LE RAP OU LA CONSCIENCE PARTAGÉE
commentaire

Parti des ghettos des villes des Etats-Unis, le rap s’est développé en Europe sous de multiples formes depuis le milieu des années 80. D’une musique circonscrite dans les « banlieues » des grandes villes, déconsidéré, méprisé dans et par un paysage musical installé, il a chanté la vie quotidienne, ses difficultés et le sentiment d’injustice.
Fondé principalement sur deux terrains d’enquêtes ethnologiques, Le Havre et St-Quentin-en-Yvelines, cet article témoigne de l’engagement social d’un rap revendicatif traduisant un dynamisme local très dense, structuré autour de projets, et un engagement politique depuis la critique sociale jusqu’à la contribution aux mouvements de contestation ou de résistance, que ce soit en France ou dans d’autres régions du monde.
Puisant sa force dans le sentiment de marginalisation qui l’a longtemps accompagné, il a été porté par une écriture nourrie d’expressions et de sonorités multiples.
L’auto-organisation et la création de structures a permis aux acteurs du mouvement de maîtriser la chaîne de l’expression hip-hop : création, production, diffusion. Parallèlement les hip-hopeurs forçaient les portes afin de porter leur style et leurs revendications dans les milieux de l’art.

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« La fascination pour les cultures afro-américaines d’une part, et cette tradition littéraire dans la chanson d’autre part expliquent vraisemblablement l’incroyable implantation en France du rap et du ragga, des musiques où la parole est reine. » (Blum, 2005 :10)

 

Parti des ghettos des villes nord-américaines, le rap a développé un processus de diffusion aux formes multiples depuis le milieu des années 80. D’une musique circonscrite dans les « banlieues » des grandes villes, déconsidéré, méprisé dans et par un paysage musical installé, il a chanté la vie quotidienne et ses difficultés au sein d’une communauté idéologique de pensée (Hall, 2007). S’il s’est progressivement largement imposé, les points de vue sur cette forme musicale demeurent très partagés.

 

Dans cet article, je souhaiterais aborder une dimension peu étudiée, à savoir un rap existant partout dans les régions françaises et qui offre deux caractéristiques : un engagement social se traduisant par un dynamisme local très dense structuré autour de projets (aide, soutien aux plus jeunes…) et un engagement politique depuis la critique sociale jusqu’à la contribution aux mouvements de contestation ou de résistance, que ce soit en France ou dans d’autres régions du monde.

 

Je montrerai comment, dans des lieux éloignés des scènes médiatiques, des artistes défendent un rap revendicatif proche de ses origines subversives états-uniennes et une production indépendante.

 

Je m’appuierai principalement sur deux de mes terrains d’enquêtes, l’un au Havre (2008-2009), l’autre dans la ville nouvelle de St-Quentin-en-Yvelines (2009-2010)1 Cet article s’insère dans une recherche ethnologique menée au Centre d’Ethnologie Française (supprimé en 2005) puis de l’Institut d’Ethnologie Européenne et Méditerranéenne comparative sur l’ensemble des disciplines qui définissent le mouvement hip-hop. La recherche, menée dans le cadre du Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, s’est accompagnée d’une collecte d’objets, documents et œuvres. Recherche et collecte ont donné lieu à une exposition sur le hip-hop (Hip hop, art de rue, art de scène : musée des Musiques Populaires de Montluçon, 27 octobre 2001 - 24 février 2002 ; Palais de l’Ile - Centre d’Interprétation de l'architecture et du patrimoine, Annecy, 21 juin-17 novembre 2003 ; musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille, 17 juin - 3 octobre 2005 ; musée départemental de Gap, 15 avril - 12 mai 2006 ; hôtel de ville de Carrières-sous-Poissy, 20 mai - 30 juin 2006 ; 12 novembre - 14 décembre 2008) et une autre sur le Graffiti (Faire le mur, Lieu Unique, Nantes, 8 novembre 2011-11 janvier 2012). sans me priver de faire appel à des artistes rencontrés sur d’autres terrains ou à ceux de la scène nationale.

 

Etat des lieux

 

Le mouvement hip-hop2 Le hip-hop est constitué d’un ensemble de disciplines : break-dance, graffiti, djaying et mcing ; ces deux dernières composant le rap. s’est construit au milieu des années 70 aux Etats-Unis en réaction aux luttes violentes pour la survie dans le ghetto new new-yorkais. « La culture hip-hop […] restitue la nature subversive de cette culture du son et du verbe. » (Béthune, 1999 : 33) Dans ces années-là, les Lasts Poets chantaient la cause de l’homme noir. Les rappeurs ont une dette envers eux : revendication du ghetto, poésie et militantisme, improvisation dans la rue, dénonciation des inégalités, des injustices, des conditions de vie des opprimés. « Le rap est l’expression combative et offensive des descendants de tous les exilés, des déracinés et des opprimés de “l’occident oppresseur”. Le rap est un contre-pouvoir culturel adapté à la société post-moderne. » (Boucher, 1999 : 41)

 

L’histoire musicale française est marquée par la toute puissance de la capitale. Les choix des artistes se résument à monter dans la capitale ou à rester au niveau régional en espérant qu’un tourneur parisien les remarquera (Sberna, 2001 : 24-25). Plus militant apparait alors le choix de contourner Paris pour faire de sa ville un haut lieu de son style musical. Telle fut la position des hip-hop marseillais, ou moins connu, havrais. Une autre caractéristique marque l’histoire musicale de la France : avant l’irruption du hip-hop, la scène rock, prééminente, avait réussi avec difficultés à s’imposer et à créer ses réseaux et ses lieux. L’arrivée d’un style musical, issu majoritairement des milieux socio-économiques défavorisés dans lesquels la proportion d'enfants (ou de petits-enfants) d'immigrés est importante, n’était pas la bienvenue. Dans l’ouvrage qu’il a consacré au funk et à la soul, Vincent Sermet analyse la presse musicale, en particulier « l’influent » Rock et Folk. Il notait son « rejet des musiques afro-américaines dans les années 1970 au profit de la pop et du rock blancs. » (2008 : 245) Montrant le mépris des journalistes envers ces musiques, il explique que les historiens du rock englobaient le funk, le reggae, la house, le rap dans le rock alors que les études des années 90 montraient que celles-ci étaient les musiques les plus écoutées. Ainsi leurs spécificités étaient (et sont toujours) niées en même temps que se creusent « les barrières culturelles entre les “musiques des communautés blanches” et les “musiques de communautés d’origine africaine” » (Sermet, 2008 : 410).

