LA BELLE REBELLE : CRÉE OU CRÈVE !
intervouïe
INTERVOUÏE DE VIKTOR COUP?K ET JEAN-PIERRE THORN PAR STÉPHANIE GENOT ET CÉLIO PAILLARD

Interviewés par Stéphanie Genot, qui les avait invité dans une médiathèque de Saint-Denis, le cinéaste Jean-Pierre Thorn et le rappeur Viktor Coup?K nous parlent des nécessités et des paradoxes de l’engagement sur la scène hip-hop hexagonale.

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L'intervouïe a eu lieu dans un bar du 18ème arrondissement, dans lequel Viktor Coup?K passait des disques avec son comparse et ami Hélios. Elle suit la rencontre entre le rappeur et le cinéaste Jean-Pierre Thorn, organisée par Stéphanie Genot à la médiathèque Ulysse (Saint-Denis, 93), en présence d'une classe de lycéens.

 
LA RENCONTRE D'ULYSSE
 

Stéphanie Genot (SG)

Dans le cadre du Festival Hors Limites1 « Hors limites est le festival de la création littéraire et artistique, créé par les bibliothèques du département et porté par l’association Bibliothèques en Seine-Saint-Denis. » (Présentation du festival sur son site Internet) Toutes les notes sont de LAM., nous avons reçu l'année dernière la cinéaste Daniela De Felice et présenté à des élèves de 4e ou 3e Casa, Libro nero, trois films courts. C'était un projet vraiment chouette parce qu'il était complet. Il y avait aussi une expo d'oeuvres, d'ébauches qui ont servi à faire le film. La rencontre était super. J'ai discuté à ce moment-là avec des gens de Périphérie qui m'ont dit : « Au catalogue, on a aussi 93, la belle rebelle » et ça a fait tilt ! Parce que c'est un film que nous avions vu ensemble, avec Célio, à Saint-Ouen, avec le concert de Casey et Serge Teyssot-Gay à la fin2 Concert du groupe Zone Libre vs Casey & B. James organisé à l'espace 1789, à Saint-Ouen, le 26 avril 2011, à la suite de la projection du film de Jean-Pierre Thorn. et j'ai été complètement bouleversée, par le film et par le concert. Je trouvais qu'il y avait vraiment quelque chose à faire autour de ce film.

Alors cette année, pour le Festival, je leur ai proposé qu'on fasse quelque chose de similaire, autour de 93, la belle rebelle : une projection et une rencontre avec Jean-Pierre Thorn.

 

Ils sont revenus vers moi en disant que ce serait bien d'articuler ça avec quelque chose en lien avec l'écriture, parce que c'est quand même avant tout un festival de littérature contemporaine. Ils m'ont donc proposé d'inviter Viktor Coup?K, qu'ils connaissaient.

 

Viktor Coup?K (VCK)
Ça s'est passé par le biais de Pauline, de Hors limites, qui était venue dans un atelier à Mains d'Œuvres. Je crois qu'elle bossait là-bas à l'époque et j'y avais fait quelques ateliers one shot. Cette fois-là, c'était avec des enfants. Elle avait assisté aux ateliers puis suivi l'histoire de loin et un jour, elle m'a appelé pour Hors Limites. J'étais bien content parce que j'avais vu tes films, Jean-Pierre, j'avais vu 93, la belle rebelle, mais je ne t'avais pas revu depuis un moment.

 

Jean-Pierre Thorn (JPT)
Ça fait presque 10 ans…

 

VCK
Je crois que, la dernière fois qu'on s'était vus, c'était sur le concert contre la double peine3 Concert ayant eu lieu à Paris, sur la place de la République, le 4 mai 2003 avec, entre autres, ZEBDA, La Tordue, Yann Tiersen, La Rumeur et les Têtes Raides. Il a été organisé par le collectif Une peine point barre, pour lutter contre la double peine que subissent les étrangers, expulsés et interdits de territoire après avoir purgé une peine de prison..

 

SG
On a monté le projet avec une classe de lycée. Pour résumer, j'ai pris contact avec Périphérie, Périphérie a contacté Jean-Pierre ; le festival a contacté Viktor et moi j'étais en lien avec le lycée et un prof de français. L'idée était qu'ils puissent travailler en amont avec une classe autour de l'écriture, de la poésie. C'est ce qui s'est fait : le prof a bossé avec sa classe, mais ce n'était pas la bonne classe. Ça a été un peu plus galère que prévu mais, dans l'ensemble, les élèves concernés…

 

JPT
Ceux qui étaient là ont kiffé, je pense.

 

SG
Ils ont fait partie de l'atelier d'écriture, ils ont vu le film 93, la belle rebelle, et ils ont rencontré Viktor Coup?K et Jean-Pierre Thorn, à la médiathèque Ulysse4 À Saint-Denis (93)..

 

visuel de Helios Figuerola GarciaVisuel de Helios Figuerola Garcia alias *H

 

L'ATELIER D'ÉCRITURE

 

Célio Paillard (LAM)
Comment s'est passé l'atelier d'écriture ?

 

VCK
Ça a été un exercice particulier, parce que je ne fais quasi jamais d'ateliers en une fois. Ceux que je mène en général durent un minimum de quatre ou cinq séances d'écriture parce que, par expérience, j'ai vu qu'il fallait à peu près ça pour aboutir à une chanson. Cette fois, c'était une proposition sur un atelier, donc j'ai essayé. Avec ce nombre de participants et sur un seul atelier, j'avais un peu peur que ce ne soit qu'une rencontre, ce que je ne voulais pas. J'ai donc essayé de trouver quelque chose que je n'avais jamais fait. Je suis en fait parti d'un petit bout et d'une thématique d'une de mes chansons, ce que je ne fais normalement jamais, en me disant qu'il y aurait au moins un cadre, une base. C'était marrant de voir comment ils allaient s'approprier, à leur âge, ce que moi j'ai écrit à 35 balais, avec mon vécu. Je ne leur ai fait écouter qu'un couplet et un refrain et je les ai laissés s'approprier la thématique.

 

Ça a été presque une révélation, j'ai été hyper étonné par ce qu'on pouvait faire en deux heures. Je bosse beaucoup avec des ados collégiens et j'ai aussi découvert que les lycéens, quand même, ça va plus vite. En terme de réflexion, pas en terme de forme (de toute façon je ne m'attendais pas à mettre en place un morceau de rap en deux heures), mais en terme d'écriture, de contenu, de ce qu'ils ont sorti et tout ça.

 

Bien sûr, ce n'était pas abouti, mais j'ai trouvé qu'en somme de textes et de choses dites, qu'il aurait fallu pouvoir traiter derrière, le premier jet s'était super bien passé ; et c'est même un enseignement pour la suite, car ça montre que je peux faire des choses comme ça, peut-être en deux fois, ou en tout cas sur une journée, qu'il y a possibilité de faire des choses intéressantes, ce dont je doutais.

 

SG
Je pense qu'ils étaient super contents.

 

VCK
Je l'avais fait justement à Mains d'Œuvres, sur cet atelier où Pauline m'avait vu, mais c'était avec des enfants. J'avais donc pris le parti de l'enregistrement, qu'ils écrivent quelques mots, et ça avait fait un truc super marrant parce que c'était plutôt l'enregistrement et les mots, comment ils se sont alignés les uns avec les autres, le puzzle, qui était drôle. Mais en écriture, il n'y avait pas grand-chose, par manque de temps. C'était en une fois, mais un peu plus long.

 

SG
Ce que j'ai trouvé très bien, globalement, dans tout ce parcours, c'est qu'il y avait un aspect créatif, où ils étaient au cœur d'un processus de création. Et, en même temps, ils pouvaient entendre les paroles de personnes engagées, et ça, ça leur tenait beaucoup à cœur.

