques – ont permis de mettre en lumière les œuvres de nombreux artistes orientaux, africains ou ultramarins. Ces artistes nous ont réappris l’indignation, comme capacité d’opposition à des injustices universelles. Ils nous ont montré aussi, pour peu que l’on se soit penché sur leurs démarches, que cette indignation n’était pas une explosion fortuite, liée à un contexte, mais qu’elle avait crû de l’intérieur, dans la durée. Ils nous ont embarqués dans une démarche totale, à travers laquelle le soi se livre, tout entier, sur un mode sacrificiel.

 

L’intérêt de cette démarche vient aussi du fait qu’on la retrouve, de manière presque mimétique chez des artistes issus d’autres terreaux culturels, comme le Réunionnais Christian Jalma.

 

 

 

Né en 1961 à Saint-Denis de La Réunion, une île française située dans l’Océan indien, Christian « Floyd » Jalma est un artiste mêlant des œuvres aux accents poétiques et mystiques, à des interrogations plus profondes sur les concepts d’identité, de colonisation, de liberté et d’esclavage. (L’île de La Réunion est peuplée d’individus origines variées, à la fois européennes, africaines, malgaches, indiennes, malaises et chinoises. Son histoire fut marquée, entre autres, par l’esclavage et « l’engagisme1 La période de l’ « engagisme » à La Réunion suit celle de l’esclavage, aboli officiellement en 1948, et se poursuit jusqu’à la fin des années 1930. Elle repose sur l'engagement volontaire des populations étrangères à l'île, issues de Chine, d’Afrique ou encore de Madagascar. Celles-ci représentent alors une nouvelle main-d’œuvre bon marché pour les plantations.  »). Jalma se pose aussi la question de la langue, comme vecteur de la pensée. La langue créole, langue maternelle de beaucoup de Réunionnais, n’est pourtant pas la langue officielle de l’île, qui est le français.

 

Pour éclairer toutes ces problématiques, l’artiste travaille différents médiums et supports comme la photographie, le théâtre, l’écriture, la vidéo et s’illustre notamment à travers ses performances en public. Le son (celui de la voix qui prononce des mots parfois incompréhensibles, celui des instruments de musique qui confèrent un rythme au moment, celui de la rue aux bruits erratiques) occupe une fonction capitale lors de ces performances. C’est à travers lui que s’exprime pleinement et se communique l’indignation.

 

Jalma intrigue sans toujours être compris. Par sa force de subversion, il effraie. Par sa capacité d’expression radicale et son audace à faire surgir les non-dits, il fascine. Pour l’artiste, l’aversion qu’il suscite est une excellente chose. Elle participe de son projet global. Pour s’indigner véritablement, selon lui2 Les citations sont issues de mes entretiens avec Christian Jalma, entre 2012 et 2013, aussi nombreux qu'informels, selon les souhaits de l'artiste. , on doit commencer par frapper fort au risque de susciter la haine. On doit déranger, bousculer. Le projet artistique de Christian Jalma se pose ainsi comme un projet au long cours, qui se doit d’être réellement compris à la fin.

 

 

 

Vivre en paria pour nourrir l’indignation

 

Le Réunionnais Christian Jalma se positionne comme un être à la marge de la société, de ses discours médiatiques, renonçant même à la reconnaissance à laquelle pourrait aspirer un artiste. Plus que de se rendre indigne de manière sporadique, il se métamorphose en personnage indigne, clochard que l’on chasse d’un coup de balai, trouble-fête aux discours ésotériques obscurs, dénonciateurs des injustices d’une société qui, selon lui, n’est pas post-coloniale mais néo-coloniale3 La départementalisation de La Réunion, passant du statut de colonie à celui de département français d’Outre-Mer, a été votée en 1946. .

 

Christian Floyd Jalma, après quelques décennies d’activisme artistique sous le pseudonyme de Pink Floyd (groupe dont il apprécie les chansons depuis sa jeunesse), a souhaité se faire appeler Floyd Dog : « flamant chien », terme qui prend un tout autre sens dans la langue créole : « chien errant porteur de flamme » ou encore « colère errante ».

 

En 2011, Jalma a réalisé une performance lors d’une manifestation pour la défense de la langue créole, dans la ville du Port. Rien n’avait été annoncé au préalable. Sa démarche se voulait totalement sauvage. Il s’approchait des gens en leur tendant des prospectus publicitaires sous verres et soigneusement encadrés. « Il s’agit du plus grand livre réunionnais, celui qui a rassemblé le plus de lecteurs. Je vous le vends » annonçait-il à qui voulait l’entendre. Les gens, interloqués lui en demandaient le prix. « 3000 euros » répondait-il, suscitant de vives réactions. L’homme s’est ainsi positionné à l’extrême frontière de l’expression artistique, pour tendre vers un militantisme idéologique, avec un credo : vaincre la suprématie de la société de consommation.

 

Mais attention, cette société de consommation n’est pas dénoncée de manière primaire. Ce sont les images qu’elle produit massivement qui sont fustigées.

 

L’image publicitaire, informative, et les différentes formes de divertissement produites et diffusées seraient le reflet d’un mode de gestion post-colonialiste.