 

La marginalisation obligée comme une force

Le sentiment de stigmatisation a longtemps accompagné les hip-hopeurs, en raison de leurs origines socio-économiques et ethnico-culturelles. Ils se sont sentis marginalisés pour ce qu’ils étaient et aussi dans leurs désirs artistiques. Tout en soulignant la positivité puisée dans cette mise à l’écart, Shuryk’n3 Interview Marseille, 2005. Membre du groupe IAM. l’exprime ainsi : « Depuis le début on n’est pas regardés comme les autres : on s’habille mais pas comme les autres ; on peint, mais pas comme les autres ; on chante mais pas comme les autres ; on danse mais pas comme les autres. Ce regard, on y est habitués ; depuis plus de vingt ans, on est considérés à part […] Mais nous, on ne veut pas être à part. Donc le regard des autres, oui, on en tient compte. C’est lui qui a sans doute fait qu’on s’est positionnés de façon marginale. Si la musique avait été acceptée, peut-être qu’on en serait au même niveau que le rock ou la variet. Le fait que les gens nous regardent bizarrement, on est restés dans notre bizarrerie, et puis finalement avec nos armes, sans altérer la profondeur du propos, on est arrivés à faire admettre que cette musique n’est pas une mode après plus de trente ans, et il faut admettre que c’est une musique française ! C’est la musique qui utilise aujourd’hui le mieux la langue française !!! […] Le regard de mépris des autres nous a donné la rage, et la passion nous a surmotivés. »

 

Les enquêtes locales sur les pratiques musicales le confirment. « Certaines structures se sont adaptées à ces nouvelles façons de faire très urbaines. Ce ne sont pas les mêmes codes que le rock, le folk ou la chanson française. C’est le patrimoine artistique de la rue, mais au niveau institutionnel, on a encore pas mal de difficultés, notamment médiatiques. Quand on voit qu’aujourd’hui un jeune sur deux de 14 ans écoute du hip-hop et quand on voit comment c’est médiatisé, il y a un gros problème », dit un acteur havrais à propos du Havre, de Rouen, d’Evreux4 Sals’a, interview Le Havre, 2008..

 

RDA5 Interview Le Havre, 2009. Le groupe Rue de l’Avenir a choisi pour nom sa rue, située dans le quartier nord du Havre. partage ce vécu à propos de son quartier : « C’est une rue connue pour ses difficultés d’intégration ; ce qui nous semblait un comble par rapport à ce nom, dans une rue où les perspectives d’avenir sont nulles, où on a l’impression d’être à l’écart de la ville. » Ce sentiment correspond aux définitions du stigmate selon Goffmann (1977), lequel explique qu’il n'existe pas en soi, mais émerge des relations et des stéréotypes.

 

En cela, le rap est de plus en plus perçu comme un « signe social » (selon l’expression de Hennion, 1993 : 333), capable d’illustrer les malaises de certaines catégories de la population ; une conception entretenue par les artistes eux-mêmes, qui revendiquent leur appartenance à des univers sociaux marginaux (Jouvenet, 2006). Ce qui n’empêche nullement les rappeurs et les hip-hopeurs de forcer les portes, de porter leur musique, leurs styles, leurs revendications dans les milieux de l’art (Chang, 2006 : 122-3).

 

Dans son étude sur le rap palestinien, Nicolas Puig met en exergue cette dimension : « Multipliant les références au local (lieux et personnes à travers les dédicaces) à partir d’une forme musicale internationale, le rap permet ainsi une réinterprétation du localisme et, dans le contexte palestinien au Liban, rend manifeste les équilibres entre le national (la patrie perdue relocalisée notamment dans un ensemble de productions culturelles), le supra-national (le monde arabe comme unité politique) et les identités de ville, de quartier et de camp. De la sorte, le rap rend justice des spatialités, c’est-à-dire des représentations des lieux et de leurs qualités. » (2007 : 157)

 

Keny Arkana6 Artiste marseillaise, dont la famille a émigré d'Argentine., L’esquisse, Los Doce libres,2005

 

« J'lève ma rime » (extraits)

 

J’ai le syndrome de l’exclue, l’impression de pas être à ma place
Mal jugée et mal vue depuis l’époque d’aller en classe
Dégaine de délinquante et je pue la zone à 3 bornes
Impression d’être zieutée même quand y’a des
guns à bâbord
Ils nous prennent pour des primates, ça me met sur les nerfs
J’ai pas les mots, j’m’exprime et quand j’en ai plus j’m’énerve
Ouais je sais, c’est nul, ça m’a causé des torts
Mais j’ai pas la patience de ceux qui sont restés à l’école
L’impression de déranger par ma simple présence
Quand j’ suis loin du quartier et de mes gens
Je déstabilise, attise la vigilance
À faire flipper les mamies et faire stresser les vigiles
Je ressens la méfiance de l’autre comme un coup bas
J’paranoie, de sa parano et j’me sens coupable
Depuis que je suis môme, j’en ai ras le bol

 

L’écriture au service de l’engagement7 Sur la notion d’engagement, notion très floue, voir Thévenot, 2006, « Grand résumé de L’action au pluriel. Sociologies des régimes d’engagement, Paris, La Découverte », et Becker, 2006, « Sur le concept d’engagement ».