 

VCK
Ce qu'il y avait de vraiment bien, c'est ce mélange avec la rencontre et ce qu'ils avaient fait avant.

 

JPT
Je les ai trouvés très réactifs en effet. Je pense que c'est dû au travail qu'avait fait Viktor avant. Ils ont très facilement pris la parole alors que souvent, après une projection, ce n'est pas aussi immédiat que ça ; il y a de la timidité, on ne se connaît pas, c'est délicat…

 

VCK
C'était super bien vu. Je me souviens comment ils étaient quand ils sont arrivés dans l'atelier, alors que là, quand je les ai revus pour la rencontre, on avait l'impression de se retrouver comme si on s'était vus une semaine.

 

JPT
Ça se sentait.

 

VCK
Quand tu t'es lâché à écrire devant quelqu'un, à aller au micro et tout, après ça détend pour une rencontre… Il y a même un mec qui est venu s'assoir à côté de nous pendant la rencontre !

 

LAM
Et ils ont chanté dans le micro ?

 

YT
L'idée était basée sur ça, justement. Je m'étais dit que ce qui peut être sympa en peu de temps, c'est d'avoir quelque chose d'enregistré. Je prends toujours les ateliers sans grande ambition ; le point de départ, c'est la transmission de passion. Si j'arrive à en accrocher ne serait-ce qu'un dans le groupe, j'ai gagné. Je cherche toujours à me dire comment accrocher quelqu'un en 2 heures, sachant qu'il risque d'y avoir 45 minutes de feuilles blanches. Alors que se mettre au micro et entendre tout ça, c'est généralement un truc qui peut déclencher un kif et faire se dire derrière : « Ah ! c'est trop bon ce que j'ai entendu, j'aimerais bien le refaire ! » Là, pour moi, c'est déjà gagné. C'est pour ça que j'avais ramené de quoi les mettre en configuration d'enregistrement, même si on a pas eu le temps de tous les enregistrer.

 

visuel de Helios Figuerola GarciaVisuel de Helios Figuerola Garcia alias *H

 

DES ARTS ENGAGÉS

 

LAM
Pour vous, qu'est-ce que l'art engagé ? Vous sentez-vous engagé ?

 

JPT
Je trouve important de libérer une parole des gens, a fortiori pour les jeunes qui, en général, sont bien massacrés par la société ; on les assigne à un endroit où on leur fait perdre leur confiance en eux et où ils sont soit des « cailleras », soit des « sauvageons ». Ne serait-ce que pour qu'ils prennent conscience que leur parole a de l'importance, qu'on l'écoute ; c'est pour ça que je trouve super le boulot que tu fais, Viktor, parce que c'est le point de départ. Redonner aux classes populaires le sentiment que leurs paroles comptent. Qu'elles peuvent être fières, que ce qu'elles disent n'est pas n'importe quoi et qu'il y a des gens pour les écouter. De ce point de vue-là, je trouve que c'est le premier engagement basique.

 

Dans mes films, c'est mon moteur principal, de faire qu'en sortant, des jeunes se disent : « Finalement, c'est pas mal ce que je t'ai dit ! » J'avais filmé des graffeurs et je leur ai montré avant de le passer ; Nordine, qui ouvre Faire kiffer les anges, craignait beaucoup et m'a demandé : « Mais ça ne fait pas trop banlieue ce que je dis ? » C'est typique, cette soif que leur parole puisse être entendue par d'autres. Je trouve que la culture hip hop joue là un rôle primordial, pour dire : « Bon, là, les gars, exprimez-vous sur le monde tel qu'il est ; il va pas, mais d'abord, parlez. Faites, créez, faites de la musique, dansez, peignez ! On ne reste pas passif face à un monde… »

 

Pendant la rencontre, ce qui m'a plu et étonné, parce que ce n'est pas toujours le cas, c'est qu'ils étaient autant réceptifs à l'Histoire. Plusieurs sont intervenus en disant :« Ce qu'on aime, c'est les archives, d'où ça vient. » Ça renvoie au fait que toute cette culture a une histoire : déjà, en 63, ils se faisaient tabasser par les flics, avec une presse qui les traitait de « barbares qui [mettaient] en danger la Nation ». Pourtant, même si c'est toujours d'actualité, il y en a des lycéens qui ont surtout apprécié le film à partir de NTM !

 

SG
Finalement, au lieu du show case, on leur a demandé, après la projection, quelles étaient leurs réactions par rapport à ce qu'ils venaient de voir. Et c'était vraiment présent dans ce qu'ils nous ont dit : les images d'archives leur ont fait prendre conscience que ce département a une histoire, même si on veut nous faire croire que non. Dans ton film, on voit le mouvement perpétuel de la banlieue. Rien n'est vraiment fixe, c'est toujours en travaux. Et la destruction d'immeubles est quelque chose qui les a vraiment marqués.

 

JPT
C'est ce que dit Perrone dans le film, mais moi je trouve que c'est le fond. La banlieue est en perpétuelle transformation et, en plus, des couches nouvelles d'habitants arrivent. C'étaient d'abord les immigrations d'Europe, puis d'Afrique, du Maghreb, et maintenant ce sont les Roms. Et le paysage change sans arrêt, les bulldozers construisent de nouvelles choses, et les gens ont besoin de la culture ou de l'art pour se raccrocher à quelque chose qui leur donne leur force, leur identité : ça me fait comprendre pourquoi c'est tellement important. Par exemple, Perrone le dit très bien : si des cinéastes n'avaient pas filmé la banlieue, si Eric Pittard n'avait pas filmé les 4000, Godard 2 ou 3 choses que je sais d'elle, si Edouard Luntz n'avait pas filmé les bidonvilles dans ce film extraordinaire que j'ai retrouvé dans des archives, Les enfants des courants d'air, cette mémoire serait perdue. Et j'ai l'habitude de dire que, pour liquider un peuple, on commence par lui retirer sa mémoire, on lui retire son histoire. C'est Kundera qui dit ça par rapport à tous les phénomènes qu'il y a eu dans les pays de l'Est de la part de l'Union Soviétique. Je pense que c'est vraiment capital de redonner aux gens l'histoire qui leur appartient. Ce sont des points de repère pour construire l'avenir. Sans racines, on ne peut pas avancer.

 

LAM
Par rapport à ce que tu as dit pendant la rencontre, j'ai l'impression que ton engagement vient de mai 68…

 

JPT
C'est montrer comment le monde du travail et la classe ouvrière, pour parler avec des grands mots, sont porteurs d'une révolte contre le monde tel qu'il est fabriqué. On voudrait un autre monde, avec plus de justice. Mon premier film est fait en 68, et tous les films d'après en sont la suite. Si je suis allé travailler à l'usine pendant 10 ans, c'est pour retrouver des gens que j'avais filmés, au-delà de l'imagerie d'Epinal, pour voir qui ils étaient vraiment, et pour me transformer au contact de ces réalités que je n'ai pas vécues étant gamin puisque mon père était technicien. J'ai passé mon enfance en Afrique et je n'ai pas réellement connu ce monde du travail que j'ai découvert en 68 et qui m'a emballé : j'ai bien senti qu'il y avait un humour, un rapport au langage que j'ai retrouvé ensuite dans le hip hop.