 

En Guy Debord créole confronté à une société du spectacle triomphante, Christian Jalma refuse l’aliénation des individus au profit des images. La vie par la médiation de l’image conduirait le sujet à s’oublier et à se soumettre à un ordre transcendant, politico-économique. Qui plus est, dans la société créole réunionnaise, le problème de l’histoire se pose. L’histoire de la Réunion a longtemps été complètement absente des manuels scolaires et ne s’invite aujourd’hui que timidement dans l’enseignement. La profusion d’images publicitaires et informatives, saturant les cerveaux, perpétuerait-elle cet oubli ? Nourrirait-elle chez les créoles de La Réunion l’amnésie de ce qu’ils sont ? Christian Jalma répond de manière affirmative à ces questions. Et dans l’extériorité dominante du rapport à soi que lui impose la vie sociale, Floyd Dog ne se sent plus chez lui. Il traduit ce mal-être à travers des performances itinérantes.

 

Dans ces performances, il joue habilement du rapport entre l’image et le son, tantôt les associe, les dissocie, les oppose. Il diffuse dans l’espace une poésie qui sonne, grâce à des mots oniriques, politiques, ou même incompréhensibles, à mi-chemin entre le français et le créole, prononcés d’une voix forte.

 

Christian Jalma use de la matière sonore pour provoquer le réveil des consciences et enclencher le processus d’indignation, contre une certaine forme d’image.

 

 

 

L’extrême limite de l’art ?

 

Au-delà du fait de se rendre indigne lui-même, non pas impur mais haïssable, méprisable, est-ce l’art que l’artiste Jalma rend indigne ? Pour se faire force de frappe politique, au service de la liberté, l’art doit-il prendre le risque de s’autodétruire ?

 

Chez Jalma l’art va vers son abolition possible tout en restant irréductible à lui-même. L’artiste suggère, symbolise, construit des sens possibles pour préserver l’intégrité de sa démarche. Il se proclame « artais » et non artiste : il ne crée pas d’œuvres artistiques mais habite le phénomène créatif lui-même. Il évolue dans cet entre-deux entre l’homme et son œuvre, la où le sens est généré.

 

Christian Jalma aime à se mettre en scène dans l’espace public. Citons la performance qu’il a réalisée à l’occasion la visite du président français, Jacques Chirac, à l’île de La Réunion, en 2002.

 

 

 

Cette performance avait pour titre Je dors sur l'eau qui dort. Il s’agissait d’une installation marron (sauvage) dans le lit de la rivière de Saint-Denis. Allongé sur un lit en fer flottant sur la rivière, l’artiste s’est laissé porter par les flots, sans manger, sans bouger, tel un gréviste de la faim voulant susciter la curiosité, voire l’indignation. Il s’est laissé photographier par la presse à qui il a déclaré : « Je dors sur l’eau qui dort car c’est La Réunion… qui dort. » On pourrait aller plus loin en prétendant que, pour Floyd Dog, c’est le monde qui dort, encore trop peu conscient de ses ressources morales. L'artiste s'illustrerait ainsi comme un résistant. Il résisterait au sens de l'histoire ou encore à un pouvoir politique qu’il considère comme n’étant pas le sien.

 

Il résiste, il s’indigne, mais jamais le discours n’est frontal. Il glisse plutôt sur l’eau, en s’armant de poésie (nourrie par des symboles ésotériques flottant à ses côtés et accompagnant sa dérive dans Je dors sur l’eau qui dort) et de métaphores. D’ailleurs, l’ensemble de ses œuvres nous ramène à deux personnages qui structurent son discours : la Kafrine symboli (la femme noire ou métis réunionnaise qui se perd en vendant son image aux magazines) et le Kaf amnési (l’homme noir oublieux de son histoire et de ses origines mystérieuses). Selon Christian Jalma, ces deux figures phares sont des victimes de l’histoire, de la société esclavagiste, puis coloniale et post-coloniale. En bas de l’échelle sociale et symboliquement investi d’une valeur moindre, encore contaminée par l’histoire, le Kaf n’est pas reconnu à sa juste valeur, selon l’artiste. Il souffre intimement et l’art de Jalma vient dénoncer cette souffrance, autant que la racheter. D’après sa propre analyse, tous les travaux de l’artiste convergent dans un tableau du peintre français Français-Auguste Biard sur l’abolition de l’esclavage et qui s’intitule Scène de joie4 Le peintre de mœurs français du XIXe siècle, François-Auguste Biard, a réalisé en 1849 un tableau intitulé L'Abolition de l'esclavage dans les colonies françaises en 1848. Ce tableau a pour sous-titre « Scène de joie ». .

 

Le tableau représente un moment de proclamation de l’abolition de l’esclavage. Esclaves, maîtres et métis y sont représentés à travers leurs mœurs et attitudes supposées à ce moment-clé de l’histoire. Au centre se tient Victor Schœlcher (homme d’État français connu pour avoir poussé à l’abolition définitive de l’esclavage). Mais sur ce tableau, contrairement à ce qui est annoncé dans le sous-titre qui l’accompagne, nulle explosion de joie.