 

Le Konflit8 Interview Le Havre, 2009. insiste sur l’importance des textes qui constituent le cœur du message : « On a fait des études, on est matures, c’est le message que je fais passer : sois pas bête, travaille, développe ton style. Le Konflit, on est reconnu pour ça. Et nous, on a été influencés par cette vague de rappeurs qui étaient des plumes et nous, on a surfé dessus en développant notre style. »

 

Au cours de son interview, Shuryk’n parle de son rapport à l’école : « Le rap a réussi ce que l’école n’a pas su faire, me donner le goût de lire, de faire la démarche d’aller chercher, et c’est une boulimie de connaissances, d’écouter les infos […] Et finalement, via une musique marginale, tu entres de pleins pieds dans la vie. J’ai mûri, j’ai grandi à travers le rap, ça m’a donné le goût de plein de choses. C’est énorme. L’école ne m’avait pas donné ça. Je pense qu’il y a plein de gens qui, par le rap, sont sortis de l’attentisme ; être manager, se former en tant que collectif. »

 

Ces propos renforcent l’analyse de Christian Béthune (2001 : 39) : « Les rappeurs sont des lettrés qui investissent l’écriture en y faisant prévaloir des tournures langagières et des structures de pensée propres à l’expression verbale. Et s’ils donnent l’impression d’écrire comme on parle, c’est que, bousculant les canons de la sacro-sainte forme rédigée, ils voyagent sans complexe entre l’oral et l’écrit. Alors que, par le biais de l’école, la culture traditionnelle insiste sur la nécessaire séparation des genres, les rappeurs induisent leur mutuelle contamination. Enfants de l’école et de la rue, ils installent l’écriture dans le champ de la parole et assignent la parole à l’acte d’écrire avec l’évident plaisir d’accomplir là une transgression. »

 

La Caution9 Groupe de Seine-st-Denis., Peines de Maures, Kerosen Music, 2005

 

« Thé à la menthe » (extraits)

 

Jeune, j'ai souvenir d'une « Mme Nicole »
Instit' qui pensait qu'un Bougnoule n'était pas fait pour l'école !

[…] D'après nos voisins, de gros racistes, je le précise,
Nous étions mal élevés et leurs bergers allemands mieux dressés !

[…] Première époque : bidonville, ambiance clandestine dans un bar à Barbès :
Thé à la menthe, couscous et tajines à la carte.

[…] Cette France me désintègre : on classe l'Arabe comme un barbare bancal !
Nique la culture du barbecue, du steak et des fast-foods !
Au bled, c'est la djellaba et les sandales, d'Oujda à Casablanca,

[…] On a eu la chance de ne jamais se prendre au sérieux…
Côtoyer le vice sans jamais faire le saut périlleux.
Modelant notre vie loin du saut de l'ange…
A l'école, nous, vautours, contre l'albatros de Baudelaire !
On s'est retrouvés dans le rap contre toute réelle attente…
La recette : sampler, stylo et thé à la menthe !

 

Depuis le milieu des années 90, le rap français a montré sa diversité dans ses styles et les origines géographiques des rappeurs français. Celle-ci a mis en évidence l’importation progressive de mots et d’expressions issus du créole ou du marocain, ainsi que de sonorités orientales ou africaines (Jouvenet, 2006 : 38-39). Pour les sons et les paroles, parmi bien d’autres, on peut citer Rocca, dont la famille est originaire de Colombie, ou Mokobé, dont la famille est originaire du Mali…

 

Engagement au territoire, à la « communauté », au pays

 

Dénonciation des inégalités

 

Poissarino10 Interview Le Havre, 2008. définit son rap comme du journalisme et des messages : « On représente la rue, je rappe pour les miens, pour ceux qui veulent s’en sortir, ceux qui sont en prison, ceux qui subissent quarante-cinq jours de mitard pour rien, pour ceux qui galèrent, ceux qui vont se faire expulser, ceux qui ne veulent pas foirer leur vie, que ce soit des Français, des Arabes, des Noirs, des Indiens. »

 

Sals’a11 Interview Le Havre, 2008. raconte son appartenance au hip-hop havrais depuis le début des années 90. Il gravitait alors dans le collectif CousCousKlan. Il devient rappeur, attiré par l’amour de la langue française. « J’essayais de faire comme CousCousKlan. On était motivés et passionnés, c’était l’époque de Malcolm X. Il y avait tout ce côté de revendication noire, la Zulu Nation […] La base du rap, c’est pour avertir. Nous, on a choisi ce créneau. On pense que la musique, c’est pour avertir au-delà des frontières. Et par ce biais, on peut faire passer plein de messages. » Ce point de vue défendu par le collectif La Boussole imprègne la majorité du rap havrais.

 

Au fur et à mesure de son avancée, le groupe a pris une voie plus engagée, « parce que le contexte y incitait. Je me suis rendu compte que finalement par rapport à ma vie, mon vécu, je voulais être plus engagé, parler de certaines réalités […] Moi, mon créneau, c’est la vie du quartier. La politique, les peuples du monde, c’est le créneau à Médine12 Interview Le Havre, 2008. Médine, membre du collectif, collabore avec un grand nombre de rappeurs nationaux.. Il a beaucoup développé tout cela avec Bouchées Doubles13 Interview Le Havre, 2008. qui a sorti un album, Apartheid, qui parle aussi des problèmes mondiaux. Nous, on était sur l’oppression des Noirs, du peuple noir et beaucoup sur les questions de quartier, du ghetto. À l’échelle ghetto, on parle des problèmes parce que ça fait partie d’un tout. Le problème qu’on a aujourd’hui est qu’en bas de notre tour, chaque problème fait partie d’un tout. C’est super engagé, c’est souvent provocateur. »

 

Il est certain que les questions liées aux quartiers de logements sociaux, à l’immigration, à l’ensemble des problèmes sociaux et politiques qui leur sont inhérents préoccupent les rappeurs et fondent les motifs de leurs textes. Comme de nombreux jeunes en France issus de ces quartiers, le sentiment d’injustice est puissant ; les médias ne sont pas épargnés car tenus responsables des représentations négatives à leur égard.

 

Liragandi14 Interview St-Quentin-en-Yvelines, 2009., King de SQY, Seum Production, 2008

 

« Street Life » (extraits)

 

Pour qu’un jour nos têtes changent enfin de décor […] Viens donc visiter ma street, c’est pas la mort […] C’est pas rose tous les jours
Si tu veux, on échange
[…] Les médias diabolisent nos cités
Exposent les côtés
bad
En font des clichés :
Les voitures qui crament
On est antisémites et on crache sur l’oncle Sam
L’argent de poche hebdomadaire en arrangeant les vieilles dames
Les à priori de merde
L’enfer c’est juste pour nous
Et on doit juste se taire
Qualifiés de France d’en-bas
[…] Ce qu’ils ne savent pas
C’est qu’on progresse sans bruit
C’est que leurs idées toutes faites ne nous feront pas sombrer
Nous, on se sent de plus en plus forts

 

En parlant non de la réalité mais dans la réalité (Béthune, 2001 : 47), en parlant au nom du groupe et se faisant ainsi les porteurs d’une ambiance de quartier et de ses problèmes, les rappeurs se construisent en acteur collectif : « Une autre façon encore de défaire, sans l’annuler complètement, le lien entre création et créateur consiste à construire un auteur collectif : ce n’est plus alors à la personne d’un artiste que l’œuvre d’art est rattachée, mais à un groupe. Ce qui est transgressé là, c’est l’impératif d’individualité, constitutif de la définition de la personne. » (Heinich, 1999 : 5) Au-delà du rap, ce sont toutes les disciplines du hip-hop qui contribuent à déconstruire la notion de génie individuel du créateur, portant ce style de vie vers une dimension populaire affirmée.