 

Pour Faire kiffer les anges, ce que je disais dans le débat, le jour où j'ai dit ça, les gens d'Arte m'ont traité de fou : « Personne ne va comprendre ! » Et aujourd'hui, je suis dans les dictionnaires : « Faire kiffer les anges, voir le film de Jean-Pierre Thorn », c'est drôle ! C'est ça que j'adore dans le rap ; il y a sans arrêt une réinvention du langage, qui retrouve sa jeunesse, qui justement n'est pas un langage stéréotypé issu des manuels, mais qui est réinventé. Comme avant guerre, dans le cinéma français des années 30 et de l'autre côté du périphérique ; quand tu entends Gabin, il y a une verdeur du langage fascinante.

 

SG
Est-ce que tu connais Les Roses noires, le film d'Hélène Minalo ?

 

JPT
J'en ai entendu parler mais je ne l'ai pas vu. Il paraît qu'il est très bien.

 

SG
Oui, c'est un super film, qui parle de ce que c'est qu'être une fille dans une cité. C'est quoi être une fille dans une cité ? Ce sont des portraits de jeunes filles, de 13 à 18 ans à peu près, qu'elle a suivies pendant un an, un an et demi. Elles parlent de leur quotidien, de tout un tas de sujets mais ça part du langage : la langue maternelle, la langue de la cité, la langue institutionnelle, et tout le film est traversé par ce fil rouge, le langage.

 

JPT
C'est capital parce que, quand tu vas chercher du taf, tu es identifié par ton langage. Dans On n'est pas des marques de vélo, on voit deux copains, qui sont rappeurs d'ailleurs, qui disent que quand ils vont se présenter à l'embauche, leur corps, leurs paroles, font qu'ils ne sont pas pris parce qu'ils font peur. Je trouve terrible que nous soyons dans un société où les gens sont catalogués, rejetés. C'est pour ça que tout ce que fait la culture hip hop est fondamental : parce qu'elle permet de sortir de ce stigmate perpétuel qui conduit à l'échec où, par définition, un jeune ne sait pas parler mais que casser. Tous ces stéréotypes nous encombrent la tête. D'ailleurs, D de Kabal a écrit un texte formidable disant qu'à un moment donné, à force qu'on t'assigne toujours à résidence en te répétant : « T'es ça », et bien tu le deviens. Y'en a marre, quoi !

 

Dee NastyDee Nasty (image sissue de 93, la belle rebelle)

 

L'ENGAGEMENT-BUSINESS

 

LAM
Et toi, Viktor, quel est ton rapport à l'engagement ?

 

VCK
J'ai un regard un peu différent, peut-être parce que j'ai trop été catalogué à travers Kalash5 Son ancien groupe, avec le DJ Jack Mes., même si Jean-Pierre aussi est l'image de l'artiste engagé. Mais c'est vrai de 99 en gros à 2008, 2009, j'étais membre d'un groupe de rap français engagé, certes moins médiatisé que d'autres mais on a toujours répondu présent pour les combats politiques. On a fait énormément de concerts de soutien pour tout un tas de causes ; je suis parti en Palestine, j'ai joué pour les prisonniers, en prison, j'ai fait plein de trucs… Au bout d'un moment, il y a eu peut-être un épuisement dans le combat. J'ai fait un constat un peu amer sur l'image autour de ça, et ça a commencé à vraiment me fatiguer, tous ces gens que je voyais qui tournaient autour… J'avais l'impression que tout ce truc de l'artiste engagé devenait un argument de vente. J'ai eu beaucoup de mal quand j'ai senti que pour mon entourage et les groupes alentour, tout ça était du bluff, juste une image comme une autre. En même temps, je me remettais en question, je me questionnais sur ce qu'était justement l'engagement artistique : est-ce que c'était dénoncer clairement dans les paroles ou aller à fond dans sa propre poésie et, dans sa vie, être engagé par divers moyens, sans en parler dans ses chansons ?

 

 

Il y a une phrase, mode Bukowski, que j'aime bien : « Ceux qui sont connus et qui vont se montrer dans la rue à dire des paroles engagées, ce sont des branquignols. » Pour moi, du moment où tu commences à appuyer ta renommée sur ça, il y a un paradoxe. Pourtant j'adore les belles chansons engagées, ça fait partie du patrimoine de la poésie et je ne le renie pas. Mais quand ça commence à devenir une étiquette, ça me tape un peu sur le système et j'ai eu besoin de m'en détacher dans mon écriture, pour aller vers quelque chose de plus sensoriel, on va dire. Lorsqu'ils écoutent mes chansons, j'aimerais que les gens aient envie de se révolter, qu'ils aient envie de crier. D'ailleurs j'utilise pas mal l'image du cri6 Notamment sur son nouveau visuel : http://www.viktorcoupk.com et je crie souvent dans mes chansons, sans dire forcément des messages clairs. Que ce soit une poésie, des coups de gueule, un argot, pour moi, tout ça alimente la révolte, sans pour autant l'expliciter par des messages politiques comme je pouvais faire avant. Parce que j'avais l'impression d'en avoir vraiment fait le tour et que ça ne me parlait plus en terme d'écriture. Je pensais en plus que ce n'était pas le meilleur moyen de lutter.

 

 

JPT
Je suis totalement d'accord. Je trouve que l'art doit aller au-delà du message. On n'est pas qu'un vecteur, ce serait trop facile et se donner bonne conscience. J'ai bien connu le cinéma militant dans les années qui ont suivi 68 et on disait : « Cinéma-militant cinéma-chiant ». Il y a là une part de vrai parce que je n'ai aucunement envie de faire marcher les gens au pas ! Faire de la politique et essayer d'interroger le monde, c'est pour danser, pour créer de la joie d'être ensemble : pas pour marcher au pas !

 

VCK
Il y a le problème particulier du concert : quand tu es sur scène, tu fais justement marcher les gens au pas et en plus tu sens que tu prends une position par rapport aux gens, surtout quand tu es en révolte contre une certaine démagogie politique. Si pour toi ça commence à être ça et que tu sais que si (comme ça m'est arrivé dans plein de concerts), dès que tu dis : « Nique Sarkozy », 500 personnes vont crier avec toi, tu rentres toi-même dans ce que tu es en train de critiquer. On dit souvent, et d'ailleurs ça vient de mai 68 : « La première révolution, elle est sur l'individu. » Donc, si tu ne commences pas à remettre en cause ta cohérence… Je sais que j'ai des incohérences politiques et j'en ai encore une, majeure : je soutiens le PSG ! J'essaie de travailler sur mes incohérences plutôt que de dire : « Faites ci, faites ça, etc. » Je l'ai fait et j'ai soutenu en même temps. La cause palestinienne me touchait depuis très longtemps et j'avais envie de m'exprimer là-dessus. J'ai écrit un texte mais je n'en n'aurais pas écrit mille. Ce texte m'a fermé plein de portes mais c'était ma position sur cette histoire-là. Mais je ne vais pas faire trois albums sur ça.

 

LAM
Pendant la rencontre, tu parlais d'un concert de NTM où tu étais, au Bataclan…

 

SG
On était au même concert…

 

VCK
Tu étais à ce Bataclan ? Je ne sais pas si tu as ressenti la même chose que moi : ça se voit sur la vidéo, je suis archi cramé, au premier rang, je suis comme un dingue, je suis comme un dingue ! J'étais un sur-fan. Dès que je sortais de ces concerts-là, ou de ceux de Ministère Amer, d'Assassin, des groupes hardcore de l'époque, j'étais persuadé qu'on allait faire la révolution derrière – vraiment persuadé, parce que j'étais jeune aussi.

 

visuel de Helios Figuerola GarciaVisuel de Helios Figuerola Garcia alias *H

 

TRANSMISSIONS

 

VCK
C'est pourquoi, quand je fais des ateliers maintenant, je comprends bien les mécanismes des jeunes. Tout à l'heure tu disais, Jean-Pierre, que les lycéens ont accroché à partir de NTM. Je les comprends parce que j'ai été cet intégriste-là à cette époque ; je n'écoutais que du rap, je ne voyais rien d'autre. J'étais fermé sur plein de choses et c'est le hip hop qui m'a petit à petit ouvert.