 

C’est ce décalage entre le titre et sa représentation qui a d’abord suscité l’intérêt de Jalma, ainsi que la richesse de ses interprétations.

 

Pour Jalma, Auguste-François Biard peignait des tableaux de mœurs et, pour cela, il passait plusieurs mois, voire plusieurs années au contact de ses modèles, dont il croquait l’état d’esprit et les attitudes avec minutie. Tout ce qui est présenté dans ce tableau se justifierait donc historiquement.

 

Le sous-titre « scène de joie » répond aux exigences de la commande coloniale, mais la scène en elle-même serait calquée sur des vérités historiques.

 

Dans ce tableau, les métis de l’île se retournent et s’en vont, l’air désabusé. Ils ne sont plus rien et n’obtiendront pas le pouvoir sur l’île. Ils perdent leur statut privilégié de fils des colons blancs, détenteurs du savoir des « nénènes » (« petites mères », gouvernantes des enfants de colons) africaines.

 

Les Blancs resteront Blancs et les Kafs resteront Kafs.

 

L'artiste iconoclaste relit le tableau autrement et fait part de ses découvertes lors de fascinantes performances où il se couvre de peinture rouge, à la manière des actionnistes viennois. Il rachète ainsi l’histoire et la dignité du Kaf, en présentant la richesse, symbolique mais aussi réelle, d’une figure de l’histoire longtemps piétinée.

 

 

 

De l’intime à l’universel, le triomphe d’un imaginaire refoulé ?

 

Qui s’exprime à travers mes œuvres, se demande Christian Jalma ? Est-ce mon être intérieur ou d’autres personnes en moi, des ancêtres inscrits génétiquement dans ma chair, des « chromosomes mémoires » qui chercheraient à briser le silence ?

 

L’idée d’une barrière qui se poserait face à toutes les formes de création artistique réunionnaises, qui les empêcheraient de se déployer à un moment donné de leur parcours, obsède l’artiste-poète. Sur le dire et la représentation pèseraient un interdit moral. Un Surmoi collectif viendrait contraindre l’expression artistique à la fadeur et présiderait à un refoulement de l’imaginaire créole réunionnais.

 

« J’ai compris que mon écriture, à un moment donné, m’amènerait à sauter la barrière, à faire mal aux autres, à professer des vérités qui perturbent, qui dérangent… À porter atteinte à ce que j’appelle “la tranquillité exceptionnelle” des Réunionnais », explique encore Floyd Dog.

 

Cette tranquillité exceptionnelle est-elle une harmonie de surface, ou une organisation psychique particulière ?

 

« Cette tranquillité exceptionnelle, je l’ai analysée », reprend l’artiste-poète.

 

Si l’on peut en effet parler de « surmoi collectif », cela implique que la société réunionnaise ait intégré le noyau de ce surmoi, par un refoulement. Or, si l’on s’en tient aux analyses de Jalma, ce refoulement aurait été réalisé lors d’un événement, celui de l’abolition de l’esclavage du 20 décembre 1848. Qu’a-t-on refoulé à cette occasion sinon l’imaginaire matriciel qui structure la famille india-océanique ?

 

Dans le mythe de Jalma, la nénène est au fondement de la société réunionnaise. C'est elle qui fait le lien entre les différentes cultures présentes dans l'île, à cette époque. Elle inculque aux jeunes colons ses savoirs ancestraux et contribue à l'émergence du monde créole. A-t-on refoulé la construction imaginaire d’un vivre-ensemble ? Pour explorer ces questions, Christian « Floyd » Jalma s’appuie sur l’analyse du tableau d’Auguste François Biard cité plus haut, L’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848.

 

Curieusement, c’est la part de paradis que détenait encore l’île Bourbon, qui s’envole en fumée dans ce tableau. Les regards ne partagent plus rien. Pas d’amitié, pas de connivence, pas de souvenir du temps passé. Pourquoi ? Quel retournement s’est opéré ?

 

Posons l’hypothèse évoquée en filigrane par Jalma, de l’occultation d’un amour interdit. Le passé a été occulté, intériorisé car vu comme honteux – la famille créole était en partie une famille incestueuse, comme l’explique Christian Jalma dans son analyse du tableau de Biard. « Le maître fait des enfants aux négresses, là naissent des bâtards. Ces bâtards gardent des liens avec un père blanc et distant. Ils sont placés dans une maison, sur la propriété voisine et là se produit une inversion des données.
L’enfant n’a pas vraiment de père ni de mère. Le Kaf n’a pas l’autorité nécessaire sur ses propres enfants, ni sur les bâtards qui l’entourent. Quant au métis, sa situation est encore plus bancale. Son géniteur le reconnaît officieusement, en lui donnant quelques avantages, mais en brouillant aussi la piste de ses origines. Il se voit ainsi condamné à errer dans une quête identitaire sans fin. »

 

Si Floyd Dog construit une esthétique de l’indignation et de la résistance, c’est à partir de ce complexe originel qu’il opère, un complexe qu’il a fait sien et comme intégré dans sa chair. Son œuvre serait moins sublimation qu’éructation des non-dits.