 

La production culturelle qui en émerge se double des éléments d’une nouvelle conception de l’ethnicité qui se fonde sur « […] une nouvelle politique culturelle qui investit les différences plutôt que de les supprimer […] Ce que je considère comme les prémisses d’une conception positive de l’ethnicité des marges et de la périphérie. » (Hall, 2007 : 210)

 

L’appartenance au territoire, celui d’ici et celui d’ailleurs, devient une constante dans les textes ici présentés [que l’on pourrait cependant retrouver dans bien d’autres œuvres]. En se diffusant depuis les ghettos des villes nord-américaines jusque dans ceux du monde entier, le rap a bâti son propos autour des difficultés de la vie quotidienne, tout en se différenciant selon les lieux d’ancrage de sa diffusion et de leurs situations propres. Cette appartenance au local a nourri leur créativité et fait que leur critique sociale et politique soit explicitement située (Jouvenet, 2006 : 104). Hennion (2007 : 82) nous rappelle fort à propos ici que des auteurs comme Jean Duvignaud ou Roger Bastide ont su poser le problème de la sociologie de l’art en intégrant l’étude des milieux de production, des cadres de réception, des publics. Les camps palestiniens au Liban offrent un contexte particulier sur lequel s’édifie le rap, comme l’exprime Nicolas Puig (2007 : 160).

 

Engagement envers le « pays d’origine15 En général, celui des parents, des grands-parents…
Pour avoir fait de nombreuses recherches dans les « banlieues et grands ensembles » et réalisé de nombreux interviews auprès de populations de tous âges, et ces dernières années auprès des hip-hopeurs, la question des origines des parents et grands-parents est toujours évoquée par eux, car profondément ressentie, soit dans un rapport de domination sociale et culturelle, soit dans l'affirmation d'une revendication de ces origines. Les deux se mêlant. Bien sûr leurs points de vue sont multiples en regard du statut de fils d’immigré, tout comme les trajectoires personnelles et familiales. Par un renversement de la situation où ils sont souvent renvoyés et qu'ils contestent, ils en composent une revendication identitaire, une valorisation de leurs racines. Cela devient un motif de leurs créations (et pas seulement dans le hip hop).
Ceux dont il est question ici sont nés en France ou venus jeunes, si bien que leurs sentiments à l’égard du pays sont distendus. Parmi les textes que j'ai choisis, certains parlent du pays d’où viennent leurs parents. Leurs sentiments mêlent respect et amour des parents et du pays. La question du « pays d'origine », celui de leurs parents, tissent de multiples références et sources d'inspiration dans les propos d’une grande majorité de ces artistes (c'est le sujet de article publié dans la revue Ethnologie Française, 2013/1).
 »

 

La référence au « pays d’origine » a nourri fréquemment l’inspiration des rappeurs, tel un leitmotiv : « Les artistes du mouvement hip-hop donnent de multiples formes à l’évocation de leurs racines. Certains choisissent un nom de scène en référence directe à leur origine comme Algerino, Tunisiano, artistes marseillais ou Sotrop (« portos » en verlan) et dj Lusitano, artistes de la région parisienne ; mettant en exergue les problèmes de l’Algérie et de ceux de la France. » (Calogirou, 2013 : 103)

 

Rim’K16 Rim’K est membre du groupe 113 de Vitry. La famille de Rim’K est d’origine algérienne, celle de Mokobé d’origine malienne et celle d'AK d’origine antillaise., L'enfant du pays, Sony, 2004

 

« Tonton du bled »

 

504 Break chargé, allez montez les neveux
[…] Direction l'port, deux jours le pied sur l'plancher
Jusqu'à Marseille avec la voiture un peu penchée

[…] J'fais un p'tit détour par Oran
Vu qu'à Paris j'ai dévalisé tout Tati
J'vais rassasier tout le village même les plus petits
Du tissu et des bijoux pour les jeunes mariés
Et des jouets en pagaille pour les nouveaux-nés.
J'voulais rester à la cité, mon père m'a dit : « Lé Lé La »
Dans c'cas-là j'ramène tous mes amis, « Lé Lé La »

[…] Avec 2, 3 blédards on tape la discussion
[…] Ils m'parlent trop vite et en argot d'blédard
[…] J'ai passé un bon mois dans c'qu'on appelle le tiers-monde
Et si j'avais assez d'oseille j'ramènerais tout l'monde
Mais j'peux pas fermer les yeux sur c'qui s'passe vraiment
J'dédie ce morceau aux disparus, aux enfants et aux mamans

 

Spé-6-Fik17 Interview St-Quentin-en-Yvelines, 2009., Mixtape Spéciale Portugal 2 : Plus près de la frontière, MBS Prod, 1997

 

« C’est le mois d’août » (extraits)

 

De porte à porte, y a un long trajet à parcourir
Pour revoir le pays qu’on aime à en mourir
Y a des tracteurs, y a des vaches
Bienvenue dans mon village
Mois d’août je t’apprécie
De ma naissance à aujourd’hui
Tu m’as toujours marqué à vie
[…]
Demandez au Père Noël que ce mois soit éternel
C’est le mois d’août, appelle tous tes potes
C’est le mois d’août, y a Mic-L et Sotrop
C’est le mois d’août, on est tous les soirs en boite […]
C’est le mois d’août, on est de retour au village

 

Spé-6-Fik est un groupe composé de deux frères, Sotrop (portos en verlan) et Mic-L, « C’est rapport aux origines. On a baigné dans la culture portugaise. »