 

Je pense que ça a participé à ma réflexion un peu plus tard. À ce moment-là, je n'en savais rien, mais j'étais déjà dans ce leurre sur l'engagement et la révolution ; je l'adorais mais j'étais dans un leurre. Surtout quand tu vois la suite derrière. Je ne suis pas aussi vindicatif comme peut l'être mon ami Madj, qui était le fondateur d'Assassin production. Quand il parle de la dérive actuelle du rap, il a un côté encore plus dur que moi. Je parlais aux jeunes de l'échec de transmission7 Pendant la rencontre, Viktor Coup?K a expliqué que, contrairement à leurs homologues américains, les principaux groupes de rap français se sont peu soucié de transmission, que ce soit de leurs façons de faire ou des sources qui les ont inspiré. et ce jeu sur l'engagement et la révolution, ça m'a marqué. J'essaie de ne pas reproduire ça et préfère mettre mon engagement, franchement, auprès des jeunes. Toutes les semaines, je vois des jeunes et j'échange sur la culture dans mon asso et j'ai pas besoin d'en parler dans chaque chanson. Je me dis que je suis avec eux, que je tchatte tous les jours sur Facebook, on échange. C'est ma façon de participer, comme je peux. Je pense que ça vaut plus qu'un texte purement militant.

 

J'ai eu plusieurs formes d'engagement dans ma vie mais à l'heure actuelle, celui qui retient le plus mon attention, dans lequel je suis, c'est quand tu ouvres la porte des cultures, de la culture, de la contre-culture à quelqu'un de 14, 15, 16 ans, tu ouvres un truc incroyable qui, personnellement m'a éclairé la vie, si ce n'est sauvé la vie… Et si j'arrive à débloquer un, deux, trois quatre mecs… Quand tu as croisé quelqu'un quatre ans avant et que, quand tu le revois, ce dont il te parle, ses lectures, ce qu'il écoute et tout, tu vois l'évolution ; tu n'y arrives pas à chaque fois, mais quand tu y arrives, c'est gratifiant. Tu te dis : « C'est bon, j'ai pas fait ça pour rien, et j'ai pas fait ça que pour faire un atelier comme ça. »

 

JPT
Pour moi, ce qui est extrêmement important, c'est pas le message qu'on communique, c'est le fait de brasser le public, qu'il sente que ce soit lui qui trouve le message. Je veux dire que c'est pas à nous d'apporter la bonne parole, en tout cas je n'en n'ai nulle envie, mais de créer des formes où, entre les images et le son, je crée des ruptures. Je compare ça souvent à un kaléidoscope, j'amène les gens à s'interroger. Souvent, dans 93, la belle rebelle, quand je fais des raccords entre la petite gamine qui fume dans le terrain vague et le plan derrière où je vois Loran sur son quai de gare où tout est bétonné et où les terrains de jeux ont disparu, alors qu'avant on voit l'importance de ces terrains de jeux par rapport à tout ce que des gamins ont inventé, je dis quelque chose, je n'ai pas besoin de le surligner, de mettre un commentaire. Depuis que je fais du cinéma, depuis 68, d'un film à l'autre, je cherche une forme qui épouse le mouvement de la révolution. Je m'entends qui brasse le public de telle sorte que ça le secoue et que lui-même trouve le chemin du sens, pour ne surtout pas imposer mon propre sens. Pour moi, c'est fondamental. Je n'ai rien inventé, je tire ça de choses que…

 

VCK
Sûrement de ce que tu as aimé.

 

JPT
Quand j'ai découvert Eisenstein, Octobre, dans la scène du pont qui s'ouvre, il y a une poésie incroyable où ce sont les cheveux d'une femme qui a été abattue qui retiennent le pont qui s'ouvre, il y a là une espèce de construction de l'émotion. Après, c'est au public de terminer le film, de mettre le son et tout ça. J'ai toujours été assez attentif à ça. En tant qu'artistes, quelle que soit notre discipline, il faut trouver la forme qui finalement rende compte de ce choc du monde et qui donne envie. C'est pour ça que je suis un fan absolu de Glauber Rocha aussi. Un de mes films mythiques, c'est Le Dieu noir et le Diable blond de Glauber Rocha où justement, il dit, grosso modo, que le rôle de l'art c'est de mettre les gens en mouvement. J'ai vu trop de films, avec des sujets absolument passionnants mais où tout est dit, le spectateur est passif, le spectateur n'a pas à travailler pour lui, trouver le sens. On prêche la bonne parole et on ne change rien. C'est pour ça que j'étais, dans les années qui ont suivi 68, très très retissant par rapport à tout ce qu'on a appelé le « cinéma militant » où, les trois quart du temps, je me faisais vraiment chier ! Même si il y avaient de très belles choses de dites.

 

VCK
Parce que tu as un rapport à l'émotion dans tes films. J'étais jeune mais je me souviens de la fin de Faire kiffer les anges. Il y a vraiment cette émotion très forte et ce mouvement hip hop, comme je le vivais à cette époque-là, qui rentre en toi à la fin du film. Je partage ça avec toi : je n'ai pas peur du tout de ce rapport à l'émotion. Parmi ces artistes engagés dont tu parles, qui ont l'étiquette d'artistes engagés, tu trouves souvent un refus de l'émotion, parce que ça touche à l'intime je pense, et ça fait peur ; il faut rester dans des slogans. J'adore le travail sur l'émotion que peuvent procurer des mots comme peut procurer un climat, ce que ça fait sur les gens. Là, je rejoins vraiment Jean-Pierre. Effectivement, j'ai envie que les gens crient quand ils sortent d'un concert, qu'ils aient envie de crier, mais qu'ils crient comme ils veulent, je ne vais pas leur dire quoi crier. Après, c'est leur révolte. Dans mon dernier LP, j'ai pas mal écrit sur la folie urbaine parce que ce que je vois dans les villes dans lesquelles on est me rend fou déjà moi-même, alors je voulais écrire là-dessus. Mais ce ne sont pas des slogans, ce sont des ressentis sur des gens, dans la rue, des situations que tu vois, comment beaucoup perdent la boule par rapport à ça. Je trouvais qu'il n'y avait pas besoin de l'expliciter. J'en ai fait de la poésie et puis c'est aux gens d'en déduire ce qu'ils veulent en déduire.

 

Serge Teyssot-GaySerge Teyssot-Gay (image sissue de 93, la belle rebelle)

 

ÊTRE LIBRE ?

 

SG
Je retrouve ça dans l'idée d'engagement. C'est finalement d'être libre, de faire ce qu'on veut en dehors des circuits commerciaux.

 

JPT
C'est très important parce que c'est une question clé dans le hip hop. L'ancienne génération qui a fait connaître le hip hop en vit un peu, c'est son périmètre. Elle gagnait sa croute avec ça et elle a vachement peur de le transmettre. C'est la même chose dans la danse et tout. Mon film, Faire kiffer les anges, a joué un grand rôle, parce que les mecs usaient la bande à force de la passer pour apprendre les pas. C'est terrible. En fait, pour moi, il n'y a de l'art que lorsqu'il y a de la transgression, quand on franchit des frontières. Hier, je suis allé voir un spectacle d'une nana que je trouve géniale, Anne Nguyen, une chorégraphe, qui a monté bal.exe. Avec sa compagnie, la « Compagnie par Terre », on dirait des jouets mécaniques, presque qui se remontent à la clé, ils ne bougent qu'en « pop'in » et « robotique8 2 formes de danse hip hop. » : un travail archi difficile. Et elle les chorégraphie sur de la musique classique (Ravel). Je sais que certains anciens du hip hop vont dire qu'elle n'est plus hip hop. Il y a une espèce d'intégrisme, alors que, pour moi, toute culture vivante doit franchir des frontières.

 

J'ai adoré collaborer, par exemple, avec D' de Kabal parce qu'il va travailler avec Franco Mannara qui vient de la culture punk, avec Franck Vaillant qui vient du Jazz, et il met un danseur hip hop presque féminin dans sa gestuelle. Il casse complètement l'image codifiée qu'on a sur le hip hop sur le final de 93, la belle rebelle, je trouve ça magnifique. C'est pareil pour Casey, quand elle va chercher Serge Teyssot-Gay9 Auparavant guitariste du groupe Noir Désir., le mec qui est le plus à l'opposé, on croirait du hip hop, mais lui sent que le rock est en train de perdre son âme, de se formater, de se commercialiser. Alors il vient vers elle et il y a un choc, quelque chose d'unique. Quand j'ai entendu la première fois le concert où tu étais venue, Stéphanie, j'étais sur le cul : la force que ça dégage sur scène, un mélange qui surprend tout le monde.

 

C'est pareil, quand j'ai vu D' de Kabal la première fois me le faire avec ce danseur : « Nous sommes en guerre, on lâche pas l'affaire », j'ai tout de suite pensé au Jazz et lui ai demandé s'il connaissait ce disque formidable avec Max Roach et Abbey Lincoln, We insist ! Freedom now. C'étaient des chants qui accompagnaient les combats des Afro-américains pour les droits civiques aux USA. Abbey Lincoln hurle pour le peuple noir, contre l'éradication de la culture afro-américaine par la culture de masse, avec une batterie derrière, qui fait « ra, ra .. ! » : juste cette voix sensuelle et la batterie. J'ai demandé à D' s'il avait conscience qu'il s'inscrivait dans la poursuite de cette histoire. Il m'a dit : « Non, passe-moi le disque, je ne connais pas. » Je trouve extraordinaire que des artistes d'aujourd'hui, sans le savoir, par leur pratique, arrivent à se mettre dans les pas de ceux qui ont été des précurseurs ; qu'aujourd'hui des artistes, en France, 40 ans après, retrouvent la même structure musicale, en voyant ça, j'étais emballé. J'ai pensé qu'il y avait un vrai mouvement artistique, que les artistes n'ont pas peur de franchir des frontières, qu'ils s'autorisent tout. Quand tu arrives là, c'est gagné, ça veut dire que ça va produire des choses uniques, et ça j'aime. Parce que, à côté de ça, il y a aussi tout le rap complètement formaté…

 

VCK
Comme la découverte de Stéphanie, Kaaris, ça l'a…

 

LAM
Comment comprenez-vous les réactions des lycéens sur cette distinction entre artistes plus estampillés hip hop et le côté rap FM ?

 

VCK
Leurs réactions, ou leur non-réaction, j'en ai l'habitude car, effectivement, la majorité est dans le rap FM et c'est normal puisque c'est le libéralisme qui a gagné la partie, et qui la gagne tous les jours. Il faut avouer qu'on est quand même très minoritaires dans ce qu'on défend. Ça me touche pas plus que ça, je me dis juste qu'il faut les convaincre de découvrir l'autre voie. J'en reviens une fois de plus à la passion. Ces jeunes-là qui en sont au stade du rap FM, dès qu'ils tombent dans la passion, au bout d'un moment, forcément ils ont envie d'aller plus loin et là ils découvrent d'autres mondes. C'est tout l'intérêt de se passionner pour une forme artistique, parce que tu vas plus loin. Si on appréhende le rap en surface, comme ça, on ne verra pas forcément ce qu'il y a de plus intéressant. Je parle du rap mais je pense que c'est valable pour la littérature, pour toutes les formes artistiques.

 

SG
L'idée de s'autoriser à faire des choses…

 

VCK
S'autoriser à aller plus loin, ça veut dire que tu as des connaissances, que tu baignes de plus en plus dedans.

 

SG
Dans le cadre du festival, on a reçu François Beaune, on a fait un atelier modération, avec les jeunes et une journaliste du Monde des Livres. Il est venu accompagné d'un guitariste pour faire une performance où il lisait des textes. Son livre, c'est une collecte d'histoires vraies. Il a été dans onze pays autour de la Méditerranée pour voir les gens et leur demander s'ils avaient une histoire à lui raconter, une histoire vraie qu'ils avaient envie de faire partager au reste du monde. La rencontre s'est vraiment bien passée et il a dit, à un moment donné, qu'il fallait s'autoriser car on a tous des choses intéressantes à raconter. Tout un chacun est digne d'intérêt. Il disait ça à des gamins de troisième, ça rejoint un peu ce que tu disais.

 

VCK
C'est ce que je recherche à chaque atelier. Mais leur non-réaction à nos idées c'est normal, je trouve. Je crois même que, si on se replace en arrière, à notre époque, ça aurait été la même chose, quoique d'une autre façon. Ça n'a pas tant évolué de ce point de vue-là. La surface et l'underground, ça reste toujours… C'est passionnant aussi. C'est ça qui m'attire dans la marge, dans tous les courants un peu marginaux, que ce soit dans le punk ou ailleurs. Il faut effectivement creuser et ça demande une certaine…

 

SG
Je ne sais pas. C'est peut-être parce que je me sens éloignée de cette génération-là, mais j'ai l'impression que c'est plus difficile d'avoir accès à… À mon époque, j'écoutais du punk, j'ai grandi avec ça.

 

JPT
Mais tu avais des labels indépendants, et c'est ça aussi le problème de fond, c'est le même qu'on a dans le cinéma.

 

VCK
On a l'impression que c'est plus difficile maintenant…

 

SG
On est quand même très formatés et aujourd'hui, c'est plus difficile de sortir de ça, c'est d'ailleurs un peu ce qui se passe sur Skyrock.

 

VCK
C'est vrai qu'il y a une évolution de société, tu as raison. Quand je repense à l'échange de cassettes qu'on pouvait avoir, de par la nature de la technologie, comment on écoutait la musique impliquait une démarche, pour commencer, de fouineur. Moi qui collectionne les vinyles, j'aime bien diger, chercher des disques et fouiner, je trouve que c'est intéressant. Maintenant, comme la consommation de la musique est différente, le changement de la société a encore accentué ça. Mais quand je vois les mecs qui commencent à être passionnés, dès qu'ils sont accrochés, ils suivent le même trajet que toi avec le punk, ils vont chercher les labels indé, et ça, ça ne disparaîtra jamais. Une fois que tu es dedans, tu as envie de tout connaître, tu as forcément envie de découvrir ce que les autres ne connaissent pas encore, de faire découvrir à tes potes.

 

LAM
Et éventuellement d'aller piocher des morceaux sur Internet.

 

VCK
Bien sûr ! Pour ça, Internet c'est juste incroyable. Moi qui fais des DJ sets et qui, pourtant, collectionne des disques, je tape un truc sur YouTube et 10 propositions apparaissent. Si t'es un peu malin dans tes recherches, c'est une discothèque géante, aussi. J'ai découvert des tas de trucs par des geeks qui mettaient toute leur discographie dans leur YouTube. On en revient toujours à l'outil et à l'utilisation que tu en fais.