 

C’est l’écriture qui a déclenché le goût du rap chez Sotrop : « J’écoute du rap depuis tout petit. C’est la façon d’écrire, j’ai commencé j’avais 12 ans et je me suis accroché, mon frère aussi et voilà. On a sorti des mixtapes et on a rappé sur des reprises. On prépare une deuxième mixtape. C’est une mixtape 100% featuring, donc dans l’esprit hip-hop, lié au partage, à l’échange. Nos connexions sont bien au delà de Saint-Quentin. On vient de finir un featuring avec des rappeurs portugais, par internet. On enregistre ici, dans notre home studio. Au début, on enregistrait chez dj Bly18 Dj st-quentinois, interview 2009.. On travaillait chez lui. Il nous enseigné ce qu’il connaissait et après on s’est perfectionné. On fait des concerts au Portugal. On est sponsorisé au Portugal par une marque de vêtements. On envisage une tournée avec eux. »

 

Rim’K, L’enfant du pays, Sony, 2004

 

« Dans la tête d'un jeune Beur » (extraits)

 

La première vague d'immigrés a servi à reconstruire la France
Pour des modiques sommes dans les travaux publics
Pas fainéant quand le réveil sonne, le regard de nos anciens en disent long
Respect aux pères qui construisent nos maisons au Bled en dix ans s'il le faut
Depuis la guerre, méprisés, indésirables à la télé y'a des rebeu sur le câble
Branchés, câblés sur Al-Jazira et les chaînes du Bled
Comme au bled là-bas, ils s'imaginent qu'ici c'est le Club Med
S'ils savaient que c'est plus galère que la file d'attente du Consulat
Quand tu postules à un emploi mais qui veut croire en toi ?

Ramdoulah, on a la foi, c'qui nous aide à tenir
Ca m'rappelle une phrase que j'ai vu sur un mur du Bled
Mais où est notre avenir ?

 

De l’engagement politique à l’engagement planétaire

 

Guevarah19 Interview St-Quentin-en-Yvelines, 2009. Orthographe souhaitée par lui. est engagé depuis plus de vingt ans dans le hip-hop. Engagé, il l’est aussi par ses idées. Son nom d’artiste, comme celui des autres membres du groupe, ne laisse rien au hasard. « Dans notre groupe, Cercle Vicieux, on est quatre potes, Bazooka nous a unifiés. On se connaît depuis tout petit, Massira, Arafat, Castro. On a tous des noms de révolutionnaire et de rebelle. Pour moi, Guevarah, c’est ça. J’aime son parcours, c’est un vrai révolutionnaire. Il a fait des choses pour son peuple, pas pour le profit personnel. Dans le hip-hop, c’est pareil. Tu avances et tu fais avancer ceux qui sont avec toi. C’est Arafat qui m’a initié. Les valeurs du hip-hop, c’est la famille, les gens qui t’entourent, c’est le combat que je mène par rapport aux médias, ne pas trahir pour plaire et se vendre. C’est ce que j’essaie de faire passer aux jeunes. Je vis hip-hop, c’est ce qui m’a forgé ; ça m’a fait grandir et donné confiance en moi. Ce quartier est connu pour aimer le rap. Les petits rappent, ça me plait. »

 

Chronique de Mars20 Chroniques de Mars est un album collectif de la scène marseillaise. Le texte présenté ici est une chanson de Funky Family (FF), interview Marseille, 2004., KifKif prod, 1998

 

« On dit ce qu'on pense » (extraits)

 

Costard cravate derrière ton bureau, escroc
C'est pas toi qui vis dans le ghetto
La misère est devenue notre quotidien
Pour survivre le citoyen est devenu malsain
[…]
Dans la vie tout doit se mériter, j'ai hérité de la férocité
Du droit de défendre mon identité avec sincérité
Rap ragga même combat. Association marseillaise pour que ça marche
À l'aise dans ce combat, FF 2 mars bannit les Dabas
C'est une bombe à retardement
Pense bien que c'est le moment de dire ce qu'on pense

[…] Partagée par beaucoup d'enragés (en vain)
Traités de sauvages et de voyous, trop de talents gâchés
Insultes de la police, les patrons veulent serrer les vis
Ne jamais lâcher la bride, qu'ils s'attendent à des nuits torrides

[…] Les droits de l'homme n'existeront jamais

 

Le groupe IAM a commencé les concerts avec Massilia Sound System. Shuryk’n raconte leur proximité : « Déjà à l’époque, on avait cette vision de l’écriture, ne pas écrire n’importe quoi, textes très virulents à l’époque, des textes engagés. Nos premiers textes étaient contre les agissements opaques de la machine de l’Etat. J’ai l’impression de parler d’aujourd’hui ! On avait les yeux ouverts sur les choses qui nous entourent… Massilia Sound System était le seul groupe de reggae, la connexion s’est faite avec eux en raison de notre proximité dans la région mais surtout de nos textes. » Ce que Tatou21 Interview La Ciotat, 2006 de Massilia Sound System a également conté lors de notre rencontre.

 

Daskik22 Daskik, interviewé en 2003. Les familles du groupe d’Annecy sont originaires de Skikda, une ville d’Algérie, d’où vient le nom du groupe (verlan du nom de la ville). Une partie des membres de Daskik y est née., Empreinte du temps, Spaïk Production, 2005

 

« L’étranger » (extraits)

 

Passe en revue tous les clichés sur l’étranger, l’immigré
Et la montée des idées extrêmes xénophobes et racistes
Fils d’immigrés le problème est loin d’être résolu
Né en France et intégré, il tente sa chance
C’est connu, son faciès f’ra qu’il ne s’ra jamais reconnu

 

JoeyStarr23 Co-fondateur du groupe NTM, JoeyStarr fait partie des pionniers du hip-hop français. Interview Paris, 2007., Gare au Jaguar, Sony, 2006

 

« Avec ma gueule de métèque » (extraits)

 

Expulsions sans explications, c'est hot hot
Sarko se prendre la tête à quoi bon ? C'est hot hot
Foutre les sans-papiers dehors, c'est hot hot
Puis foutre le feu au décor, c'est hot hot
Journalistes à bâbord, c'est hot hot
Présidentielles à tribord, c'est hot hot
Et les sans-abri dehors, c'est hot hot
Tout ça, ça sent la mort, c'est hot hot