 

Casey et B. jamesCasey et B. James (image sissue de 93, la belle rebelle)

 

L'ARTISTE AVEC UN GRAND « A »

 

LAM
Je repense à quelque chose que tu as dit, Viktor, lors de la rencontre, pour répondre à la question du prof par rapport à Internet : « Est-ce que ça ne serait pas la fin de l'artiste avec un grand “A” », à quoi tu as répondu, je te cite : « Je ne sais pas si l'Artiste avec un grand “A” a déjà existé. »

 

VCK
On revient là à ce qu'on a dit tout à l'heure sur l'engagement. Quand le prof a soulevé ça, pour moi, il était sur une notion de piédestal, l'artiste en dehors du monde, ce qui m'a toujours énervé. Pour moi, la fibre artistique, ce n'est pas ça. Tu es dans le monde. C'est vrai, il y a des gens que je rencontre, que je considère comme des poètes, et d'autres qui ne le sont pas, mais pas parce qu'ils seraient dans tel ou tel courant artistique. Il y a des gens que je connais et que j'adore, qui n'ont encore rien fait d'artistique de connu, mais je sais que ce sont des poètes. Et d'autres artistes que je connais, qui sont très connus, mais qui, pour moi, n'ont pas la fibre artistique. Et pourtant, ils sont classés Artistes avec un grand « A ». Ce statut ne correspond à rien ! Qu'est-ce que tu en fais, qui fait cette règle ? D'accord, il y a cette notion de trace. Moi, par exemple, j'aimerais bien laisser quelques disques, pas trop mauvais, à faire écouter. Mais il y en a qui s'en branlent complètement et qui ne laissent aucune trace. Ça dépend de comment tu abordes ça… Je ne sais pas, qu'est-ce que tu en penses, Jean-Pierre ?

 

JPT
J'essaie de réfléchir à la question telle que le prof l'avait posée. Un des problèmes-clé est de garder des lieux, des espaces où on permet au public d'inter-réagir par rapport à une œuvre, quelle quelle soit, musique, film, etc. Internet nous individualise tellement que ça émiette complètement le peuple. Je ne sais pas comment dire. Pour moi, c'est vital qu'il existe encore des salles indépendantes en France qui permettent (même pour nous) de sortir de nos tours d'ivoire. Pour qu'en tant que créateur, on soit confronté aux gens auxquels on s'adresse, même s'ils te foutent de grands coups de pied dans le cul ou des baffes. Tu t'aperçois qu'il y a des choses qui ne passent pas dans ce que t'as fait, ça t'aide à prévoir le film suivant, à parler différemment. Or il se trouve que, de plus en plus, on ne nous renvoie qu'à Internet où on est chacun individualisé. Comme dans les grands ensembles d'habitations, on ne se connaît plus les uns les autres. Créer des espaces est un vrai enjeu dans cette société qui nous isole les uns des autres. C'est pour ça que j'aime beaucoup le boulot que vous faites dans les médiathèques, je trouve ça hyper important. Comme les salles d'Art et Essai, les salles de recherches, disons plutôt, qui arrivent à passer des films. Mais ça devient de plus en plus difficile parce que elles-mêmes ont des problèmes de rentabilité, il faut qu'elles aient le dernier Woody Allen, le dernier film dont on parle. Quand MK2 sort le dernier Tarantino sur quatre écrans dans le même complexe, à côté, il n'y a plus de place pour les autres. Il y a un problème dans cette société où tout ce qui régule, c'est le poids que tu as dans le marché, le nombre d'entrées. Ça ne crée pas assez d'espace de liberté, de contestation possible, d'échanges…

 

VCK
De confrontation aussi, parfois…

 

JPT
Dans ce sens-là, l'art est hyper important pour la démocratie. Il faut qu'il y ait des espaces où les gens puissent s'engueuler, voire constater qu'ils ont vu le même film avec des points de vue différents ; des lieux de concerts physiques, vivants, et pas seulement Internet, qui ne remplacera jamais la nécessité qu'il y ait cette relation directe entre l'oeuvre et le public.

 

VCK
D'ailleurs, ça ne la remplace pas. Malgré le poids qu'a pris Internet, c'est avéré que les salles de concert continuent à se remplir encore plus et l'un n'a pas cassé l'autre. Par contre, je suis d'accord avec toi sur l'isolement que ça peut créer et sur ce truc très bizarre, cette relation au nombre découlant du libéralisme, comme quoi le nombre a toujours raison. Sur Internet, tu n'as plus de débats, plus de contradictions, tu n'as plus que des vues. Chaque fois que j'arrive dans un atelier, la première question que posent les jeunes c'est « Combien t'as fait de vues ? » À l'époque c'était « Combien t'as fait de ventes ? », maintenant c'est « Combien t'as fait de vues ? » Quelqu'un commence à avoir raison et il faut l'écouter parce qu'il a atteint un certain nombre de « vues » sur Internet, donc il n'y a plus la place pour cette découverte dont on parlait tout à l'heure. Ni pour la contradiction sur scène, les émotions. Ça devient sclérosant Mais, en même temps, je pense que les gens sont loin d'être cons et donc certains vont dans des salles de concerts parce qu'ils ressentent ce manque-là. C'est bien beau d'être derrière son écran mais au bout d'un moment, tu as envie de voir quelque chose en live, de t'y confronter aussi, de dire ce que tu en penses, de discuter avec tes copains sans être caché derrière un avatar.

 

SG
J'ai l'impression que le prof parlait du statut, du fait qu'avec Internet, tout un chacun peut déposer une chanson sur YouTube et se dire ensuite artiste. Je me souviens que vous aviez apporté une réponse en terme d'engagement, pour dire que faire de la musique, faire des films, ça ne se fait pas tout seul ; c'est un travail.

 

VCK
Ça c'est clair ! Mais la grande époque dont le prof parlait, celle où on mettait l'Artiste avec un grand « A », je parle de la musique, c'était celle où les gens envoyaient des démos qui allaient dans les corbeilles des grandes maisons de disques, et que personne n'écoutait jamais. Celui qu'on écoutait, c'est celui qui était pistonné. Ensuite il y a eu plein de démos toutes pourries qui sont passées sur le Net, qu'on écoute ou pas, puis certains mecs qui ont réussi à se faire connaître parce que c'était pas mal…

 

SG
… Sans passer par les circuits.

 

visuel de Helios Figuerola GarciaVisuel de Helios Figuerola Garcia alias *H

 

PRENDRE LE TEMPS

 

VCK
Sur ce statut de l'artiste, je ne sais pas trop ce que ça implique, mais je défends beaucoup le temps de création, parce qu'il y a dans le rap un mécanisme de profusion qui valorise la quantité à la place de la qualité, comme ce truc de faire trois mix tapes de 25 morceaux avant de sortir un album. Je n'ai jamais été là-dedans, j'ai mis deux ans à faire sept chansons. Je les ai triturées dans tous les sens, je les ai arrangées douze fois. Je me suis peut-être un peu trop branlé aussi mais je trouve que le temps de création est important. Une fois que tu as fait écouter tes morceaux, c'est toute une vie, voire plus si ça reste. C'est donc important d'y mettre le temps. Si tu n'es pas content de ta chanson, il faut retourner en studio, il faut continuer. Et ce rapport-là n'est pas forcément valorisé par les post YouTube.