 

Spe-6-Fik, Mixtape Spéciale Portugal 2 : Plus près de la frontière, MBS Prod, 1997

 

« Voici l’histoire : destin tragique d’un immigré » (extraits)

 

Je déambule dans les endroits qui me rappellent mon pays
Je m’installe au bar, j’écoute un peu de musique
Les années passent et sont toujours les mêmes
Ici j’ai rien, j’envoie des lettres à ma famille
[…]
Voici l’histoire au début que tu connais
Voici l’histoire d’un mec que tu as rencontré
Voici l’histoire qui ne finit jamais
Voici l’histoire qui finit en drame
Voici l’histoire de ton frère, ton oncle, ton cousin
Voici l’histoire de ton père ou du mien
[…]
La vie est un ring et je crois que j’ai perdu le combat
Je rentre chez moi et je titube, personne pour m’épauler
J’en ai ras le bol, aucune famille ne m’attend le soir
Je suis au bord du désespoir
Fini de me plaindre, je vois bien que je vous dérange
Je m’en vais dire bonjour aux anges

 

Le contexte d’immigration qui définit le vécu des artistes et de leur famille assigne à ceux-ci un statut spécifique en lien avec la condition immigrée avec pour conséquence des textes de dénonciation des inégalités et des injustices ressenties, comme à St-Quentin, au Havre ou ailleurs. Au Havre, au début des années 80, le collectif CousCousKlan a creusé le sillon du hip-hop : « On pense que la musique, c’est pour avertir au-delà des frontières. Et par ce biais, on peut faire passer plein de messages », dit l’un de ses anciens membres. Ce point de vue défendu par le Collectif La Boussole imprègne la majorité du rap havrais.

 

Le Monde Magazine a effectué un reportage sur la « Jeunesse rebelle en Birmanie24 Article d’Antoine Clapik, envoyé spécial à Rangoun, Le Monde Magazine du 16 avril 2011. Myanmar est le nom officiel du pays. ». Il y était relaté l’importance prise par le hip-hop selon un organisateur d’évènements, « parce que c’est une façon pour la jeunesse de se défouler dans un système cadenassé ». Un rappeur racontait : « Le hip-hop, c’est l’expression de ma liberté. Ici on est muselé, alors en chantant du rap, on se sent libre. » La Birmanie n’est pas le seul pays sous oppression où les rappeurs diffusent leurs messages de révolte. Récemment, les « printemps arabes » ont mis en évidence la puissance subversive des rappeurs ; sur internet, ils faisaient savoir leur engagement dans la révolte ainsi que la répression dont ils étaient l’objet, au Maroc, en Egypte, en Syrie… Sur TV5, un article mis en ligne25 Article de Thameen Kheetan, mis en ligne le 18.02.2013. intitulé « Monde arabe : les chagrins des peuples en rap » rapportait cet impact : « Derrière les démonstrations spectaculaires dans les grandes avenues des villes arabes se manifeste un courant de jeunes rappeurs. Colères et chagrins de la société deviennent aujourd’hui des paroles rythmées. Elles se mélangent avec des mélodies traditionnelles et de la poésie arabe. Les soulèvements de 2011 ont donné de l’énergie à ce genre de rap engagé et furieux. C’est aussi le printemps du rap ! » On pourrait multiplier les exemples, là et ailleurs, dont le web se fait l’écho, permettant une diffusion mondiale et une mise en réseau.

 

C’est aussi une prise de position internationale qu’on peut lire dans ce texte de Daskik. L’exemple ci-dessous n’est nullement isolé ; on peut retrouver des textes proches chez nombre de rappeurs dès les débuts du hip-hop. Un grand nombre d’entre eux concrétise cet engagement en se rendant dans des pays de tensions pour collaborer avec des artistes locaux.

 

Daskik, Empreinte du temps, Spaïck Production, 2005

 

« Loin de chez nous » (extraits)

 

Pour tous les gens blessés dans leur chair
On s’applique dans l’écriture, dans l’écriture
Représente toutes les victimes de la misère
Loin des yeux, loin du cœur
Des mères en pleurs, des enfants meurent
Peu à peu on construit un monde qui écoeure
On veut plus voir courir des mômes dans un champ de mines
On peut plus les regarder mourir comme si c’était un film
On veut plus de ce beau monde. On veut plus de ces guerres
Le paradis c’est dans un autre monde, ici c’est l’enfer
[…]
La misère pour les grandes firmes, grosses pompes à fric
Toutes ces guerres pour eux ça tombe à pic
[…]
Ils s’enrichissent sur la pauvreté, les grands conflits […]
Non, j’veux pas voir ce qui ravage tout l’globe
Effusions de sang qui font bagage pour l’exode
Non, j’veux pas voir la misère des guerres qui éclatent

 

Keny Arkana, L’esquisse, Los Doce libres, 2005

 

« Venez voir » (extraits)

 

Ne me dîtes pas que ce monde est droit, mesdames et messieurs
Venez voir là où la réalité veut nous crever les yeux
J'ai vu trop jeune ces fragments néfastes, grâce à Dieu

[…] J'ai vu le cadavre des droits de l'homme assassiné par des blabla
J'ai vu des anciens, faire travailler des petits ou mettre des petites enceintes

[…] J'ai vu qu'entre 4 murs, l'envie de meurtre peut devenir humain
[…] J'ai vu des gars obscurs manipulant en prêchant
J'ai vu des petits sniffer de la colle dans les bidonvilles argentins
J'ai vu le Tiers Monde crier : « Vengeance ! »
J'ai vu ce clochard se faire goomer par des p'tits cons
J'ai vu la folie de la vengeance quand y a vraiment plus rien qui compte !
J'ai vu des frangins s'entretuer, aveuglés par l'orgueil
J'ai vu que ce monde n'est fait que d'opportunistes qui ne pensent qu'à leurs gueules !
J'ai vu des pédophiles ne prendre que trois mois
Ou cette soeur en pleurs me disant s'être fait violer par un ex-frère à moi…
J'ai vu à cause du shit certains s'égarer
J'ai vu ces zgegs partir en guerre pour la fierté de leur patrie
J'ai vu la cruauté se faire vouvoyer…
Ou des p'tits en hôpital psychiatrique juste parce qu'ils n'avaient plus de foyer !
J'ai vu la démocratie devenir une « élite-cratie »

 

De la chambre à la scène. De l’association de soutien à l’entreprise

 

Depuis leur début dans l’écriture jusqu’à leur engagement envers les plus jeunes, des groupes de rap ont voulu contribuer à développer le hip-hop et ses valeurs, fondant des labels et des entreprises, après avoir été soutenus et encouragés par des associations de leur quartier. Se prendre en mains, ne pas laisser les autres agir pour soi, tels sont les principes qui sous-tendent cette agrégation de stratégies individuelles et micro collectives entre différents groupes26 Le magazine l’Affiche publiait en 1996 une liste des labels créés par des groupes : Delabel par Assassin, Musidisc par Ministère Amer, Beat de Boule par Les Sages Poètes, Arsenal Records par La Cliqua, LabelHostile2000 par Arsenik, BOSS Production par JoeyStarr, Sad Hill par Khéops, KifKif par Imhotep, Double H par Cut Killer… Sans oublier Dee Nasty (interview, Paris, 2001) qui a auto-produit en 1984 Paname City Rappin' sous son label Funkzilla Records. Paysage en perpétuel mouvement, des labels naissent, d’autres meurent…Quant à Massilia Sound System, leur label Rockers Promocion a été créé en 1990 pour éditer entre autres la première K7 d’IAM Concept : « Créer un reggae d’expression marseillaise, indépendant et s’opposant au centralisme musical dominant. ». L’auto organisation et la création de structures permettent aux acteurs du mouvement de maîtriser la chaîne de l’expression hip-hop : création, production, diffusion. Le but des labels, outre l’indépendance conférée, représente également un positionnement contre la main mise de l'industrie du disque sur le rap, car les majors sont éloignés des valeurs de la culture hip-hop27 Interview Madj de Assassin Production, Romainville (Seine-St-Denis), 2001.. Malgré cela, les groupes et petits labels sous licence avec des maisons de disques ne sont pas rares. Le street marketing constitue « une dimension subversive valorisante, dans le cadre d’une esthétique du bricolage et du braconnage » (Jouvenet, 2006 : 153), en diffusant soi-même les mix tapes (k7, cd, vinyles…) et flyers dans différents types de lieux (bars, discothèques, radios, magazines, concerts) et dans la rue (Simon, 2000 : 25).

 

Ces possibilités d’indépendance ont été offertes par les technologies nouvelles (home-studio), certes, mais aussi très forte est l’attirance des artistes de créer des lieux de sociabilité où l’on se retrouve, où l’on peut passer à l’improviste.

 

C’est sur le modèle et en référence explicite aux Marseillais de La Cosca28 La Cosca, société d’édition fondée en 1995 par le groupe marseillais IAM pour la sortie de l’album Métèque et Mat est une plateforme d’aide aux jeunes artistes. Un studio d’enregistrement et un pool de producteurs de sons complètent l’ensemble. La maison de production et de distribution localisée à Marseille, Kif Kif Production, a pour objectif la promotion du hip-hop et le renouvellement des « forces vives » (magazine Groove n°31 consacré à Marseille). que sont nés le collectif La Boussole et le label DinRecords29 Leur DVD Le prix de l’indépendance raconte le parcours du collectif et de l’entreprise, 2004., entreprise symbole du Havre. Les membres du collectif se définissent comme « journalistes reporters ». Le directeur et fondateur de Trait d’Union les a aidés dans leurs démarches pour créer l’entreprise. Il les a également encouragés à créer une seconde association pour des ateliers écriture. Le label DinRecords est distribué par Satellite, entreprise créée par Médine et un rappeur de Marseille, Soprano, du groupe Psy4DeLaRime.

 

L’ensemble du collectif n’est nullement exclusif sur Le Havre, puisque par exemple, le groupe Le Konflit possède deux labels, FerraraRecords (leur label) et PrismeMusik, « le label des frangins ».

 

Le label DinRecords est considéré par tous comme une aubaine et un fort soutien : « C’est bien parce qu’au Havre il y a DinRecords. Grâce à eux, on a tout ce qu’il faut : un studio qu’on peut louer, la boite de distribution de DinRecords ; comme ça, on évite d’aller sur Paris. Mais c’est vrai que pour les jeunes, c’est difficile. Nous, on a fait notre CD en 2003 et on est partis le distribuer partout, tous seuls avec les CD dans la voiture, maintenant tu ne peux plus faire comme ça. Il faut aujourd’hui une boite de distribution et il y en a une sur Le Havre maintenant […] Dès le début, on a eu la chance de comprendre qu’il fallait être super organisés, avant même d’être matures artistiquement. Ça nous a donné un avantage et une force par rapport à d’autres collectifs. Et venir de Province qui était un handicap est devenu un avantage. Ça veut dire que quand on n’a rien, on apprend à faire des choses. Ici au Havre, il y a moins de structures qu’à Paris. Ici les MJC remplacent les maisons de disques. Mais ce n’est pas une MJC qui va me faire signer et faire en sorte que je devienne une star. Donc on a bidouillé nous-mêmes, que ce soit au niveau business ou artistiquement. Se faire connaître en Province, ce n’est pas comme à Paris. Ici, il faut faire plein plein de concerts, tandis qu’à Paris, tu fais un titre qui explose et boum ! Il faut faire un gros travail en province, après arriver à Paris en étant connu et ensuite les gens commencent à s’intéresser à toi. » Cet extrait d’interview traduit les convictions des membres du Konflit et de Bois2BléStyle…

 

Quelle autre ville était, telle une évidence, la plus à même d’une alliance avec Le Havre que Marseille ? Avec une démarche totalement similaire, agissent des structures comme L’Affranchi30 En 1990, l’association devient café musique. Local de répétition et studio d’enregistrement accueille des artistes en résidence. L’association est conventionnée avec la ville de Marseille sur le principe de délégation de service public et avec l’État. Le projet de soutenir le hip-hop est clairement annoncé en 1993 : diffusion, accueil, structuration des groupes, résidence d’artiste. Nombre de groupes connus y ont fait leurs débuts : Funky Family, Psy4delaRime, 3° Œil, Carré Rouge, Karkan et autres groupes marseillais… Interview Marseille, 2005. dans le 15e arrondissement de Marseille (la plus ancienne) et Sound Musical School31 En 1991, Sound Musical Sound est fondé par le collectif B.Vice, dans l’objectif de faire cohabiter le volet social et le volet artistique. « Faire un centre culturel à usage de la rue. » Le studio de production et d’enregistrement sera inauguré en 1998. Pour le gérer et afin d’aider les groupes qui les utilisent, les membres de B.Vice se sont formés à la technologie informatique par eux-mêmes. Dans l’interview réalisée en 2006, ils expriment combien IAM fut déterminant dans leur parcours. Interview Marseille, 2006. dans le quartier de La Savine.