 

JPT
Je comprends mieux et c'est vrai que c'est une question importante. Chacun de nous a une part artiste et a des choses à dire, et je suis pour le soutenir. C'est génial que ces mômes, l'autre fois, aient pris des textes. Mais si après, ils veulent continuer, il faut du temps. Un artiste, c'est du travail avant tout. Dans le cinéma c'est un peu pareil. On a un système qui privilégie les premiers films. Ensuite, je peux te dire, les seuls qui peuvent faire le deuxième puis le troisième, ce sont ceux qui se sont fait leurs 300 000 ou leur million d'entrées au box office. Je trouve ça totalement aberrant parce que tu apprends, tu te cherches, il faut du temps, pour tester, être confronté. Il faut sortir de sa tour d'ivoire, rencontrer les gens, voir l'impact de ce que tu fais et, petit à petit, tu saisis cette petite chose, parce que tu ne sais pas, ça ne tombe pas du ciel, ce n'est pas spontané. De ce point de vue-là, tout ce mythe comme quoi grâce à Internet on va te découvrir ; ce n'est que de la poudre aux yeux, parce que c'est pas vrai.

 

VCK
Depuis qu'il y a Internet, on peut écouter plus de choses mais il n'y a pas plus de bons artistes, c'est sûr. J'écoute dix milliards de trucs, tout le temps, des années 50 aux années 2010, je peux t'assurer qu'il n'y a en pas plus. Il y a des trucs supers, que j'adore, mais Internet n'en est pas spécialement responsable.

 

C'est vraiment important ce que tu dis sur le retour, Jean-Pierre. Je pense que tu te reconnais entre musiciens, et aussi entre cinéastes, quand tu as accepté de te prendre dans la gueule ce retour. Personnellement, j'ai évolué, dans ce que j'ai fait, une fois qu'un disque était sorti et que je m'en étais mangé le retour sur scène . Ça a nourri mon inconscient et ça m'a construit. Il y a eu des fois des certitudes qui se sont affirmées, d'autres qui ont explosé. Les deux notions que tu as soulevées sont fondamentales pour moi ; c'est-à-dire le travail, quand on parle d'Artistes avec un grand « A », et les discussions autour du génie.

 

Qu'est-ce que le génie ? C'est quelqu'un qui travaille tout le temps sans s'en rendre compte. Les grands génies, c'étaient des mecs qui ne s'arrêtaient jamais de travailler, quitte à ce que ce soit à leur détriment, comme je dis dans un de mes textes : « Tu n'auras jamais l'frisson qu'à l'orée du sacrifice / Aucun ambitieux ne touche le ciel sans cicatrices. » C'est-à-dire que les génies sont des gens qui, quitte à tout flinguer autour de leur vie, sont constamment dans le travail de leur passion artistique. C'est peut-être pour ça qu'ils deviennent les plus intéressants. L'artiste pour moi, ce sont ces deux notions : le travail et la confrontation. Il n'y a pas de grand « A », il faut juste accepter ce binôme. S'ils ne veulent jamais entrer en confrontation, les prétendus grands artistes ne le sont pas.

 

JPT
Je ne sais plus de qui est cette formule : « Une œuvre, quelle qu'elle soit, c'est toujours 5% d'inspiration et 95% de transpiration. » Je le pense vraiment.

 

VCK
C'est vraiment ça.

 

JPT
Dans cet échange qu'il y a eu avec ces élèves, c'était très important de dire que c'est du travail. Pour moi, un film, c'est trois ans de ma vie, c'est impossible autrement. Il y a peut-être des gens qui les font en trois mois, tant mieux pour eux, mais moi, je ne sais pas faire !

 

VCK
Il y a différentes formes d'artiste, certains plus rapides que d'autres, chacun a son temps de création. Je vois des gens qui me bluffent effectivement. Hélios10 Hélios Figuerola Garcia aka *hrzn ou *H., par exemple, c'est un artiste qui arrive à faire plusieurs choses en même temps. Il fait partie de l'école des autodidactes du hip hop, il réalise des clips, il fait du graphisme, il prend des photos, ça me rend fou ! Il est en train de dessiner un truc, il co-écrit des titres pour mes chansons, il me donne des idées. Chaque artiste est différent. Tu as les profils aussi, à chacun son fonctionnement ; moi je suis monomaniaque, il faut que je passe un an enfermé dans une caverne…

 

JPT
Bienvenu au club !

 

SG
Je pense que c'est important de montrer que c'est du travail, de la persévérance.

 

VCK
L'enregistrement, ça participe à ça. C'est pourquoi, à chaque fois qu'on fait les projets d'atelier, je tiens à ce qu'ils repartent avec un CD, ou maintenant des mp3. Et ils vont toujours sur scène, quand c'est possible. Donc on arrive à ce double truc, la confrontation avec le public et l'enregistrement de leur travail. Si tu en reparles avec eux un an après, c'est plus la même chansonnette que quand ils l'ont faite. Ils ont pris du temps pour écouter et se disent : « Ah ! Putain, ça c'est tout pourri ! J'ai pas assez bossé mon couplet ! » Alors qu'au moment où il l'enregistrait, le mec c'était Jésus11 Prononcez le mot à l'américaine., c'était le meilleur de la Terre, il avait fait le couplet le plus incroyable. Tu laisses du temps, il réécoute, et là, il sait qu'il va falloir encore travailler… Moi, je suis pareil ! Quand je réécoute mon premier album, il y a des choses que je renie aussi !! Tu te dis alors : « Bon, ben il faut y retourner ! »

 

SG
On ne se rend jamais bien compte du travail que c'est.

 

VCK
Même entre disciplines artistiques différentes, on ne se rend pas compte. J'ai vu ça parce que, pour mon dernier disque, j'ai beaucoup travaillé avec Hélios qui lui est sur l'image, et quand il me voyait triturer mes morceaux dans tous les sens, il se disait que j'allais y passer tout mon temps. Il ne mesurait pas ce que c'était pour moi de faire une chanson. Et moi pareil, quand je le vois travailler sur ses images, sur son montage, refaire et refaire… C'est vrai qu'entre artistes de différentes pratiques on ne se rend pas compte. Par exemple un danseur, je ne savais pas que c'était autant d'heures d'entraînement quotidien, même si je m'en doutais.

 

JPT
Un danseur, c'est au minimum six heures par jour d'entraînement. Par exemple, le spectacle que j'ai vu hier, ça fait un an qu'ils le jouent et avant, il y a bien entre six et neuf mois de recherches, de répétitions. Les interprètes m'ont dit que c'est seulement maintenant qu'ils arrivent à se libérer un peu, pour interpréter leur personnage. Et ça, c'est typique.

 

VCK
C'est le truc le plus long. Sur scène, c'est exactement pareil, pour le nombre de répétitions ! Là encore, on est tous différents ; moi, j'ai besoin de répéter beaucoup pour me laisser passer.

 

JPT
Après, tu as des automatismes pour être plus que dans l'interprétation.

 

VCK
Pour se libérer complètement de la technique, et faire sortir les personnages de tes chansons. Ça prend du temps avant de placer tes flows sans jamais penser, à ta voix, à rien du tout, mais seulement au personnage que tu es en train d'interpréter.

 

JPT
N'importe quelle chorégraphie de On n'est pas des marques de vélo, c'est trois semaines de boulot, et encore, Farid allait vite.

 

visuel de Helios Figuerola GarciaVisuel de Helios Figuerola Garcia alias *H

 

S'EN SORTIR AVEC L'ART

 

JPT
Dans On est pas des marques de vélo et dans 93, la belle rebelle, il y a de plus cette idée qu'on s'en sort aussi avec l'art.