 

Ces associations sont devenues des lieux phares et structurants du mouvement hip-hop. Située dans le centre commercial Mont Gaillard, quartier nord du Havre, Trait d’Union est de celles-là. Dans les années 90, son existence est liée à celle de l’hypermarché Auchan : « Par la magie des rencontres entre des gens comme nous, un procureur de la République, un chef de magasin, un commissaire de police, qui avaient compris que le tout répressif ne servait à rien, on a fait un beau mélange. On peut faire des miracles, la preuve. Du coup, l’association a connu un essor, car c’est en grande partie à cause de l’association que le magasin n’a pas fermé », raconte son directeur.

 

A cette époque, le rap était en pleine ascension, les jeunes, improvisés animateurs, organisaient des ateliers rap et graffiti… Les adultes étaient présents, d’autres activités sont vite arrivées : le foot, la cuisine, la couture, l’aide aux devoirs, le goûter… Très vite l’association est devenue un lieu d’accueil et de soutien aux jeunes rappeurs de plus en plus présents. Aujourd’hui, elle demeure un espace indispensable dans la vie du quartier.

 

En conclusion

 

La recherche présentée ici a révélé la dynamique et la vivacité de la scène hip-hop ; nettement marquée pour ce qui concerne le rap. Dans de nombreuses villes en région, il s’agit d’une histoire entamée par quelques pionniers de la danse comme ailleurs en France en 1984, année paroxystique du hip-hop avec l’émission de Sidney sur TF1. Partout en France les images et les sons ne laissèrent pas les jeunes indifférents, loin de là. Ceux-ci, la plupart du temps issus de l’immigration, voyaient des similitudes dans leur situation avec celles des populations noires nord américaines des ghettos. Ils ont été séduits par les manières artistiques et ludiques de formuler leurs revendications. Les créations artistiques qui en naîtront prendront des formes différentes selon les disciplines dansées, chantées, dessinées, mais imprimeront fortement les formes d’art existantes ainsi que d’autres domaines de la société comme la publicité ou la mode.

 

Le Havre a connu, comme Saint-Quentin-en-Yvelines, comme ailleurs en France, un développement puissant au milieu des années 90 qui s’installa durablement et se structura ; et qui s’est traduit par une explosion de groupes plus ou moins visibles…

 

Marseille, devenue symbole de la résistance à la capitale, fut construite en parangon de savoir-faire. Ici comme ailleurs, des associations ont porté des projets, servi de support à nombre de groupes dans leurs cheminements, aidé à la création de labels et d’entreprises. Elles ont ainsi contribué à révéler des talents ; en retour ceux-ci ont redonné aux plus jeunes ce qu’ils avaient reçus. Tous les hip-hopeurs rencontrés soulignent le rôle essentiel joué par certains lieux dans leur évolution.

 

S’il fallait caractériser ce rap côtoyé au cours de la recherche, le trait commun serait celui d’être un rap conscient. Les deux thèmes communs aux rappeurs étant leur quartier/les quartiers et les questions mondiales principalement liées aux conflits en Afrique et au Moyen-Orient, lesquels se rejoignent sur injustice/sentiment d’injustice.

 

Enfin, je terminerai par un trait commun à tous les rappeurs, généralement peu souligné, que j’ai pu entendre de façon récurrente au cours de mes investigations en France, c’est le goût de l’écriture qui rassemble tous les rappeurs et le soin qu’ils apportent aux mots. Cette appétence pour la langue française était déjà remarquée au cours de leur scolarité.

 

Les hip-hopeurs du début n’imaginaient pas leur contribution à la vague de fond qu’ils créaient à l’époque et qui a fait que l’art et la création n’ont plus été pareils que ce soit au niveau du son, de l’instrument, du langage, du corps, du graphisme… Ils n’imaginaient pas non plus que des générations de jeunes les suivraient, renforçant, recréant sans cesse ce mouvement culturel et artistique, souvent pour le meilleur, aussi parfois pour du moins bon. Néanmoins, la passion autour de la création, de la mise en valeur de l’imagination, de la recherche d’invention est restée un constante du hip-hop, du plus modeste au plus prestigieux des artistes et hommes du commun, manifestant une culture populaire originale et une philosophie de générosité et de partage.

 

Bibliographie

 

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Béthune Christian, 1999, Le rap, Paris, Autrement.

 

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Calogirou Claire, « Le motif des racines dans le hip-hop », Ethnologie Française, Vol. 43, 2013/1, p. 97-108.

 

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Discographie

 

Dvd Le prix de l’indépendance, 2004, Din records.

 

113, 113 degrés, 2005, Sony.

 

Cercle Vicieux, Le travail paie un jour, Batch management, 2001 ; Plus motivés que jamais, 2003, Batch management.

 

Chroniques de Mars, 1998, KifKif Prod.

 

Daskik, Empreinte du temps, 2005, Spaïck Production.

 

JoeyStarr, Gare au Jaguar, 2006, Sony.

 

Keny Arkana, L’esquisse, 2005, Los Doce libres.

 

La Caution, Peines de Maures, 2005, Kerosen Music.

 

Le Konflit, N°1 de la draft, 2005, Din records.

 

Liragandi, King de SQY, 2008, Seum Production.

 

Mokobé, Mon Afrique, 2007, Sony.

 

Rim’K, Enfant du pays, 2004, Epic.

 

Rocca, Elevacion, 2001, Parcero Production.

 

Assassin, Touche d’espoir, 2000, Assassin Productions/Delabel.

 

Spé-6-Fik, Mixtape Spéciale Portugal 2 : Plus près de la frontière, 2007, MBS Prod.