 

JPT
Je crois que c'est pour ça qu'on aime le hip hop. C'est le cas pour tout une série de mecs, comme Farid, dont le destin social était d'être nettoyant industriel. Son père était un prolo qui travaillait à l'usine, dans les filatures de textiles à Roubaix, il ne savait vraiment pas quoi faire de sa vie… Pourquoi la danse ? Il a été sur l'émission de Sydney12 H.I.P. H.O.P. Sur TF1, en 1984. et j'ai retrouvé des images où on le voit à 17 ans… C'était pas la coiffure d'aujourd'hui ! Et ce mec est devenu un des principaux chorégraphe de France alors qu'à l'école, c'était un cancre. Dans Faire kiffer les anges, tu vois très bien Franck II Louise, qui était dans Paris City Breakers. Franck, à l'école, dit qu'il était un déchet de la société, mais pour lui, l'arrivée du hip hop, c'était « l'armure contre les balles du système ». C'est merveilleux comme formule ! Il s'est vraiment construit. Aujourd'hui, c'est devenu un musicien important du hip hop. C'est ça qui me fascine, des gens comme Gabin Nuissier (fondateur d'Aktuel Force), qui était un électricien qui s'emmerdait.

 

VCK
C'est la base, le mot d'ordre du débat, le point de départ du hip hop : transformer l'environnement négatif en quelque chose de positif. Consciemment ou inconsciemment, ça arrive dans pas mal de cas.

 

SG
Dans On n'est pas des marques de vélo, il y en a un qui dit que « Oui, on trafiquait, parce que, de toute façon, on ne pouvait pas y échapper. Mais on avait la danse. On continuaient de faire nos conneries mais on avait ça. »

 

JPT
S'ils n'avaient pas eu la danse... Tu l'as dit en introduction, Viktor, tu l'as dit toi-même pour toi : « Il n'y aurait pas eu la danse, je ne sais pas ce que je serais devenu. »

 

VCK
Et encore, moi, je suis un bourgeois. Pour plein de mecs que j'ai connus, c'était compliqué. Je ne sais pas trop ce que j'aurais fait de ma vie parce que j'étais un cancre aussi, mais ça aurait sûrement été moins compliqué que pour d'autres que j'ai croisés. Et c'est d'ailleurs ce que j'adorais dans le hip hop au début. Après, je me suis un peu écarté du côté B. Boy, mais ce que j'adorais dans cette philosophie, c'était de réussir à transformer une situation catastrophique socialement, dans un entourage avec tout un merdier, et en faire un truc magique. C'est génial.

 

SG
Keny Arkena parle de ça dans ses morceaux. Elle raconte un peu sa vie, son parcours, comment elle s'en sort, grâce à ça.

 

VCK
Je crois que beaucoup de gens du hip hop ont eu cette impression, et même au-delà du hip hop.

 

JPT
Je pense que le hip hop a pris une telle place parce que les classes populaires ne sont plus représentées par les formations politiques. La parole politique de gauche s'est tellement dévaluée, et le hip hop est né en même temps que Mitterrand était au pouvoir. On voit aujourd'hui la faillite totale, la coupure, la faille énorme qu'il y a avec l'élite qui s'est coupée du peuple. Le hip hop, c'est une façon de dire : « J'existe. » Comme nos mots sont récupérés par le système, les seuls espaces où tu arrives à dire ton identité de classe, c'est l'art. Ça m'a toujours frappé, dans le hip hop tu ne peux pas tricher : tu viens d'une certaine classe sociale. Je n'essaie pas de m'habiller hip hop, je viens du rock, je ne suis pas né dans les banlieues, je ne vais pas raconter, je ne vais pas faire semblant… En même temps, il y a beaucoup de danseurs contemporains qui font semblant d'être hip hop. Ils dansent mais tu vois tout de suite le gars qui triche. Le corps ne triche pas. Et ça a permis d'affirmer une force qui vient de loin ; une force qui vient aussi de tous ces mélanges, avec les cultures qui viennent d'Afrique, comme le dit Fred Bendongué, c'est la culture des esclaves. C'est la culture des Marrons qui fuyaient dans la forêt afin de créer des sociétés utopiques pour sortir de l'esclavage. Derrière le hip hop, il y a tout ça. J'ai fait des films dans le milieu ouvrier pour forcer toute une série de militants qui ne se sont pas remis en question, qui ont encore une vieille façon de militer en faisant des manifs traîne-savates avec des slogans qui, finalement, ne dérangent plus personne ! Tout est tellement formaté.

 

Je voulais leur dire : « Attendez les gars, il y a à côté de vous des jeunes qui sont certainement autant politiques que vous et vous les avez complètement ignorés. » C'était particulièrement vrai quand j'ai fait On n'est pas des marques de vélos. Chaque fois qu'il y avait un débat, j'appelais pour qu'il y ait des copains du rap, ou des graffeurs qui soient originaires de la ville où l'on projetait le film. L'extraordinaire, c'était que tous les militants de la Ligue des Droits de l'Homme, qui avaient soixante, en tout cas cinquante balais bien sonnés, disaient : « Ah bon ? Mais finalement il y a des jeunes qui sont engagés dans notre ville ? On ne savait pas. » Les gars, il faut sortir, il faut aller les voir, partir de leurs préoccupations et pas des vôtres ! Cet arrière-plan de la culture hip hop m'intéresse.

 

Je sais que si je dis ça, Madj va me dire que non, que je rêve et je ne suis pas d'accord avec lui. Bien sûr, ce n'est pas aussi politique qu'on le voudrait, mais en même temps, je n'arrête pas d'être invité dans des lieux pour passer mes films et je suis chaque fois surpris. Il y a quinze jours, je suis allé à Saint-Brieuc invité par les mecs qui ont monté le festival Zéro à la Tolérance Zéro. À l'époque de Sarkozy, ils ont démarré avec Faire kiffer les anges. Ils continuent et ont invité une compagnie de danseurs canadiens, tous des mecs, la compagnie « Cie ill Abilities », tu connais ? Ils sont handicapés grave et super danseurs : ils vont dans des foyers d'handicapés, dans des foyers de vieux… Ils font un boulot incroyable sur Saint-Brieuc. C'est une façon de dire : « On n'est pas les peaux rouges des banlieues qui vous font peur, on est des jeunes Français, de ce pays, et on a envie de faire bouger les choses. Notre histoire, elle est ça... » C'est formidable ! À Grenoble, il y a toute une bande avec des graffeurs qui vont dans des terrains vagues. Chaque fois qu'on m'invite dans des trucs comme ça, je kiffe. Il y a de grands originaux qui ont la rage, ils n'ont pas une thune et ils tirent des fils électriques, c'est bordélique, mais peu importe ! Ils montent des trucs

 

VCK
Dans ce sens-là, c'est une politique en soi.

 

JPT
Une forme de résistance au raz des pâquerettes, je l'accorde à Madj, mais qui existe quand même. Ce n'est pas qu'un rêve, mais il ne faut pas qu'on fantasme dessus.

 

VCK
Non, ça existe. À mon sens, beaucoup moins en tant que mouvement structuré, global, mais en tant qu'initiative. C'est un peu le même problème que dans la politique. J'ai beaucoup été dans les circuits d'extrême gauche, où il y a des collectifs qui font scission dès qu'ils sont plus de sept personnes13 Parce qu'ils n'arrivent pas à s'entendre.. Malheureusement, le hip hop a un peu suivi ce trajet. Des gens qui prennent des supers initiatives avec un sens politique, mais chacun dans son coin. Le mouvement en lui-même n'existe pas vraiment ; mais il va peut-être ré-exister. Là où je suis tout à fait d'accord avec toi, c'est sur le renouvellement permanent du hip hop. Le hip hop se renouvelle vachement et des formes étonnantes vont apparaître encore.

 

Je ne suis pas certain qu'on revienne un jour à quelque chose de commun entre toutes les disciplines, mais ce qui est sur, c'est que chacune va se renouveler au fur et à mesure.

 

visuel de Helios Figuerola GarciaVisuel de Helios Figuerola Garcia alias *H